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UN TEXTE PRESQUE INCONNU D’ALPHONSE ALLAIS « POUR FAIRE PLAISIR À MIRBEAU » Dans « Le Concombre fugitif », paru en 1894 en deux livraisons dans Le Journal de Ferdinand Xau, l’histoire d’Hortus – « une espèce d'original, très amusant, et dont la coquetterie est de posséder des fleurs que personne ne possède » –, imaginée par Octave Mirbeau, est loin d’être une simple galéjade sans lendemain. Elle ne manque pas d’avoir des prolongements à court, moyen et long terme, de nature écologique, floricole, humoristique, artistique et littéraire. Rappelons tout d’abord que ce joyeux conte est le prétexte pour Mirbeau de publier, en frontispice, sa conception du jardin naturel et planétaire. On ne soulignera jamais assez le caractère avant-gardiste de cette déclaration écologique, en réaction à toutes les formes de destruction de l’environnement qui sacrifient à « la manie grandissante des “embellissements”1 » Le temps viendra où une synthèse de la conception mirbellienne du paysage, inscrite dans l’histoire de la conception des jardins en Europe et en Chine, pourra être réalisée ! Sur le plan littéraire et dramatique, nous savons désormais le rôle du « Concombre fugitif » et de l’humour chez Mirbeau comme style et forme de transition vers l’imaginaire décadent. L’humour mirbellien n’est pas gratuit. Cela n’empêche que le Concombre fugitif a fait et continue à faire de nombreux émules. Depuis deux à trois ans, en effet, de plus en plus de saynètes, de comédies sont créées en France à partir des contes jardiniers de Mirbeau. Rien de surprenant quand on sait que, dans les années 1890, Alphonse Allais, qui écrivait lui aussi dans Le Journal, n’a pu s’empêcher de donner la réplique à son ami Octave Mirbeau… En effet, quinze jours après la parution du début du « Concombre fugitif », Allais donnait une réplique magnifique, mais sûrement inattendue à Octave, en train de rédiger au Clos Saint-Blaise, son « Mémoire pour un avocat » ! C’est ainsi que, du 16 septembre 1894 au 5 février 18952, le concombre fugitif va donner lieu à une suite humoristique de sept articles, dont 5 sous l’alerte plume d’Alphonse Allais. Quatre d’entre eux seront repris dans des ouvrages d’Allais. Et y a bien longtemps que nous souhaitions prendre connaissance de l’intégralité de l’article « Pour faire plaisir à Mirbeau », qui n’avait jamais fait l’objet d’une autre publication que cette du Journal. C’est grâce à M. Tristan Jordan, sociétaire de la SOM, que nous pouvons avoir le plaisir de lire ce récit de voyage à travers la campagne normande. Il lui a fallu retrouver l’archive microfilmée à la BNF de Tolbiac et arriver à reconstituer un texte que seule l’acuité visuelle d’une fée aurait pu deviner ! Avant de vous faire partager ce texte plein de fraîcheur, marqué par la familiarité entre nos deux artistes, nous voudrions vous annoncer que, dans le prochain numéro des Cahiers Octave Mirbeau, nous vous proposerons un autre prolongement du Concombre fugitif – celui- ci sera floricole ! – donné par Émile Gallé, admirateur de Mirbeau, qui est non seulement un des grands représentants de l’Art Nouveau, mais se révèle, aussi un talentueux écrivain, à ses heures. En guise de remerciement à M. Tristan Jordan, je ne peux m’empêcher de citer cette notation de Jules Renard dans son Journal à propos de l’inventeur d’un brevet sur du café 1 Octave Mirbeau, « Embellissements », Le Figaro, 28 avril 1889 (cité par Pierre Michel, « Mirbeau écologiste », Cahiers Octave Mirbeau, n° 19, 2012, pp. 218-245). 2 Jacques Chaplain, « Octave Mirbeau, côté jardin (suite) – Aux jardins de l’imaginaire mirbellien », Cahiers Octave Mirbeau, n° 19, 2012, pp. 113-144. lyophilisé : « On s'amuse à dire que c'est un grand chimiste. Mais non ! C'était un grand écrivain qui créait à chaque instant. » Enfin, voilà l’attendu « Pour faire plaisir à Mirbeau », paru dans la rubrique « La vie drôle » du Journal du 2 octobre 1894, signé Alphonse Allais. Jacques CHAPLAIN * * * Alphonse ALLAIS POUR FAIRE PLAISIR A MIRBEAU Dans le compartiment que j’occupais, au moment où l’on allait partir, s’engouffre un petit couple très probablement concubin. Le jeune homme, un jeune homme très correct, plutôt joli garçon ; la jeune femme, toute drôle avec une frimousse de toutou havanais, ébouriffée, gentille, spirituelle et voyou ! – Il était temps, hein ! fit la petite femme en retapant ses cheveux qui semblaient des cheveux de cyclone. – Oui, il