9 Note de l’auteur L’idée de cet ouvrage est venue d’une quête per- sonnelle. N
9 Note de l’auteur L’idée de cet ouvrage est venue d’une quête per- sonnelle. Né en Afrique dans une famille animiste, y ayant grandi jusqu’à l’adolescence, j’ai toujours éprouvé le sentiment quelque peu déroutant de n’être pas encore issu de mon commencement. Quand j’ai eu quatorze ans, les religieuses alsaciennes qui m’élevaient au Cameroun ont décidé de m’envoyer à Strasbourg pour poursuivre mes études et devenir prêtre. Je quittai la grande famille africaine pour me retrouver dans les frimas et la solitude alsacienne. Comme un scribe nos- talgique et scrupuleux, j’entrepris plus tard des études de théologie et de philosophie pour me connaître, me révéler à moi-même, défi nir mon identité… Je renonçai au sacerdoce pour devenir professeur de philosophie, puis je rencontrai la femme qui me donnera une fi lle. Ce qui, ailleurs, n’aurait peut-être été qu’un simple épisode de ma vie, conté pour le plaisir, deviendra le hiéroglyphe d’une quête intérieure, faite de souvenirs, d’évo- cations de lieux, d’événements et de personnes 10 s’inscrivant en moi comme autant de traces dont le sens ne s’est jamais laissé déchiff rer que sur le fond de profondes interrogations. Je suis allé jusqu’en Israël dialoguer avec André Chouraqui, traducteur de la Bible et du Coran. De cette rencontre est né un ouvrage : Le Livre de l’alliance qui, en 2000, interrogeait déjà le rapport entre l’animisme et le judaïsme. Chacun de nous est l’héritier d’une longue lignée faite de générations qu’il ne connaît pas, sa vie est irriguée de liens de sang qu’il n’a pas choisis. Comment oublier que je participe de deux cultures, suffi samment diff érentes pour m’écar- teler littéralement ; pour me féconder aussi, si je parviens à me tenir aux meilleures parts de l’une comme de l’autre. Comment nouer les deux bouts sans perdre l’une ou l’autre part de cet héritage ? Comment retrouver le fi l ténu de cette existence dont nous buvons toute l’eau amère mais dont nous goûtons aussi de temps à autre les saveurs inouïes ? Je décidai de retourner au commence- ment et cela vaut pour l’avenir comme pour le présent, comme pour le passé, car du commen- cement nul n’est jamais sorti. J’ai rencontré Tala, la femme pygmée, en allant, comme tous les Africains, chercher un peu de sagesse auprès de ces gens de petite taille dont l’existence même est menacée par la modernité. Nous nous sommes rencontrés une cinquantaine de fois et chaque halte m’a toujours semblé un rapport vivant à la part la plus profonde de mon être en deçà de son histoire. Une manière de quête 11 spirituelle dont l’objet mal défi ni, incurablement ambigu, se révélait toujours plus indicible au fur et à mesure des rencontres. Mon histoire personnelle a été marquée dès l’enfance par un désir d’approfondissement de soi et du rapport au monde. La vieille philosophie dont je me suis nourri et que j’enseigne au lycée nous apprend que l’essence de l’arbre se trouve, égale à elle-même, présente dans le moindre copeau. Or, j’ai la certitude intime, et qui se passe de raisons, qu’il existe une parole antérieure, commune à toute humanité, sans hiatus, sans césure, sans ponctuation, d’où naît, à la faveur d’une écoute attentive, une invita- tion à vivre autrement. Peut-être faut-il se détourner du préjugé concernant l’animisme qui le cantonne à une religion archaïque, ou encore à l’idolâtrie. Il faut accepter de le penser comme une façon de philo- sopher autrement, comme un retour aux sources, à la condition de toutes les conditions, en même temps que l’horizon de toutes les aspirations : vivre… Il faut donc entendre ce titre, Le dieu perdu dans l’herbe, non comme un énième traité de philosophie occidentale, c’est-à-dire comme la lumière de l’esprit humain que l’on projette sur les choses, mais bien comme une tentative de laisser la lumière venir jusqu’à nous pour imprégner l’esprit humain. Nous devons choisir de nous mettre avec modestie du côté du copeau, sans nous laisser gagner par l’orgueil en nous plaçant 12 dans l’optique de l’arbre. Acceptons donc le ren- versement de notre posture, et par là de notre perspective. L’Afrique a encore beaucoup à nous dire. Étant passé par la grande épreuve, elle est en quelque sorte initiée. Elle peut encore beaucoup pour nous. Un bref échange avec mon éditrice, qui s’est prise de passion pour Tala, nous a conduits à revenir à la simplicité. Il est probable que l’enseignement de cette femme aujourd’hui retournée à la terre n’aura pas fi ni de creuser ces expériences originaires d’une