Le Cabinet d’amateur. Revue d’études pérecquiennes / 1 Essai de poétique compar
Le Cabinet d’amateur. Revue d’études pérecquiennes / 1 Essai de poétique comparée : Georges Perec et Jacques Roubaud Julie Magot Les poétiques de Jacques Roubaud et de Georges Perec présentent des similitudes significatives. L’Oulipo, le jeu avec les nombres, les lettres, la place du poème sur la page ou encore la musique sont autant de paramètres à prendre en considération lorsque l’on étudie la poétique de ces deux Oulipiens. L’œuvre de Georges Perec est d’une grande cohésion malgré la diversité des textes qui la composent. Sa poésie s’appuie particulièrement sur deux pratiques oulipiennes agissant au niveau de la composition des lettres en mots, le palindrome et l’hétérogramme, deux contraintes d’écritures qui jouent sur l’ordre des lettres d’un énoncé sujet à transformation et définissent une forme d’écriture anagrammatique. Un même questionnement traverse ses textes, il s’agit de celui du sens, de la connaissance, de la mémoire, en un mot une réflexion sur le langage. Cette réflexion se retrouve dans l’œuvre de Jacques Roubaud, qui mêle un respect de la tradition à une volonté d’explorer et de repousser toujours plus loin les limites établies par le genre. L’Oulipo (que Georges Perec rejoint en 1967, un an après Jacques Roubaud) repose sur cette idée de jeu, d’expérimentation avec le sens et les mots. Nous nous intéresserons plus particulièrement à leurs œuvres poétiques respectives que nous présenterons dans un premier temps. Notre attention se portera ensuite sur le rôle du langage, de la mémoire, de l’Oulipo et de la contrainte, de la combinatoire, et de la musique dans leur écriture. I. Deux poètes, deux œuvres poétiques a. Les ouvrages Il convient en premier lieu de dresser un panorama de l’œuvre poétique de Georges Perec et de Jacques Roubaud. Le premier présente un certain nombre de textes comme étant des poèmes. Il s’agit d’Ulcérations (1974), d’Alphabets (1976), du recueil intitulé La Clôture et autres poèmes (1980), qui reprend des textes antérieurs dont une nouvelle disposition d’Ulcérations, ainsi que de Beaux présents, Belles absentes (1994). Ulcérations paraît en 1974 dans une édition hors commerce limitée à 150 exemplaires de la Bibliothèque oulipienne, qu’il inaugure. Le texte se compose de 399 anagrammes du mot « ulcérations », que Georges Perec présente dans l’Atlas de littérature potentielle comme un hétérogramme composé des onze lettres les plus fréquentes de la langue française : E, S, A, R, T, I, N, U, L, O, C. Une double disposition typographique met en évidence la contrainte et son résultat. Alphabets reprend la même contrainte hétérogrammatique qu’il réduit à dix lettres (E,S,A,R,T,I,N,U,L,O) ; la onzième lettre étant l’une des seize lettres restantes (B, C, D, F, G, H, J, K, M, P, Q, V, W, X, Y, Z). L’ensemble se compose de onzains dont chaque vers a onze lettres. Le poème est en quelque sorte au carré. Ainsi l’ouvrage comporte onze poèmes en B, onze poèmes en C et ainsi de suite, soit au total onze alphabets complets, c’est-à-dire cent soixante seize poèmes. Le principe de la double disposition est repris mais s’y ajoute parfois une troisième présentation affichant l’exploit d’une contrainte supplémentaire comme le L en diagonale, le V à l’initiale, etc. Un seul poème par page souligne l’aspect pictural du recueil que viennent renforcer les nombreuses illustrations de Dado. Le recueil La Clôture et autres poèmes doit son titre à un ensemble de dix-sept poèmes hétérogrammatiques qui inaugurent le volume. Comme les deux séries qui suivent, « Trompe l’œil » et « Métaux », « La Clôture » fait partie de ces textes d’abord parus en édition hors Le Cabinet d’amateur. Revue d’études pérecquiennes / 2 commerce accompagnés d’œuvres plastiques ou les accompagnant : photographies ou graphi- sculptures. Beaux présents, Belles absentes présente à la fois un hommage personnel, un écrit de circonstance et une contrainte littérale. En effet, Beaux présents n’utilise dans chacun de ses poèmes que les lettres contenues dans le nom du dédicataire ou dans la devise donnée. Georges Perec se livre également à de nouvelles expérimentations de « progression alphabétique » dans deux poèmes. Il s’agit d’Alphabet pour Stämpfli et de Prise d’écriture. Un poème ou plus précisément un chant nuptial d’Epithalames retient particulièrement notre attention car il est écrit par Georges Perec en l’honneur du mariage de son ami Jacques Roubaud avec Alix-Cléo Blanchette. Le lien poétique qui les unit sur la page se matérialise en une amitié qui facilite la communication entre leurs œuvres poétiques. Nous