Henri FOCILLON (1881-1943) “ Eloge de la main ” 1934 Un document produit en ver
Henri FOCILLON (1881-1943) “ Eloge de la main ” 1934 Un document produit en version numérique dans le cadre de la collection : "Les classiques des sciences sociales" dirigée et fondée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web : http ://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l’Université du Québec à Chicoutimi Site web : http ://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm Henri Focillon, « Éloge de la main» (1934) 2 Un document produit en version numérique pour Les Classiques des sciences sociales à partir de : Henri Focillon (1881-1943) « Éloge de la main » (1934) Une édition électronique réalisée à partir du texte de Henri Focillon, « Eloge de la main » (1934), in Vie des formes, suivi de Eloge de la main, Paris, Presses Universitaires de France, 1943. 7e édition, 1981, 131 pages, pp. 101-128. Pour faciliter la lecture à l’écran, nous sautons régulièrement une ligne d’un paragraphe au suivant quand l’édition originale va simplement à la ligne. Polices de caractères utilisée : Pour le texte : Times New Roman, 12 points. Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2001. Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’) Édition complétée le 27 novembre 2002 à Chicoutimi, Québec. Henri Focillon, « Éloge de la main» (1934) 3 “ Eloge de la main” par Henri Focillon (1934) J’entreprends cet éloge de la main comme on remplit un devoir d’amitié. Au moment où je commence à l’écrire, je vois les miennes qui sollicitent mon esprit, qui l’entraînent. Elles sont là, ces compagnes inlassables, qui, pendant tant d’années, ont fait leur besogne, l’une maintenant en place le papier, l’autre multipliant sur la page blanche ces petits signes pressés, sombres et actifs. Par elles l’homme prend contact avec la dureté de la pensée. Elles dégagent le bloc. Elles lui imposent une forme, un contour et, dans l’écriture même, un style. Elles sont presque des êtres animés. Des servantes ? Peut-être. Mais douées d’un génie énergique et libre, d’une physionomie – visages sans yeux et sans voix, mais qui voient et qui parlent. Certains aveugles acquièrent à la longue une telle finesse de tact qu’ils sont capables de discerner, en les tou- chant, les figures d’un jeu de cartes, à l’épaisseur infinitésimale de l’image. Mais les voyants eux aussi ont besoin de leurs mains pour voir, pour compléter par le tact et par la prise la perception des apparences. Elles ont leurs aptitudes inscrites dans leur galbe et dans leur dessin : mains déliées expertes à l’analyse, doigts longs et mobiles du raisonneur, mains prophéti- ques baignées de fluides, mains spirituelles, dont l’inaction même a de la grâce et du trait, mains tendres. La physiognomonie, jadis pratiquée avec assi- duité par les maîtres, eût gagné à s’enrichir d’un chapitre des mains. La face humaine est surtout un composé d’organes récepteurs. La main est action : elle prend, elle crée, et parfois on dirait qu’elle pense. Au repos, ce n’est pas un outil sans âme, abandonné sur la table ou pendant le long du corps : l’habitude, l’instinct et la volonté de l’action méditent en elle, et il ne faut pas un long exercice pour deviner le geste qu’elle va faire. Les grands artistes ont prêté une attention extrême à l’étude des mains. Ils en ont senti la vertu puissante, eux qui, mieux que les autres hommes, vivent par elles. Rembrandt nous les montre dans toute la diversité des émotions, des Henri Focillon, « Éloge de la main» (1934) 4 types, des âges, des conditions : main béante d’étonnement, dressée, pleine d’ombre, contre la lumière par un témoin de la grande Résurrection de Lazare, main ouvrière et académique du Pr Tulp, tenant au bout d’une pince un faisceau d’artères, dans la Leçon d’anatomie, main de Rembrandt en train de dessiner, main formidable de saint Mathieu écrivant l’Évangile sous la dictée de l’ange, mains du vieux perclus de la Pièce aux cent florins, doublées par les grosses moufles naïves qui pendent à sa ceinture. Il est vrai que certains maîtres les ont peintes de pratique avec une constance qui ne se dément guère, utile indice anthropométrique pour les classements du critique. Mais combien de feuillets de dessins trahissent l’analyse, le souci de l’unique ! Ces mains toutes seules vivent avec intensité. Quel est ce privilège ? Pourquoi l’organe muet et aveugle nous parle-t-il avec tant de force persuasive ? C’est qu’il est un des plus originaux, un des plus différenciés, comme les formes supérieures de la vie. Articulé sur des charnières délicates, le poignet a pour armature un grand