La part du diable : Jean Wier et la fabrique de l’illusion diabolique « ILLUSIO
La part du diable : Jean Wier et la fabrique de l’illusion diabolique « ILLUSION, se dit aussi des artifices du Demon qui fait paroistre ce qui n’est pas. La monnoye du Diable sont des feuilles de chesne, qu’il fait paroistre d’or par illusion. Il a tenté les Hermites sous diverses formes qui n’estoient que des illusions. Toutes les apparitions d’esprit sont des illusions. » Fu re t i è re, Di c t i o n n a i re universel […], 1690. Prestidigitateur, bateleur, expert en masques, en impostures et en faux-sem- blants : le Diable que nous présentent les démonologues règne sur un théâtre d’ombres qui lui permet tantôt d’exagérer sa puissance, en offrant des spectacles qui ne sont que prestiges, tantôt d’endormir la méfiance des hommes, bien inca- pables de discerner, derrière les trompe-l’œil et les simulacres, la réalité de ses crimes et de son action réelle sur le monde. Tout l’objet du discours démonolo- gique est là : tracer, autour et au sein de chaque phénomène diabolique (appa- ritions d’esprits et de revenants, métamorphoses, incubes et succubes, sabbat et transport au sabbat, etc.), de multiples lignes de partage entre le réel et l’illusoi- re, entre le vrai et le faux, sans qu’il s’agisse jamais de ramener la totalité du fait diabolique d’un côté ou de l’autre. Ce débat sur les jeux du diable et de l’illusion ne naît pas avec les pre m i è res chasses aux sorc i è res menées dans le second quart du XVè siècle dans les vallées de l’ a rc alpin. Il y puise cependant une nouvelle vigueur, avec la multiplication des procès et des textes qui s’en nourrissent1, et la cristallisation, dans ces mêmes textes, du mythe du sabbat, autour duquel se stru c t u re l’idée d’une secte satanique, d’une « s o rcellerie conspiratrice2 1 . Rédigés entre 1428 et 1440, ces premiers textes ont été réunis dans : Ma rtine Os t o re ro et al., L ’ i m a g i n a i re du sabbat. Edition critique des textes les plus anciens (1430 c. – 1440 c.), Cahiers lausannois d’ h i s t o i re médié- va l e, n° 26, Lausanne, 1999. 2 . R i c h a rd Kieckhefer, « Magie et sorcellerie en Eu rope au Moyen Age », in Ro b e rt Muchembled (dir.), Ma g i e et sorcellerie en Eu rope du Moyen Âge à nos jours, Paris, Armand Colin, 1994, p. 35. REVUE TRACÉS n°8 – printemps 2005 – p. 29-46 30 REVUE TRACÉS n° 8 – printemps 2005 » travaillant à la ruine de l’ Eglise et de l’ Etat. Né de « stéréotypes antérieurs à propos de déviations re l i g i e u s e s3 », ce sabbat que l’on appelle d’ a b o rd « s y n a g o g u e » gagne vite le devant de la scène diabolique, tout en faisant l’objet d’un ardent débat, qui se focalise d’emblée sur la question du vol nocturne des sorc i è res. Car ceux qui tiennent pour le « t r a n s p o rt reel & corpore l »4 des suppôts de Satan se voient opposer un dogme formulé plus de cinq siècles plus tôt et amplement diffusé depuis, le canon Episcopi 5. Qu o i q u e n’ayant à l’origine aucun rapport avec la sorcellerie, ce texte qui condamne en quelques lignes ceux qui croient à la réalité des chevauchées nocturnes des femmes séduites par les illusions du démon constitue un écueil que devront pre n d re en compte les démo- nologues qui refusent non seulement de voir ce transport comme un simple fantasme diabolique mais, au delà, d’en déduire « que toutes les sorceleries du monde ne sont que p restiges & illusions de Sa t a n »6. Dans le dernier quart du XVIème siècle, au moment où se multiplient les textes consacrés aux sorcières et aux démons, ce sont ces voix-là, celles qui défen- dent la réalité du crime sabbatique, qui sont les plus nombreuses, ou qui, du moins, se font le plus entendre. Leur dernier grand adversaire, pour le XVIème siècle, est le médecin du duc Guillaume de Clèves, Jean Wier, qui publie en 1563 à Bâle son De Praestigiis daemonum et incantationibus ac venificiis libri V, traduit en français dès 15677. Un texte singulier, aux conclusions audacieuses ; mais la postérité a eu tendance à exagérer le caractère radical et novateur des arguments, au point de caricaturer quelquefois son auteur et d’en faire le précurseur des alié- nistes du XIXème siècle ou des psychiatres modernes. Wier a pour particularité de tracer une frontière rigoureuse entre magie et sorcellerie, partage qui tient à la fois au sexe des protagonistes et à la nature, réel- le ou illusoire, de leurs activités : « hommes doctes et prudents, mais curieux »8, les « magiciens infames » sont des conjurateurs de démons dans la lignée des 3 . Ib i d . 