Jean Sénac, poète assassiné Publié sur www.revue-ballast.fr | 1 Texte inédit po

Jean Sénac, poète assassiné Publié sur www.revue-ballast.fr | 1 Texte inédit pour le site de Ballast Jean Sénac ? Inconnu pour la plupart des bataillons. On ne résume pas un homme en quelques mots sans lui faire affront ; notons toutefois qu’il naquit en Algérie, d’une famille plus que modeste, et qu’il rallia la cause indépendantiste — quitte à sacrifier en chemin l’amitié et l’admiration qu’il portait au père qu’il n’avait pas eu, Albert Camus. Poète brillant, socialiste d’humeur anarchiste, chrétien mécréant, homosexuel, Sénac écrivait sur tout ce qu’il trouvait (tickets d’autobus ou papier toilette), gueulait pour un rien et déclamait son amour sur les murs. L’écrivain et réalisateur Éric Sarner raconte ici la vie de ce poète mystérieusement assassiné un été de 1973, dans la cave qu’il occupait, sans un sou et mis au ban, en pleine Algérie indépendante. « Ce qui fait scandale… c’est sa sincérité. » Jean Renoir, à propos de Pier Paulo Pasolini Jean Sénac, poète dans la cité, dans la lumière exacte et brouillonne d’Alger, qui n’eut pas toujours raison et travailla dans la ferveur et une franchise toujours plus dangereuse. Il n’y eut pas, tout au long de la vie de cet homme-là, compagnon plus constant que le danger. Danger des solitudes et des enfers, danger des libertés et des ruptures, danger de la confusion, de la « guerre dans le cœur », et des lyrismes exorbitants. « La fleur que je préfère, c’est le chardon », répond-il au questionnaire de Proust. Mais il est né à Beni-Saf, une cité bâtie à flanc de colline, un port de pêche à l’entrée d’une petite baie où deux ravins côtiers débouchent sur la Méditerranée. C’est l’Oranie. L’histoire de la ville est jeune, elle a commencé presque à la fin du XIX e siècle. À Beni-Saf, à Oran, on est venu de partout, de toutes les régions d’Algérie, du Rif comme du sud marocain et d’outre-mer, bien sûr, colons de peuplement arrivés par exténuation. Le grand-père maternel de Sénac est originaire de Catalogne et travaille à la mine de fer. Il y a la mère, Jeanne, Jeanne Coma ou Comma. Il n’y a pas de père. C’est peut-être un gitan. Jean est Jean Comma jusqu’à ce que le reconnaisse Edmond Sénac¹, éphémère époux de Jeanne et père-géniteur de Laurette, sa sœur. « Sénac » sera le nom officiel, que Jean portera un peu « comme un pseudonyme ». Bien sûr, l’énigme du nom restera, mais le déni semblera la recouvrir Jean Sénac, poète assassiné Publié sur www.revue-ballast.fr | 2 tantôt : Comment s’appelait-il ? « Je ne sais pas. Je ne veux pas le savoir. Je ne veux pas que maman me le dise, ni tata Emma. Tonton est mort sans me le dire. Ça n’a aucune importance. Ça n’a jamais eu d’importance pour moi. » « Danger des solitudes et des enfers, danger des libertés et des ruptures, danger de la confusion. » Nous sommes dans le roman familial. Celui-ci s’appelle Ébauche du père, magistral journal de la quête identitaire. Sénac a affirmé, dans un entretien radiophonique de 1958 que le roman ne l’attirait pas, mais peu après il commence Ébauche du père, sous-titré Pour en finir avec l’enfance. Roman ? Écriture de soi. Soi ouvert de toutes parts, connues ou inconnues. Soi comme espace en mouvements, en figures haletantes. « J’ai horreur de raconter méthodiquement une histoire. » Le père ? « Un Gitan violent violeur. » Le nom importe-t-il tant ? C’est la présence qui manque. Le vide prend tout le champ et crée le rêve de fusion. Jean voit le Père, indiscutablement beau, son contraire à la glace. « Qu’est-ce que tu as à tellement te regarder ? » dit la mère, un peu illuminée, bigote, superstitieuse. Et lui, dans le roman, répond qu’il a gardé son père sous sa peau, comme une invisible statue. Il le voit élégant et canaille, grand, pas comme lui, petit homme à la forte tête, et il lui prête « la tristesse désinvolte des héros de Lorca ». Surtout, il voit le « Père en Lieu de Beauté et de Terreur. Homme d’effraction et d’infraction… Beau comme le mal… Ange crapuleux… Absolument, auréolé de son crime, l’Être ». « Il faudra que j’écrive ce soir des non-sens superbes qui me délivrent de mon mal. » Jean est le Bâtard, un titre dont la scandaleuse musique a l’air de l’enivrer en même temps qu’elle le terrorise. Le vivre en risque de