Société L'Express du 26/06/2003 Jean-Pierre Vernant «La mythologie, c'est une v
Société L'Express du 26/06/2003 Jean-Pierre Vernant «La mythologie, c'est une vision de soi face au monde» propos recueillis par François Busnel Il a révolutionné l'étude de la civilisation grecque. Depuis son premier livre, Les Origines de la pensée grecque (1962), Jean-Pierre Vernant a proposé les analyses les plus novatrices des mythes grecs, dans la lignée de Dumézil et de Lévi-Strauss. Ardent défenseur de l'enseignement du grec, grand érudit, il est aussi un merveilleux passeur: son dernier ouvrage, L'Univers, les dieux, les hommes (Points/Seuil), est traduit en 32 langues. En prélude à notre série de grands reportages d'été, qui, dès la semaine prochaine, nous entraînera sur les traces d'Ulysse, il nous donne les clefs de L'Iliade et de L'Odyssée Né en 1914, orphelin de guerre, Jean-Pierre Vernant est reçu major de l'agrégation de philosophie en 1937. Mobilisé en 1939, il entre dans la Résistance et devient, en 1944, chef des FFI de la région toulousaine. Depuis 1948, il consacre sa vie à la Grèce ancienne, travaillant au CNRS d'abord, puis à l'Ecole des hautes études, au Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes, qu'il crée en 1964, et au Collège de France, où il est aujourd'hui professeur honoraire. Engagé à l'âge de 17 ans dans les rangs du Parti communiste, «parce qu'il fallait faire obstacle au fascisme», il est exclu une première fois en 1938. Réintégré en 1947, il quitte définitivement le PC en 1970. Que vous inspire l'idée trop répandue selon laquelle la mythologie grecque, et par conséquent l'enseignement du grec et du latin, ne sert à rien? Hélas! ce n'est pas une idée nouvelle. Quand il était ministre de l'Education nationale, Lionel Jospin m'a commandé, par l'intermédiaire de Claude Allègre, un rapport sur l'enseignement du latin et du grec dans le secondaire. A cette époque, du ministère aux directeurs d'établissement, tout le monde pensait qu'il fallait éliminer l'enseignement du grec car «ça ne servait pas à grand-chose». J'ai alors demandé aux professeurs de grec de m'envoyer une fiche sur laquelle seraient évoquées l'évolution de leurs effectifs dans les cinq dernières années, ainsi que la profession des parents des élèves qui choisissaient le grec. Double surprise: non seulement les effectifs étaient restés à peu près constants d'une année sur l'autre, mais j'ai constaté que les meilleurs élèves en grec étaient... ceux d'origine maghrébine, et notamment les filles! Dans mon rapport, j'ai donc battu en brèche l'idée de l'inutilité du grec en me fondant sur l'argument suivant: les Maghrébines ont parfaitement compris que la meilleure issue pour elles est de s'intégrer et que l'intégration implique de choisir ce qu'il y a de plus élitiste dans la culture à intégrer, c'est-à-dire ce qui semble le plus éloigné de ce que les gens se représentent comme étant la culture maghrébine. Cela dit, la culture grecque est commune à l'Europe du Nord et au Maghreb... Absolument. Et on n'a pas besoin de remonter à saint Augustin pour le prouver! Le Maghreb a été fortement hellénisé et il a fait partie d'un ensemble culturel méditerranéen marqué par la culture gréco-latine. En étudiant le grec, les Maghrébines renouent donc d'une certaine façon avec leur propre passé. Voilà un exemple qui montre que l'on ne peut régler le problème du latin et du grec en prétendant qu'il s'agit là d'une culture élitiste et déconnectée de nos préoccupations actuelles. Mais il faut être clair, quand on me demande à quoi sert le grec, je réponds: «A rien.» Pas plus que les mathématiques contemporaines ou la physique quantique. Ça ne sert à rien, sauf à fabriquer le cerveau, à composer ce qui s'appelle la culture. Le contact avec la littérature grecque, notamment L'Iliade et L'Odyssée, mais aussi les poètes tragiques, tels Eschyle, Euripide ou Sophocle, ou encore Sappho, n'est pas de l'ordre de l'utilité, mais de l'émotion et de la beauté. «Derrière l'histoire émerge toujours une certaine façon de saisir le monde» D'où viennent les mythes grecs? Ce que nous appelons «mythologie grecque», c'est sans doute ce qui était raconté autrefois aux petits enfants. Elle nous est connue par les textes des grands poètes classiques: Hésiode, Homère, Pindare et quelques autres. Leur particularité est la suivante: ce sont des récits «merveilleux», où il se passe toujours des choses extraordinaires, qui posent un problème concret, mais qui ne prennent jamais la forme d'un exposé théorique. La mythologie se distingue donc des traités philosophiques ou des livres d'histoire, tels qu'Hérodote ou Thucydide les concevront plus tard. Ce sont des contes. A travers ces