vie à la fois la plus immédiate, qui d’emblée nous est donnée depuis avant notre naissance, mais qui par notre aveuglement reste souvent lointaine. Nous n’écoutons plus la voix du corps qui parle, une voix ténue, semblable à un souffl e, qui fi nit par se taire si nous l’ignorons. Elle est pourtant un guide puissant et fi able. Il y a un temps pour donner un sens à son vécu et il y a un temps où il ne reste plus guère au vivant qu’à tenter de vivre, c’est du moins ce que j’ai cru comprendre au fur et à mesure que je me retirais auprès de Tala, disposant, pour singulière fortune, de la somme des expériences partagées et me don- nant pour tâche de les restituer, non pour ce qu’elles furent, mais d’en reconnaître l’urgence absolue pour qui veut vivre enfi n. Il nous reste donc à apprendre à vivre. Pour celui qui a compris que penser ne nous sauvera pas du désastre, ce livre est une invitation à devenir cet enfant assis, la face renversée vers le ciel nocturne, et dont le regard s’égare dans ce semis d’étoiles sans distinction de limites. Le voici qui se relève et chancelle en ses assises, acceptant enfi n d’avancer et de prendre le risque de devenir l’étoile, de vivre… 15 La mort du père Comme les chrétiens des premiers temps se préparaient au baptême par un rituel d’ascèse et de réfl exion, mon père s’était préparé à la mort. En 2000, alors qu’il avait soixante-huit ans, les médecins lui avaient découvert un myélome mul- tiple des os, développant dans le squelette de nombreuses tumeurs. Les médecins du CHU de Strasbourg lui avaient donné trois mois à vivre et l’avaient invité à retourner en Afrique mettre de l’ordre dans ses aff aires. À ce stade de la maladie, disaient-ils, il est évident que le corps devient compassion, douleur et abandon. Lorsque j’avais informé mon père de ce dia- gnostic, sa réponse avait été sans appel : « Mon heure n’est pas encore arrivée. Laisse les méde- cins faire leur travail de médecins. À leur regard humain ne sont données que des formes étroites et crues. Nul ne connaît mon corps mieux que moi- même. » 16 Il avait néanmoins accepté d’aller passer quelques semaines en Afrique et était revenu consulter ses médecins qui observaient une stabilité dans le déve- loppement de la maladie. Cela faisait dix ans, cela faisait onze ans… et sa chevelure foisonnait de la même énergie, grison- nante mais luxuriante. L’âge ne prenait pas sur cette masse qui abondait, de soi-même, en un mépris total du pronostic médical. De même que les traits de son visage n’exprimaient rien de sensiblement humain et semblaient refl éter une aventure inté- rieure tout à fait hors de prise. Mon père était d’une vitalité proprement scandaleuse. Il refusait tout moyen de transport, préférant marcher. La maladie voudrait qu’à ce stade le patient fût vieux, laid, épuisé, rebutant, rencogné en des territoires dépourvus de charme – mais non. Mon père exhibait violemment l’un des signes les plus fastidieux de sa vigueur, disant, en quelque façon : tenez, voilà pour vous, c’est tout ce que vous méri- tez. Et il est vrai que nous sommes aveugles : une image nous bouche la vue. Février 2011. Il commençait à concevoir la mise en scène de l’ultime voyage. Il savait que cette sortie serait la dernière de sa carrière, et il s’y prépara longuement. Il s’y consacra. Il demanda d’abord à être hospitalisé au CHU de Strasbourg dans le service d’oncologie, puis préféra une hospitalisation à domicile, comme on se retire dans une pièce sans 17 décor, une cour intérieure, une cellule monacale d’un ordre auquel personne n’avait encore songé. Il se retira donc en lui-même et s’appliqua, avec toute son attention, aux gestes les plus simples du quoti- dien, aux postures, aux rythmes capables de saisir le sens de ce qu’il voulait exprimer en cette ultime apparition. Il avait conscience d’avoir à exposer, ainsi qu’une âme devant le tribunal du Jugement dernier, la profondeur qui avait été le ressort de sa vie, depuis son enfance africaine jusqu’à ce dernier séjour lorrain, perturbant les prédictions médicales. Certains jours, il se levait et se calait dans un angle du mur, le visage tourné vers la porte ouverte. Il me disait alors qu’il aimait sentir contre ses épaules la résistance de la cloison et sous ses pieds nus celle du plancher. Il s’accordait le plaisir d’écouter vivre son corps, uploads/Litterature/ internet-effa-le-dieu-perdu-dans-l-herbe-indd.pdf
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- Publié le Nov 28, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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