Sénac commence là, si c’est possible. Dans la cour de l’école où il répète ce que sa mère lui a recommandé de dire : « Papa travaille aux Contributions Directes. Il est porteur de contraintes ». Il parle de Sénac, le père Sénac, de ses gros yeux, de sa moustache, de sa canne et de ses souliers vernis, mais le vrai père a une force autrement plus magique et même, dit-il mystérieusement, plus charnelle. Est-ce parce qu’il ressent l’invisible statue, la stature du Gitan en lui ? Jean Sénac, on dirait, a tout su, tout dit : « Quand on est Fils de ce Dieu, ou bien on est le Christ ou bien on est un monstre. » Et autant le Père porte une grâce sauvage qui fige le sang, autant Jean crève de honte. Jean Sénac, poète assassiné Publié sur www.revue-ballast.fr | 3 « Le Mensonge, le Jeu, c’est à travers eux que j’ai vu le père alors. » Il ne l’a pas vu. Il s’est collé de la boue sur les yeux et a menti. Il n’a rien vu. Si, il a vu sa bâtardise dans le regard des autres, sa solitude, l’ébauche de sa monstruosité. Lorsqu’il rentre de l’école : « Mon fils ! Tu t’es battu avec quelqu’un ? » Il répond oui : avec QUELQU’UN. Un peu plus tard ou un peu avant, Jeanne, paraît-il, l’habille en fille. « Ce que je veux dire c’est la vie. J’admire les ruses du langage. Je veux dire le Vit du Père, ma force condamnée. » Oran était la ville de toutes les races. Tout le monde était là, l’Arabe, l’Espagnol, le Juif, le Français, le Berbère. Racistes tous l’étaient, selon Sénac. Les injures : « Sales ratons ! », « Troncs de figuiers ! », « Baise le chien sur la bouche jusqu’à ce que tu en aies obtenu ce que tu désires ! » Et la grand-mère disant : « Je vais te donner au méchant Arabe ! » El Moro malo. Car tous vivent dans ce décor si mystérieux où l’Arabe est incompréhensible, dans un décor qui lui colle mieux qu’à tous les autres. Et passent les nomades et les fruits rutilants et les pas des chevaux et les fusils fumants de la fantasia. « Il s’affirme constamment algérien, mais Jean Sénac porte trois décors, trois histoires, trois pays. » Si l’on veut suivre les allées et venues de Sénac, Ébauche du père est un guide où se succèdent l’avant, l’après, le pendant, l’impossible, le mystère et le rêve de l’homme et du poète. Il s’affirme constamment algérien, mais Jean Sénac porte trois décors, trois histoires, trois pays. L’Espagne d’abord, en antériorité. Ses racines sont espagnoles (comme chez Camus du côté maternel), catalanes sûrement — le grand-père dans la mine, gitanes peut-être, le père sauvage, comme sans patrie. Lorsqu’il pense à cela, c’est « comme une bouffée d’absinthe ». Il y a là quelque chose d’une puissante geste, d’une vibration éternellement triste et nerveuse au même instant. Pour Sénac, l’Espagne s’appellera aussi Federico Garcia Lorca. La France est le pays de la langue. Il n’y a aura pas d’autres langues, en écriture, que celle du pays de France. De cette langue, il dit qu’elle est sa gloire et sa force, mais, dans le même temps, la maudit. Il s’en veut de ne pas connaître l’Arabe, se le reproche un moment (« en tant qu’intellectuel algérien »), puis la quarantaine passée renoncera à l’apprendre. Après tout, elle est sa gloire, sa force et même Kateb Yacine a eu ce mot : « Le français, un butin de guerre. » La France, ce sera aussi l’espace de la « métropole » : Paris, Gentilly, Marseille, Briançon, Chatillon-en-Diois… Et en dépit de telle accroche, de telle autre attache l’Algérie restera la mère. L’Algérie, « droite et frappée dans le soleil » n’est pas seulement nourricière, elle est significative des matins du monde, des naissances. Affectivement, politiquement, poétiquement, tous plans confondus. Il faudrait aussi dire un peu la méditerranéité, quelque chose qui s’attrape par l’enfance et surtout qui n’existe que par la Relation : les terres, les langues, les soupirs, les râles, les rives qui se relient par la mer, notre « maison ». Jean Sénac, poète assassiné Publié sur www.revue-ballast.fr | 4 Cueva del Agua, la grotte de l’eau : « C’est un friselis d’écume à l’oreille, c’est le matin dans les oursins. C’est notre cabanon sur les roches au flanc de la falaise ». Enfance modeste de Jean. Edmond Sénac s’est sauvé, la mère uploads/Litterature/ jean-senac-poete-assassine.pdf

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