p r i è r e d ’ i n s é r e r Josyane Savigneau E lle avait 25 ans quand a paru

p r i è r e d ’ i n s é r e r Josyane Savigneau E lle avait 25 ans quand a paru son premier livre, en 1985, et on a tout de suite compris que JeanetteWintersonavaitsurvé- cu à une enfance dévastée. Les oranges ne sont pas les seuls fruits (Des femmes, 1991) n’est pourtant pas une autobiographie, mais plutôt une fable, nourrie de la Bible et des légendes arthuriennes. Le succès a été immédiat, des prix ont suivi, Jeanette Winterson est vite devenue une icône féministe et elle occupe désormais, tant par ses romans que par ses essais, sur l’identité sexuelle notamment, une place singulière dans la littératurebritannique contemporaine. Aujourd’hui, elle décide de prendre la parole autrement et de parler d’elle à la première personne, avec Pourquoi être heureux quand on peut être normal?, un récit magnifique qui vient de recevoir le prix Marie Claire et devrait faire enfin reconnaître en France un auteur majeur, au style immédiatement reconnaissable danssa sobriété et sa précision. Dès le début de Pourquoi être heu- reux..., elle s’explique : «Dans Les oran- ges… [republié en français dans une édi- tionrévisée,L’Olivier,236p.,18¤],j’aiécrit une histoire avec laquelle je pouvais vivre, l’autre était trop douloureuse, je n’y aurais pas survécu.» Elle avait «plus de six semaines mais moins de six mois» quand ses parents adoptifs, Constance et John William Win- terson,sont venus la chercher à Manches- ter pour l’emmener dans la petite ville d’Accrington. Sa mère biologique était une ouvrière qui l’avait eue à 17 ans. Les Winterson étaient eux aussi des prolétai- res, mais, surtout, ils étaient pentecôtis- tes. Chez eux, les livres étaient interditset l’existence entière devait être tournée vers Dieu. «M meWinterson n’aimait pas la vie», écrit Jeanette, et «j’ai eu besoin des mots parce que les familles malheureuses sont des conspirationsdu silence». La petite Jeanette n’a «cessé de hurler qu’à l’âge de 2ans», et l’adulte a dû atten- dre la cinquantaine pour pouvoir décryp- ter et écrire son long chemin vers la liber- té, puis «comprendre qu’il existe deux types d’écriture: celle que l’on écrit et celle quinousécrit.Cellequinousécritestdange- reuse. Nous allons là où nous ne voulons pas aller. Nous regardons où nous ne vou- lons pas regarder». Elle ne s’attarde pas sur les coups, les momentspassésàlaportedelamaisonou dans la réserve à charbon, mais elle sait qu’ilsontnourrisapropreviolence:«Ilya desgensquinepourraientjamaiscommet- tre de meurtres. Je ne suis pas de ceux-là.» Les livres, elle les trouve en abondance à la bibliothèqued’Accrington.Elle se met à lire la littérature britannique par ordre alphabétique, de A à Z. Par chance, Jane Austen arrive très vite, mais la route est longue pour atteindre Virginia Woolf. A 16ans, Jeanette n’en est qu’à la lettre M, et après son émotion à la découverte de T.S.Eliot, elle se dit fascinée par un autre poète, du XVII e siècle, Andrew Marvell. «Peu à peu, je me suis aperçue que j’avais de la compagnie. Les écrivains sont sou- vent des exilés, des marginaux, des fugueurs et des parias. Ces écrivains étaient mes amis. Chaque livre était une bouteilleà la mer. Il fallait les ouvrir.» Quand on aime tant les livres, on a envie d’en posséder. Sa mère découvre ceux qu’elle cache sous son matelas, et les brûle. La rupture qui s’annonce devient définitive quand Jeanette, 16 ans, tombe amoureuse d’une fille. Pour M meWinter- son, qui en général se couche quand son mari se lève, le sexe est répugnant, mais l’amour entre personnes du même sexe estsigne qu’onest possédépar le diable et qu’on doit être exorcisé. Jeanette subit et s’en va. Pour survivre, elle fait des petits bou- lots,dortuntempsdansunevoiture,conti- nue à lire et à aller au collège. Après beau- coup de péripéties, elle est admise à Oxford.Enroutepouruneautrevie,certai- nement. Elle ne reverra M meWinterson qu’une fois. Ce nom qu’on lui a imposé, elle le garde pour signer ses livres, sans commenter ce choix. On ne s’en étonne pas. Pourquoi être heureux… n’est en rien une confession. C’est beaucoup plus sub- til. Il s’agit de «se lire soi-même comme une fiction autant que comme un fait». Peut-être est-ce le seul moyen de suppor- ter ce qu’on a à dire. Car, en dépit du succès, des amours, quelque chose ne va pas, ne passe pas. Et, après une rupture, Jeanette Winterson s’enlisedansladépression.Elleaimelavie, elle a «lutté à mains nues» pour construi- reson destin,mais, pense-t-elle«si je n’ar- rivepas à vivre, alorsje dois mourir». Heu- reusement,la mort ne veut pas d’elle. Si elle sait aimer, elle ne sait pas se lais- ser aimer. Pour apprendre, elle doit sans doute refaire le chemin, chercher sa mère biologique pour savoir si elle n’a été qu’une enfant non voulue ou si, désirée, elleaétéabandonnéeparcequ’onespérait pour elle une vie meilleure. C’est un long voyage, qu’il faut faire avec elle dans