4 . L’ e x p ression, quasiment figée, est présente chez bon nombre de démonologues. Je cite sans moderniser l’ o r- t h o g r a p h e . 5 . Son histoire et l’ i m p o rtance qu’il revêt dans la formation de l’ i m a g i n a i re de la sorcellerie – avec au pre m i e r plan le motif du vol nocturne – ont été largement commentées. Voir notamment : Norman Cohn, Démonolâtrie et sorcellerie au Moyen Ag e : fantasmes et réalités [1975], Paris, Pa yot, 1982, pp. 252 s q., et Carlo Ginzburg, Le Sabbat des sorc i è re s [1989], Paris, Ga l l i m a rd, « Bibliothèque des histoire s », 1992. 6 . Pi e r re de Lancre, T ableau de l’inconstance des mauvais anges et demons […], Paris, Nicolas Buon et Jean Be r j o n , 1612, p. 530 : « […] ce Canon semble estre si formel, quelque interpretation qu’on luy veuille donner, pour dire que toutes les sorceleries du monde ne sont que prestiges & illusions de Satan, & qu’il n’y a rien dessentiel & re e l ; qu’on peut quasi asseurer qu’il ne veut dire autre chose sinon que toutes les sorc i e res re- s vent & songent, quant elles pensent estre reelement & corporellement transportees au sabbat. » 7 . On utilisera ici l’édition de 1569 : Jean Wi e r, Cinq livres de l’ i m p o s t u re et tromperie des diables, des enchan- tements et sorcelleries […], trad. Jacques Grévin, Paris, Jacques du Puys, 1569. 8 . Ibid., « Préface au lecteur », f° v v°. La part du diable : Jean Wier et la fabrique de l’illusion diabolique 31 nécromants du Moyen Age, à l’instar de Faust, dont la légende est alors en train de se construire. Sauf cas d’imposture manifeste, ceux-là sont réellement cou- pables des crimes diaboliques qu’on leur impute, et méritent donc la mort. À l’inverse, les crimes « féminins » des sorcières – possession, assistance et trans- port au sabbat, maléfices divers – sont pour Wier parfaitement imaginaires. La sorcière croit voir le diable ou agir avec lui, mais elle n’est que la proie d’une illu- sion. Le corps et l’esprit peuvent selon Wier produire à eux seuls de tels fan- tasmes : c’est le cas, nous dit-il, chez les mélancoliques ou les rêveurs. C’est d’ailleurs ce que suggère déjà le canon Episcopi, qui esquisse un rapide parallèle entre la sorcière bernée par les illusions du diable et le dormeur que le songe emporte hors de lui-même : Qui de nous n’est égaré par des songes et ne voit en dormant bien des choses qu’il n’a jamais vues pendant la veille ? Qui peut être assez fou pour s’imaginer que le corps éprouve l’effet de ce qui se passe dans l’esprit seulement ?9 Wier développe longuement, quoique de façon non systématique, ces argu- ments qui empruntent aux théories étroitement liées du rêve et des humeurs, ainsi qu’aux discours sur la « pathologie de l’imagination ». Le premier objet de notre étude sera donc d’analyser ce discours sur les mécanismes psychophysiolo- giques de l’illusion, en le rapprochant de ceux qui lui sont antérieurs ou contem- porains : bien loin de marquer une rupture, la pensée de Wier en cette matière se montre en effet fidèle à celle de son temps. On prendra cependant garde, en chemin, à ne pas oublier le diable. Car son ombre pèse toujours sur les sorcières. Le plus souvent, il est en effet pour Wier le créateur des illusions qui les égarent. Comme il l’annonce dès sa « Preface au lecteur », si les sorcières avouent des crimes imaginaires, c’est que le démon a su profiter des faiblesses de leur uploads/Litterature/ jean-wier-et-la-fabrique-de-l-illusion-diabolique.pdf
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- Publié le Jul 09, 2021
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