SOCIOLOGIE DE LA LITTÉRATURE © Jacques LEENHARDT L’étude des rapports entre l’a
SOCIOLOGIE DE LA LITTÉRATURE © Jacques LEENHARDT L’étude des rapports entre l’art, en particulier la littérature, et la société n’est pas nouvelle. Elle ne s’est toutefois constituée en discipline qu’au cours des XIXe et XXe siècles, en même temps que se développaient les sciences sociales. On renoncera ici à établir une chronologie de la constitution de la discipline, non que celle-ci n’ait, en un certain sens, progressé vers une plus grande rigueur, mais parce que, malgré cela, questions et hypothèses ont été, à chaque époque, formulées dans une perspective impliquant des choix et des préférences portant, au-delà de la littérature, sur la forme de la société et sur la fonction qu’on estimait devoir y remplir l’activité littéraire. Tout historique de la discipline est donc médiatisé par le débat théorique. Ainsi les grandes catégories du déterminisme et du volontarisme ont-elles marqué toute l’évolution de la discipline durant les XIXe et XXe siècles, du romantisme populiste de Herder et Schlegel à l’école «réaliste» russe de N. Bielinski, en passant par Mme de Staël et le positivisme de V. Cousin et H. Taine. En outre, cette même période s’est trouvée déchirée par l’antagonisme philosophique, propre aux sociétés libérales, entre l’affirmation de l’individu et de son autonomie indispensable et les risques de destruction du corps social et du consensus que faisait courir la pétition individualiste elle-même. Enfin, l’histoire de cette discipline présente une difficulté supplémentaire qui ressortit à l’importance du rôle social et à l’ambivalence intrinsèque de son objet. Qu’entend-on en effet par «littérature»? L’objet «littérature» de la sociologie est- il constitué par la circulation dans le corps social d’œuvres de pensée et de langage que la presse et l’école apprennent à lire et que consacrent les institutions marchandes et culturelles? Ou bien, lorsqu’on parle de sociologie de la littérature, s’agit-il de l’étude du fonctionnement imaginaire et fantasmatique par lequel une société se donne divertissement et prend conscience d’elle-même et des autres, à travers le commerce des récits et des pensées? Ce débat ne saurait être tranché, ni dans son aspect définitionnel (théorique), ni dans son aspect opérationnel, par la délimitation de champs distincts et autonomes, tels que «diffusion», «publics», «idéologie», «texte» etc. La littérature est en effet dans nos sociétés indissolublement livre, c’est-à-dire objet pris dans un circuit marchand, distributionnel et institutionnel; œuvre littéraire, c’est-à-dire travail sur la pensée et le langage, ayant des référents conceptuels et fictionnels, imaginaires ou réels; lecture, c’est-à-dire dialogue et communication entre un écrit (un écrivain) et un lecteur, une société et les groupes qui la constituent ou qui lui sont plus ou moins étrangers. Comment une discipline relativement nouvelle aurait-elle pu s’unifier au contact d’un objet si protéiforme? Elle se construit par touches successives en relation aux différentes facettes de son objet que chacun, à tort, s’empresse de considérer comme seul pertinent, soit au regard de la littérature, soit au regard de la sociologie. I. Sociologie de la littérature ou sociologie littéraire? Deux sous-disciplines, que E. Köhler tente de distinguer clairement, viendraient prendre en charge ces divergences de point de vue: la sociologie de la littérature (Soziologie der Literatur), partie intégrante de la sociologie, tenterait d’appliquer les méthodes de la sociologie à la diffusion, aux succès et aux publics (A. Silbermann), à l’institution littéraire (J. Dubois), aux groupes professionnels tels que écrivains, professeurs ou critiques, en un mot à tout ce qui, dans la littérature, n’est pas le texte lui-même. La sociologie littéraire de son côté (Literatursoziologie) se considérerait comme une des méthodes des sciences de la littérature (Literaturwissenschaft), méthode critique tournée vers le texte, de la phonologie à la sémantique, et vers la signification de celui-ci. Orientée vers le texte et visant à en élargir la compréhension par la prise en compte des phénomènes sociaux de structures mentales et de formes de savoir, cette discipline, dans son extension, irait de la littérature comparée (de G. Lanson à R. Escarpit) à la sociologie des«visions du monde» (de W. Dilthey à L. Goldmann), rencontrant en son parcours aussi bien les epistêmê de M. Foucault ou les habitus de P. Bourdieu que la théorie des «appareils idéologiques d’État» de L. Althusser ou celle du reflet brisé de P. Macherey. Si cette distinction apparaît difficile à maintenir dans sa radicalité, il est certain que, à la difficulté de cerner l’objet de la sociologie de la littérature/sociologie littéraire, correspond une difficulté comparable de définition de l’approche sociologique elle-même dans le domaine des productions symboliques. La sociologie de la science ou la sociologie de la religion sont parvenues à un consensus leur permettant de codifier leurs démarches. Aujourd’hui encore, la sociologie de l’art et de la littérature, faute