Jean EPSTEIN (1897-1953) LE CINÉMA DU DIABLE 1947 Un document produit en versio
Jean EPSTEIN (1897-1953) LE CINÉMA DU DIABLE 1947 Un document produit en version numérique dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" dirigée et fondée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l’Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm Jean Epstein, Le Cinéma du diable (1947) 2 Un document produit en version numérique pour Les Classiques des sciences sociales à partir de : Jean Epstein (1897-1953) Le Cinéma du diable (1947) Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jean Epstein, Le Cinéma du diable, Paris, éd. Jacques Melot, 1947, 233 pages. Pour faciliter la lecture à l’écran, nous sautons régulièrement une ligne d’un paragraphe au suivant quand l’édition Melot va simplement à la ligne. Polices de caractères utilisée : Pour le texte: Times New Roman, 12 points. Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2001. Mise en page sur papier format LETTRE (US letter, 8.5’’ x 11’’) Édition complétée le 3 novembre 2002 à Chicoutimi, Québec. Jean Epstein, Le Cinéma du diable (1947) 3 Table des matières Le Cinéma du diable Accusation Permanence et devenir Forme et mouvement Le péché contre la raison : le film contre le livre Le péché contre la raison : l'image contre le mot La langue de la grande révolte Guerre à l'absolu Espaces mouvants Temps flottants L'anti-univers à temps contraire Causes ballantes Pluralité du temps et multiplication du réel L'hérésie moniste L'hérésie panthéiste Le doute sur la personne Poésie et morale des "gangsters" A seconde réalité, seconde raison Jean Epstein, Le Cinéma du diable (1947) 4 Le Cinéma du diable par Jean Epstein (1947) Retour à la table des matières Jean Epstein, Le Cinéma du diable (1947) 5 ACCUSATION Retour à la table des matières Encore dans les années 1910 à 1915, aller au cinéma constituait un acte un peu honteux, presque dégradant, à l’accomplissement duquel une personne de condition ne se risquait qu’après s’être trouvé des prétextes et forgé des excuses. Depuis, le spectacle cinématographique a, sans doute, gagné quel- ques titres de noblesse ou de snobisme. Cependant, jusqu’aujourd’hui, il existe des cantons où le passage d’un cinéma forain suscite l’inquiétude et la réprobation parmi les personnes honorables. Il y a même de vraies petites villes, dont les cinémas, rares et pauvres, restent des endroits mal famés, où un notable rougirait d’être vu. A la vérité, en ce milieu du xxe siècle, peu de gens, même croyants, osent prononcer le nom du Diable, tant cet habile a mis à profit les maladresses de ses ennemis et de ses fidèles, pour s’entourer d’un épais ridicule, comme de l’encre dans laquelle il faut barboter pour atteindre une seiche. Mais combien de moralistes, même incroyants, soutiennent bruyamment que le cinéma est une école d’abêtissement, de vice et de crime ! Or, en termes chrétiens, qu’est- ce à dire sinon que les fantasmagories de l’écran sont inspirées par le démon pour l’avilissement du genre humain ? Quoi d’étonnant, d’ailleurs, à ce que le Diable puisse être tenu pour l’inspirateur de l’image animée, puisqu’il a si souvent déjà été rendu respon- sable d’autres réussites de l’ingéniosité humaine ? Diabolique, l’invention de la lunette astronomique, qui, pressentie par Roger Bacon, le fit jeter pour vingt ans au cachot ; qui exposa le vieillard Galilée aux rigueurs du tribunal ecclésiastique et de la prison ; qui fit trembler le prudent Copernic jusqu’à son lit de mort. Diabolique, l’invention de l’imprimerie, dont l’autorité religieuse et le bras séculier s’empressèrent, aussitôt et pour de longs siècles non encore révolus, de contrôler l’usage pernicieux. Diaboliques, l’étude du corps humain Jean Epstein, Le Cinéma du diable (1947) 6 et la médecine, condamnées par saint Ambroise ; l’anatomie et la dissection, interdites sous peine d’excommunication par Boniface VIII. Diaboliques, les plans secrets de Vinci, rêvant d’une machine pour s’élever dans les airs. Artifices du démon, les automates, fussent-ils l’œuvre d’un saint, qu’un autre saint brisa à coups de bâton ; le premier bateau à vapeur, que Papin ne put soustraire à la furieuse terreur d’un peuple fanatisé ; la première automobile, le fardier de Cugnot, qui subit un sort analogue ; les premières montgolfières que de pieux paysans lacéraient de leurs fourches ; les premiers chemins de fer, que d’illustres savants accusaient de répandre la peste et la folie ; enfin – pour limiter une énumération qui pourrait être innombrable – le cinéma- tographe. Dans cette mentalité médiévale, dont tout n’est pas oublié, le Diable apparaît comme le grand inventeur, le maître de la découverte, le prince de la science, l’outilleur de la civilisation, l’animateur de ce qu’on appelle progrès. Aussi, puisque