nombre d’osselets. Cinq rameaux osseux, avec leur système de nerfs et de ligaments, cheminent sous la peau, puis se dégagent comme d’un jet pour donner cinq doigts sépa- rés, dont chacun, articulé sur trois jointures, a son aptitude propre et son esprit. Une plaine bombée parcourue de veines et d’artères, arrondie sur les bords, unit au poignet les doigts dont elle recouvre la structure cachée. Son revers est un réceptacle. Dans la vie active de la main, elle est susceptible de se tendre et de se durcir, de même qu’elle est capable de se mouler sur l’objet. Ce travail a laissé des marques dans le creux des mains, et l’on peut y lire, sinon les symboles linéaires des choses passées et futures, du moins la trace et comme les mémoires de notre vie ailleurs effacée, peut-être aussi quelque héritage plus lointain. De près, c’est un paysage singulier, avec ses monts, sa grande dépression centrale, ses étroites vallées fluviales, tantôt craquelées d’incidentes, de chaînettes et d’entrelacs, tantôt pures et fines comme une écriture. On peut rêver sur toute figure. Je ne sais si l’homme qui interroge celle-ci a chance de déchiffrer une énigme, mais j’aime qu’il contemple avec respect cette fière servante. Regardez vivre librement les mains, sans l’appel de la fonction, sans la surcharge d’un mystère – au repos, les doigts légèrement repliés, comme si elles s’abandonnaient à quelque songe, ou bien dans l’élégante vivacité des gestes purs, des gestes inutiles : il semble alors qu’elles dessinent gratuitement dans l’air la multiplicité des possibles et que, jouant avec elles-mêmes, elles se préparent à quelque prochaine intervention efficace. Capables d’imiter par leur ombre sur un mur, à la lumière d’une chandelle, la silhouette et le comportement des bêtes, elles sont bien plus belles quand elles n’imitent rien. Parfois, tandis que l’esprit travaille, laissées à leur liberté, faiblement elles s’agitent. D’une impulsion elles émeuvent l’air, ou bien elles allongent leurs tendons et font craquer leurs jointures, ou bien elles se serrent étroitement pour former un bloc compact, un vrai rocher d’os. Et il arrive aussi que, levés, Henri Focillon, « Éloge de la main» (1934) 5 puis baissés l’un après l’autre avec une agilité de danseurs, selon des cadences inventées, les doigts fassent naître des bouquets de figures. Elles ne sont pas un couple de jumeaux passivement identiques. Elles ne se distinguent pas non plus l’une de l’autre comme la cadette et l’aînée, ou comme deux filles aux dons inégaux, l’une rompue à toutes les adresses, l’autre, serve engourdie dans la monotone pratique des gros travaux. Je ne crois pas absolument à l’éminente dignité de la droite. Si la gauche lui manque, elle entre dans une solitude difficile et presque stérile. La gauche, cette main qui désigne injustement le mauvais côté de la vie, la portion sinistre de l’espace, celle où il ne faut pas rencontrer le mort, l’ennemi ou l’oiseau, elle est capable de s’entraîner à remplir tous les devoirs de l’autre. Construite comme l’autre, elle a les mêmes aptitudes, auxquelles elle renonce pour l’aider. Serre-t-elle moins vigoureusement le tronc de l’arbre, le manche de la hache ? Étreint-elle avec moins de force le corps de l’adversaire ? A-t-elle moins de poids quand elle frappe ? Sur le violon n’est-ce pas elle qui fait les notes, en attaquant directement les cordes, tandis que, par l’intermédiaire de l’archet, la droite ne fait que propager la mélodie ? C’est un bonheur que nous n’ayons pas deux mains droites. Comment se répartirait la diversité des tâches ? Ce qu’il y a de « gauche » dans la main gauche est assurément néces- saire à une civilisation supérieure ; elle nous relie au passé vénérable de l’homme, alors qu’il n’était pas trop habile, encore loin de pouvoir faire, selon le dicton populaire, « tout ce qu’il veut de ses dix doigts ». S’il en était autrement, nous serions submergés par un affreux excès de virtuosité. Nous aurions sans doute poussé à ses limites extrêmes l’art des jongleurs – et probablement rien de plus. Tel qu’il est constitué, ce couple a non seulement servi les desseins de l’être humain, il les a aidés à naître, il les a précisés, il leur a donné forme et figure. L’homme a fait la main, je veux dire qu’il l’a dégagée peu à peu du monde animal, qu’il l’a libérée d’une antique et naturelle servitude, mais la main a fait l’homme. Elle lui a permis uploads/Litterature/ eloge-de-la-main.pdf
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- Publié le Mai 29, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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