ne nous intéresserons qu’à deux œuvres poétiques de Jacques Roubaud pour plus de clarté. Il s’agit de Signe d’appartenance et de La forme d’une ville change plus vite hélas que le cœur des humains. En 1967, paraît le livre dont le titre est le signe d’appartenance (qui exprime la relation d’appartenance et, par extension, est le symbole de l’appartenance de l’être au monde). Il est exclusivement composé de sonnets. Pour sa composition, Jacques Roubaud s’inspire de la théorie mathématique bourbakiste et du jeu de go ; il construit même son livre sur le modèle d’une partie (qu’il considère comme une partie générique entre un joueur expérimenté, dont le niveau surpasse largement celui de son adversaire, et un joueur de plus faible envergure) ; le poète choisit d’adopter le point de vue du joueur le moins expérimenté. Il fait le choix d’écrire en s’appuyant sur un jeu, comme l’a fait Lewis Carroll avec les échecs. Le second ouvrage retenu est comme un hommage à la marche et à Paris, cette ville que le poète a dit ne pas aimer. Il s’est souvenu d’un conseil de John Cage : « si un bruit vous ennuie, écoutez-le »1. Dès lors, Jacques Roubaud a entrepris de connaître cette ville, et ce en composant des poèmes ; il avait également en tête Courir les rues (1967) de Raymond Queneau ainsi que des poèmes de quelques autres piétons de Paris, comme Jacques Réda (plus souvent cycliste d’ailleurs), Baudelaire, Apollinaire, Aragon, Eustache Deschamps, Villon, Nerval, Georges Perec, Jacques Jouet, Michèle Grangaud ; et tant d’autres2. Nous nous intéresserons principalement aux sonnets de La forme d’une ville change plus vite hélas que le cœur des humains. Le titre du recueil est emprunté à Charles Baudelaire qui a écrit « La forme d’une ville change plus vite hélas, que le cœur des mortels » (Jacques Roubaud a remplacé « mortels » par « humains » : il introduit par ce geste une nuance positive, de vie) et est un amoureux de Paris, de son ciel, de son enfer. Ce sera donc à partir de ces différents ouvrages que nous essaierons de comparer les poétiques respectives de Georges Perec et de Jacques Roubaud. b. Le langage Le langage est un élément central de l’écriture poétique. Dans le texte oulipien, le mot n’est plus lié seulement, ou plus forcément, à un référent (concret ou conceptuel), il est une pièce d’un jeu sur le langage. L’espace de l’écriture devient alors l’espace de la dissimulation et du piège du sens. Déconstruisant le signe, la poétique oulipienne pose ainsi le problème du sujet écrivant. L’écriture oulipienne, déléguant le choix créateur à des procédures arbitraires 1 Henry Deluy, « Entretien avec Jacques Roubaud », Action poétique, 4e trimestre 1999, n° 157, p. 179-181. 2 Ibid. Le Cabinet d’amateur. Revue d’études pérecquiennes / 3 et rigoureuses, jugule l’ordre du discours intérieur, et ébranle la constitution du Je. Mais là où, pour André Breton, cette dislocation permet de mieux cerner la pensée donc l’individu, il s’agit plutôt avec l’Oulipo d’une disparition, d’une évacuation du sujet. « L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots », pour reprendre une phrase de Mallarmé dont cette autre formule semble plagier par anticipation un commentateur de Vœux : « Le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire, achève l’isolement de la parole »3. Les textes oulipiens de Georges Perec révèlent la nécessité pour le poète de se protéger d’une histoire personnelle difficile à cerner et à raconter. Grâce à l’expérimentation poétique, il évite le registre de l’effusion où le langage se révèle impuissant et va même plus loin en se détachant du texte littéraire classique, lisible, cohérent, où le sens est maîtrisé. Georges Perec oulipien devient comme le possesseur légitime du langage, objet désormais manipulable, jouet aux possibilités infinies mais contenues. Le domaine de l’écrivain et du poète est ainsi débarrassé de toute angoisse, de tout investissement personnel qui viendraient perturber, « corrompre » le poète et sa poésie. Jacques Roubaud, quant à lui, définit la poésie comme un jeu de langage (et en cela rejoint la conception de Georges Perec, et plus précisément, la dimension du nombre dans la langue) : elle est le déploiement rythmique de la langue. Cette définition formelle met l’accent sur un point : la forme-poésie se singularise parmi les arts du langage car elle actualise le rythme. Cette caractéristique rythmique écarte la poésie des questions reposant sur le sens qu’elle véhicule ou le caractère philosophique qu’elle peut revêtir. Non qu’elle ne porte aucune signification, il s’agit plutôt de mettre uploads/Litterature/ jmagot-georges-perec-et-roubaud.pdf