ce livre bouleversant. p Faussemonnaie, francmensonge JeanetteWinterson Ecrireàmainsnues «Pourquoiêtreheureuxquandonpeutêtrenormal?»,demande cetteBritanniquequipartsurlestracesdesonpassésaccagé.Saisissant 6 aHistoire d’un livre L’Imaginaire touristique, de Rachid Amirou 5 aTraversée Les surprises des érudits L ’homme moderne baigne dans le mensonge. Il est tenté, à chaque instant, non seulement de tromper autrui, ce qui est humain, mais de se berner lui-même, ce qui est nouveau. Bref, il se ment comme il respire. Cette évolution a été soulignée par deux philosophes: d’abord Alexandre Koyré, Hannah Arendt ensuite. Elle permet d’ébaucher une Histoire du mensonge, pour reprendre le titre d’une belle conférence prononcée par Jacques Derrida en 1997 et que les éditions Galilée ont récemment rééditée (120p., 19 ¤). Mobilisant les penseurs grecs, mais aussi saint Augustin ou Kant, le philosophe rappelle que la conception classique du mensonge excluait la tromperie de soi-même: mentir, c’est chercher à abuser les autres, et nul ne ment vraiment s’il est convaincu de ce qu’il dit. En ce sens, note Derrida, la dérive repérée par Koyré et Arendt est liée à une double crise. Economique, bien sûr: depuis Montaigne et Rousseau, le franc mensonge est associé à la fausse monnaie. Mais politique aussi: nos démocraties modernes sont rongées par l’auto-intoxication. Entre marasme économique et malaise politique, nous voilà revenus en Grèce. Derrida nous emmène sur les traces du pseudos («mensonge», «ruse», «erreur» en grec…) théorisé par les penseurs de l’Antiquité, à commencer par Platon et Aristote. A l’horizon de ce livre, pourtant, s’impose surtout la crise actuelle, où se mêlent sans cesse finance et fable, redresseurs de dette et arracheurs de dents. Ce désarroi généralisé frappe chacune et chacun de paralysie, comme en témoigne le dossier que nous consacrons aujourd’hui à la crise du livre en Grèce. Là-bas comme ailleurs, on ne fait plus ni crédit ni confiance. Or il n’y a pas de littérature sans confiance, c’est-à-dire sans le risque d’une parole donnée, sans la possibilité d’une promesse tenue. p Jean Birnbaum 9 aPolar Les nerfs à vif avec Robert Pobi Dossier aGrèce: le livre en crise Reportage à Thessalonique et Athènes. Entretien avec le directeur de la revue Nea Hestia, Stavros Zoumboulakis. Critiques 10 aRencontre Sylvie Germain questionne Dieu 23 8 aLe feuilleton Eric Chevillard est entraîné dans la folie de Tim Willocks 7 aEssais Les Brigades internationales démythifiées 4 aLittérature française Faire le deuil de sa mère Quand on aime tant les livres, on a envie d’en posséder. Sa mère découvre ceux qu’elle cache sous son matelas, et les brûle DAVID LEVENE/«GUARDIAN» Pourquoi être heureux quand on peut être normal? (Why Be Happy When You Could Be Normal?), de JeanetteWinterson, traduit de l’anglais par Céline Leroy, L’Olivier, 272p., 21 ¤. Athènes, 2012. LOUISA GOULIAMAKI/AFP PHOTO Cahier du « Monde » N˚ 20964 daté Vendredi 15 juin 2012 - Ne peut être vendu séparément r e p o r t a g e Lire Platon comme on fait son footing Florence Noiville envoyée spéciale à Thessalonique et Athènes E lle est étonnamment zen, Eva Karaitidi, au milieu du marasme. La patronne des éditions Hestia – le Gallimard grec – n’ignore pour- tant rien de la débâcle qui frappe autourd’ellele mondedeslivreset des idées. En deux ans, les tirages de l’édition grecque ont dévissé de 40%.Leslibrairiesfermentlesunes après les autres. Des éditeurs et non des moindres – Kastanyotis, Okeanida… – ont mis (provisoire- ment?)laclésouslaporte.Lessup- pléments littéraires rétrécissent comme peau de chagrin ou bien s’éteignent,commeceluiduquoti- dienElefterotypia.Etmêmelavéné- rable maison Hestia, 127ans, subit ce que subissent tous les éditeurs grecsaujourd’hui:«Leslibrairesne payent plus, dit Eva Karaitidi. J’ai cesséde donnernos livresà lagran- de chaîne de librairies Elefterouda- kis. Je me dis que si les libraires ne payent plus les éditeurs, autant offrir directement nos ouvrages aux lecteurs! C’est ce que je fais d’ailleurs… Je passe mon temps à offrirdeslivres!» Ellerit. «Cettecri- se aura au moins ça de bon: nous retrouvonsle sensdela gratuité!» Comment fait-elle, Eva Karaiti- di,pourgarderainsilesensdel’hu- mour (noir), cariatide impassible au milieu des décombres? «Le yoga, souffle-t-elle. Comme beau- coup de mes compatriotes, je me suismiseau yoga…». Ce n’est pas une plaisanterie. A la foire du livre de Thessalonique, enmai,lesmanuelsdeyogas’envo- laient comme des petits pains. Ce sont les rares ouvrages qui résis- tent à la tempête – en dehors de ceux qui portent sur la crise tels que Katastroika, Debtocracy, Crisi- Surviveou Le Capitalismestupide… «Au-delàduyoga,cequecherchent lesGrecs,c’estunautrepointdevue sur le monde», explique Thalia Prassa, dont la jeune maison d’édi- uploads/Litterature/ supplement-le-monde-des-livres-2012-06-15.pdf

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