d’un accord sur le statut social de son objet, est soumise à une incertitude épistémologique radicale. Par conséquent, chaque chercheur, alors qu’il sait devoir, en théorie, s’interdire tout jugement évaluatif à l’égard de son objet, se trouve contraint d’opérer des choix impliquant de tels jugements. On sait que cette situation affecte toute la sociologie dans la mesure où il est impossible d’y distinguer absolument le sujet de l’objet de l’acte de connaître. Toutefois, l’absence, dans notre société, d’un consensus minimal sur les rôles et fonctions de l’art, le fait que cette activité symbolique soit l’enjeu de luttes sourdes, renforce l’ambivalence elle-même de l’art et, partant, la difficulté épistémologique rencontrée par la sociologie de la littérature. Si, à la distinction entre sociologie de la littérature et sociologie littéraire, on préfère la notion de sociologie du fait littéraire (Escarpit), on peut dire que ce dernier se présente principalement à nous selon trois modalités particulières mais non séparables: le livre, la littérature et la lecture. La sociologie du livre, partie de la bibliologie (R. Estivals), comprend, elle aussi, plusieurs dimensions qui intéressent la sociologie de la littérature. Elle concerne les écrivains comme concepteurs ou producteurs de textes destinés à être imprimés, les maisons d’édition comme producteurs de livres et les intermédiaires tels que diffuseurs, messageries, bibliothèques ou librairies comme agents de la distribution. La sociologie du livre aborde donc la littérature sous l’angle de son mode de production et de circulation. Il serait erroné toutefois de penser qu’elle ne concerne pas les spécialistes du texte ou les historiens des mouvements littéraires. En effet, articulée à l’étude des «écoles» et courants, elle donne les moyens de cerner l’impact et la diffusion d’un mouvement (voir les travaux de H.-J. Martin et R. Darnton par exemple). Des institutions telles que l’Université, l’Académie, la censure ou les prix littéraires jouent également un rôle dans la production et la diffusion des livres, voire dans leur conception. Enfin, le développement, ces dernières années, de véritables politiques du livre à l’échelle mondiale (cf. R. Escarpit, La Révolution du livre, 1965) a profondément modifié certains paramètres de la littérature. Cela est particulièrement vrai des littératures des pays ne possédant pas d’importantes maisons d’édition. La dépendance culturelle qui s’ensuit est une des déterminations essentielles de la production littéraire dans de très nombreux pays. La «marginalité» de certaines littératures au regard du système mondialisé de communication et de consécration doit s’analyser, dans son origine et son dépassement, à partir des données de la sociologie du livre. II. Sociologie de la création et sociologie des œuvres littéraires Positivisme et théorie du reflet Personne ne conteste, et cela depuis l’Antiquité, que l’œuvre littéraire fait référence à des éléments de la réalité sociale ou de la conscience commune d’une nation ou d’un groupe social. Il a certes fallu longtemps pour que cette évidence soit formulée en une théorie: celle de la mimesis. Reprise d’Aristote, elle a été développée dans sa cohérence par des courants de pensée dominés par des modèles positivistes, teintés ou non de marxisme. On peut se référer ainsi à l’ouvrage de H. Taine, La Fontaine et ses fables (1853), à La Société française au XVIIIe siècle d’après le Grand Cyrus de Mlle de Scudéry, de V. Cousin (1858) ou à Die Lessing-Legende (1893), de F. Mehring, en remarquant toutefois que la tradition comtienne en sociologie a le plus souvent laissé la littérature en dehors de ses préoccupations essentielles. Ces courants, fortement marqués par un déterminisme scientiste très répandu au XIXe siècle, étaient dépourvus d’une conception dynamique de l’action sociale. Par conséquent, ils étaient le plus souvent incapables de dépasser la mise en rapport, statique, des contenus littéraires, images et concepts, avec les intérêts hégémoniques déclarés des sociétés, elles-mêmes conçues comme des organismes immobiles. Il faudra, au début du XXe siècle, l’émergence d’un marxisme à nouveau dialectique et le développement d’une sociologie centrée sur l’action sociale et la connaissance de celle-ci, pour que l’activité symbolique, la religion, l’art, la littérature, voire la connaissance scientifique elle -même, deviennent un enjeu majeur dans le cadre d’une sociologie rompant avec tous les dualismes, idéalistes ou déterministes, de l’infrastructure et de la super-structure. Structures mentales et structures esthétiques La réflexion sociologique qui s’est développée autour de M. Weber, G. Simmel et M. Scheler devait, au sein du «Cercle du dimanche» de Budapest, et singulièrement en la personne de G. Lukács, trouver un aboutissement dans le domaine de l’esthétique et de la sociologie uploads/Litterature/ jacques-leenhardt-sociologie-de-la-litterature-pdf.pdf
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- Publié le Apv 07, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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