histoires, qui sont toujours plaisantes à entendre, où il y a toujours un commencement et une fin, le problème posé se dévoile à mesure que le texte se déroule. Ainsi, lorsqu'Hésiode raconte la formation du monde ou la naissance de la première femme, il ne pose pas la question «Qu'est-ce que l'homme?» (que poseront en ces termes les philosophes), mais développe une histoire dont il faut se pénétrer pour saisir la progression dramatique. Derrière l'histoire émerge toujours une certaine façon de saisir le monde, de comprendre ce qu'est l'existence humaine, la place de l'homme dans le monde, le rapport de l'homme à la nature ou aux dieux... Mais quelle est la fonction de cette histoire? L'approche du mythe est très différente de celle à laquelle notre civilisation nous a habitués: elle marque une prise de distance par rapport à ce qui, aujourd'hui, nous semble évident. Comment penser la mort, par exemple? Pour nous, la mort est l'impensable, d'autant plus impensable que notre culture a forgé l'idée que chaque être est singulier et irremplaçable. Il y a un âge, vers 7 ou 8 ans, où les enfants se posent cette question. La mythologie sert à présenter ce problème et à lui apporter une réponse possible, mais sous la forme d'une belle histoire, beaucoup plus marquante qu'une théorie. La mythologie propose donc une stratégie à l'égard de la mort. Elle propose une façon de se voir soi-même dans le monde. La mythologie délivre-t-elle une morale? Pas au sens où nous l'entendons aujourd'hui. Il ne s'agit pas d'une morale de l'interdit, du péché, du remords ou de la culpabilité; c'est une morale des valeurs. Et la principale valeur, pour les Grecs, est le bien. Il y a, d'un côté, ceux qui sont bien et, de l'autre, ceux qui ne sont pas bien. L'essentiel tient dans la façon d'être, d'agir, de parler, d'accueillir l'autre, de se comporter à l'égard de ses ennemis ou de ses amis... Tout cela définit ce que les Grecs appellent le «beau-bien», qui n'a pas la connotation morale qu'on lui prête aujourd'hui mais renvoie à l'idée que l'on ne saurait commettre de vilenies et de choses basses. Entrer dans la culture grecque permet de s'affranchir de l'embrouillamini des valeurs modernes où règnent la concurrence et la brutalité. C'est aussi affirmer que nous avons besoin, dans notre vie, de quelque chose qui ne soit pas de l'ordre de l'utilité immédiate mais de l'ordre de l'esthétique. De la beauté. Chez les Grecs, toute la culture tourne autour de la beauté. Ce qui prévaut n'est ni l'utilitarisme ni quelque vertu dictée de l'au-delà, mais le goût de la liberté et du débat intellectuel qui rendent la vie plus belle. C'est en cela, d'ailleurs, que la culture grecque se différencie de la culture égyptienne ou babylonienne. La mythologie affirme l'idée qu'il n'est pas de problème qui ne puisse être résolu par l'enquête intellectuelle et le débat culturel. La reprenez-vous à votre compte? Quand j'étais jeune, j'ai longtemps cru à l'idée de progrès, à cette idée que la science et la technique aboliraient un jour toutes les superstitions... Si je m'étais mieux pénétré des mythes grecs, j'aurais compris plus tôt que cette idée que nous devons être «comme maîtres et possesseurs de la nature», pour reprendre la phrase de Descartes, est absurde. Comment pourrions-nous dominer la nature puisque nous en sommes un morceau? Comment pourrions-nous dominer un tout dont nous sommes une partie? Pour les Grecs, l'homme est inscrit dans un espace. Il y est enfermé. Et il ne peut le dépasser qu'en comprenant quelle est sa place dans le monde et non en croyant qu'il peut prendre toute la place du monde. «Homère est une sorte de savoir universel» Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes? L'historien Paul Veyne a très bien posé la question [Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes?, Points/Seuil]. La réponse réside dans le sens que vous donnez au verbe «croire». Le mot croyance définit des plans d'adhésion intellectuels très divers. «Je crois que deux et deux font quatre», répond Dom Juan, chez Molière. Je crois que la Terre est ronde, ce qui est déjà différent, et que c'est elle qui tourne autour du Soleil. Je crois en la démocratie, en la fraternité, et en tout un tas de choses que je n'ai pas vérifiées... Mais ce n'est pas le même type de croyance que la foi, qui est adhésion à une vérité qui me dépasse et est imposée par le fait que l'on participe à une Eglise. Ces croyances sont différentes du credo religieux. Ce dernier uploads/Litterature/ jean-pierre-vernant-la-mythologie-c-x27-est-une-vision-de-soi.pdf
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- Publié le Mai 04, 2022
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