l’opinion la plus répandue tient le développement de la culture pour un avantage insigne, le Diable devrait être surtout considéré comme un bienfaiteur de l’humanité. Mais la foi n’a pas encore pardonné le divorce qui l’a séparée de la science et celle-ci reste suspecte au jugement des croyants, souvent maudite, œuvre impie de l’esprit rebelle. Dans la société primitive, le prêtre et le savant ne faisaient d’abord qu’un. Puis, tandis que la religion figeait sa doctrine en des dogmes peu variables, la science évoluait en formulant des propositions qui s’éloignaient de plus en plus des traditions de la théodicée. Ce désaccord en vint à déchirer l’esprit en deux parts ennemies. Par la force ou par la douceur, par l’autorité de la chose révélée ou par la subtilité du raisonnement, longtemps l’homme s’efforça de reformer l’unité première de ses connaissances, surnaturelles et naturelles, soit en voulant soumettre la science à la religion, soit en tentant de les concilier toutes deux harmonieusement. Ce fut en vain. La foi a répudié la science ; la science a exclu la foi. Et qui donc, au cours des siècles, débaucha une partie des magiciens orthodoxes pour les engager dans la voie hérétique, pour les transformer en noirs sorciers qui eurent pour élèves les alchimistes obscurs, dont descendent les clairs savants ? Qui, si ce n’est l’ennemi de Dieu, Satan ? Plus précisément, le Diable se trouve accusé d’avoir continuellement renouvelé l’instrumentation humaine. De fait, les outils ont exercé une influ- ence décisive sur cette évolution de la pensée, au cours de laquelle la cosmo- gonie s’est dressée contre la théologie. La règle est générale : chaque fois que l’homme crée, à son idée, un instrument, celui-ci, à son tour et à sa manière, refaçonne la mentalité de son créateur. Si, avec l’aide du Diable, l’homme a inventé la lunette astronomique, la lunette, elle, a inventé les images du ciel, qui ont obligé Copernic, Galilée, Kepler, Newton, Laplace et tant d’autres à penser d’une certaine façon et non Jean Epstein, Le Cinéma du diable (1947) 7 d’une autre, selon ces images-là et non pas selon d’autres. Sans télescope pour animer et orienter leur intelligence, ces découvreurs n’eussent rien pu décou- vrir, rien produire de leurs grandes théories et nous en serions encore, plus que probablement, à imaginer la terre fixe dans un inextricable enchevêtrement d’astres tournant autour d’elle. A égalité de nécessité, le mécanisme optique des lentilles et l’organisme intuitif et déductif des hommes sont intervenus dans l’établissement du système copernicien, des lois de Kepler et de tout un grandiose courant de pensée, qui aboutit au relativisme einsteinien actuel, au- delà duquel il continuera, sans doute, à s’épanouir. Ce mouvement scientifique et philosophique – l’un des plus importants dans l’histoire de la culture – est principalement nourri et dirigé par les appa- rences, sans cesse renouvelées, que, depuis le xve siècle, les lunettes recueil- lent dans l’univers périphérique, astronomique. Cet effort vise à explorer le domaine de l’infiniment grand, et il a donné naissance à une vaste métaphy- sique qu’il faut appeler philosophie de la lunette, car ce sont des instruments de ce genre télescopique et macroscopique, qui y jouent le rôle d’opérateurs primordiaux. Ainsi, l’immense, l’immesurable différence qu’il y a – d’un cer- tain point de vue, embrassant une zone très étendue de l’esprit – entre les états de développement philosophique, religieux et psychologique général d’un contemporain de Ptolémée et d’un contemporain d’Einstein a, pour source, l’existence et l’usage d’un instrument. Un second grand ensemble de doctrines scientifiques et philosophiques est dû à un autre type – microscopique – d’instrumentation. Sans microscope, par exemple, il n’y aurait probablement pas eu de microbes ni de théories micro- biennes ; pas de thérapeutique, pas de gloire pasteuriennes. Là encore, des lentilles fournissent, c’est-à-dire fabriquent, des images, les choisissent pour les rendre visibles dans l’invisible, les séparent de ce qui va rester incon- naissable, les élèvent soudain, de la non-apparence, du non-être, au rang de réalités sensibles. Et cette première sélection dont dépend tout le développe- ment ultérieur de la pensée, c’est l’instrument seul qui l’opère selon le seul arbitraire de ses affinités et de ses réceptivités particulières. Tel grossissement et tel colorant font apparaître dans la préparation telle forme d’où germera telle conception nouvelle. Si l’observateur ne disposait ni de ce grossissement ni de ce uploads/Litterature/ jean-epstein-le-cinema-du-diable-pdf.pdf
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- Publié le Fev 15, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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