était temps ! confirme le jeune homme correct en remplaçant son rigide chapeau melon par une molle calotte de voyage… Il me semblait bien avoir rencontré cette petite bonne femme quelque part, mais où ? Je l’ignorais, et à l’heure où j’écris ces lignes, je ne suis pas davantage fixé. Cependant, sans se préoccuper de ce détail, le train s’était mis en marche à raison de pas mal de kilomètres à l’heure. – Veux-tu que nous mangions tout de suite ? demanda l’ébouriffée jeune femme. – Comme tu voudras, ma petite enfant chérie ! consentit l’amant. Elle sortit de son panier des aliments froids, du pain, des fruits et une bouteille de vin. Ces victuailles passèrent bientôt à l’état de souvenir, et de ce festin ne survécurent que des papiers et une bouteille vide. La bouteille vide et les papiers furent aussitôt projetés sur la voie, sauf une moitié de journal froissé mais propre, lequel avait servi à envelopper le pain. Ce demi-journal, c’était la première page du Journal, de notre cher Journal, pour lequel pas un de nous n’hésiterait à se faire casser la tête sur n’importe quelle barricade3. Après avoir lissé ce fragment sur ses cuisses, la jeune femme se mit à le lire avec, d’abord, une vague indifférence, ainsi qu’agissent les frivoles petites femmes qui ont du temps à tuer. Peu à peu, un intérêt visible se peignit sur sa gentille figure chiffonnée. Tiens, tiens, ça l’intéressait, cette histoire là. J’étais trop loin d’elle pour lire le titre de l’article qui la passionnait tant, mais j’aurais bien voulu savoir. En tout cas, c’était la chronique de tête. Heureux Coppée ! pensais-je, ou heureux Barrès ! Ou heureuse Séverine ! Vous ne vous doutez pas, à l’heure qu’il est, comme vous intéressez un joli toutou havanais sur la ligne du Havre à Paris. Le toutou havanais avait fini sa lecture. Elle resta pensive une minute, puis s’écria : – Ça, par exemple, c’est épatant ! – Quoi donc, ma chérie ? – L’histoire que je viens de lire. – Quelle histoire ? 3 Ce dévouement héroïque est subitement déterminé par la forte avance que je médite de me faire octroyer dans le courant de la semaine. Honoré Daumier, Les Chemins de fer – L’histoire d’un vieux jardinier loufoc [sic], qui a un concombre qui fiche le camp quand on veut l’attraper. – Ah oui, j’ai lu ça, il y a une quinzaine de jours. Une chronique de Mirbeau, n’est–ce pas ? – Oui… Et qu’est–ce que tu penses de ça ? – Mon Dieu ! Je ne sais pas trop, mais ça doit être vrai, parce que Mirbeau ne raconte pas de blague, ordinairement. – Alors, tu crois à ce potiron qui se trotte ? – Passe-moi l’article que je le relise. Et après avoir rapidement relu cette fantastique histoire, le jeune homme dit : – Mirbeau n’affirme pas positivement que c’est un concombre qu’il a vu se trotter, comme tu dis, mais quelque chose de long, de vert qui ressemblait, en effet, à un concombre. – Alors, d’après toi, qu’est–ce que se serait ? – Je ne sais pas, moi...... un chien, peut-être. – Un chien vert ? Tu es fou ? Tiens, veux–tu que je te dise ? Mirbeau se paye de notre tête. – Je ne crois pas… Ah ! si c’était signé Alphonse Allais, je n’aurais aucun doute, mais Mirbeau. Depuis quelques instants, la langue me démangeait. À la fin, je ne pus tenir. – Je vous demande bien pardon, madame et monsieur, de me mêler à votre conversation, mais le concombre dont vous parlez existe réellement : c’est le cucumis fugax, découvert et importé en Europe par le professeur hollandais Van der Hilifar. L’espèce est assez difficile à perpétuer dans nos climats ; mais, pourtant, on y arrive. J’ai même eu l’occasion d’en voir une variété. Il y a quelques jours, dans le domaine de M. Maurice O’Reilly4, à Montivilliers5 ; c’est le cucumis nivellensis. – Nivellensis ? – Oui, nivellensis, en souvenir du fameux caniche de Jean Nivelle, qui prenait la fuite dès qu’on émettait le vœu de son approche. – Ah ! Pendant toute cette conversation, la petite femme avait pris un drôle d’air… un drôle d’air, quoi ! Quand nous eûmes épuisé le sujet des cucumis fugax et nivellensis, nous abordâmes d’autres questions, si bien que Paris arriva (à la vérité, c’est nous qui arrivâmes à Paris) sans que le temps nous ait paru long. 4 Ami d’Alphonse Allais, collaborateur du Chat Noir, revue hebdomadaire du célèbre cabaret montmartrois homonyme, créé uploads/Litterature/ jacques-chaplain-un-texte-presque-inconnu-d-x27-alphonse-allais-quot-pour-faire-plaisir-a-mirbeau-quot.pdf

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