PÉDEFLOUS (Olivier), « “Un mot panomphée”. (Rabelais, Cinquiesme livre, chapitr

PÉDEFLOUS (Olivier), « “Un mot panomphée”. (Rabelais, Cinquiesme livre, chapitre XLV) », L’Année rabelaisienne, n° 1, 2017, p. 275-296 DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06298-1.p.0275 La diffusion ou la divulgation de ce document et de son contenu via Internet ou tout autre moyen de communication ne sont pas autorisées hormis dans un cadre privé. © 2017. Classiques Garnier, Paris. Reproduction et traduction, même partielles, interdites. Tous droits réservés pour tous les pays. © Classiques Garnier PÉDEFLOUS (Olivier), « “Un mot panomphée”. (Rabelais, Cinquiesme livre, chapitre XLV) » RÉSUMÉ – Cet article s'intéresse au déploiement d'un mot-clé chez Rabelais, “panomphée”, et donne des éléments nouveaux de lecture et de contextualisation de la fin du Cinquiesme livre en approfondissant les sources de la parodie bachique d’initiation. Une place importante est faite à l’influence des lectures gréco-latines de Rabelais et à la tradition des poèmes visuels (technopaignia). ABSTRACT – This article explores the deployment of one of Rabelais’s keywords, “panomphée,” and offers some new elements for the reading and contextualization of the end of the Fifth Book by looking deeper into the sources of the bacchic parody of initiation. We emphasize the influence of Greco-Latin readings of Rabelais, and the tradition of visual poems (technopaignia). « UN MOT PANOMPHÉE » (Rabelais, Cinquiesme livre, chap. xlv) … pour le bien entendre il faut savoir du latin, un peu de grec et ­ l’histoire de son tems. Guy Patin1 À la fin du Cinquiesme livre, dans une scène ­ d’initiation ratée au temple de la Dive, Panurge reçoit le mot tant attendu de la bouteille : Voicy dist Panurge, un notable chapitre, et glose fort authentique : est-ce tout ce que vouloit pretendre le mot de la Bouteille trimegiste ? ­ J’en suis bien vrayement. – Rien plus, respondit Bacbuc, car Trinch, est un mot panomphée, celebré et entendu de toutes nations, et nous signifie, beuvez. (CL, xlvi, 834) Panomphée est un mot qui étonne. ­ C’est un hapax de Rabelais en français. Répertorié par ­ L’Encyclopédie de Diderot et ­ d’Alembert, il ­ n’a pas droit de cité dans le Trésor de la Langue Française ou les autres dictionnaires du français. Les études pionnières de Leo Spitzer ont insisté sur la nécessité de ne pas isoler les hapax2 et ­ l’importance du développement ­ d’instruments de travail prenant en ­ compte le caractère transnational des recherches sur la langue à la Renaissance. En effet, le mot ­ n’est pas inconnu du corpus gréco-latin et surtout de la poésie néo-latine ­ contemporaine de Rabelais. ­ C’est une des voies suggérées par Spitzer dans un autre article important où il invite les chercheurs à se préoccuper de la lexicographie latine de la Renaissance, sorte de variation sur le thème « ­ c’est honte de se dire savant sans maîtriser le néo-latin3 ». 1 Guy Patin, Vienne, Österreichische Nationalbibliothek, Cod. palat. 7071 (Naudeana, Grotiana, etc., Mélanges Guy Patin), f. 353. 2 Leo Spitzer, « Un hapax ne peut être expliqué par la linguistique seule : Gormont et Isembard », Modern Philology, 42, 1945, p. 133-166. 3 Leo Spitzer, « The Problem of Latin Renaissance Poetry », Studies in the Renaissance, 2, 1950, p. 118-138. © 2017. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. 276 OLIVIER PÉDEFLOUS Le Chinonais était un maître lexicaire4 ; il doit voir porter à son crédit la familiarité avec le maniement de la syllepse et un goût de la synonymie qui le ­ conduit à collectionner les mots et notamment les rariora. On ­ connaît son sens de la profondeur du feuilleté sémantique grâce à des jeux de mots qui développent les possibilités phoniques, notamment par la pratique du ­ commentaire des auteurs. Il avait sans nul doute pris acte de la ­ complexité du projet de Politien ­ qu’il a édité à Lyon en 1533 chez Gryphe5 et de la difficulté de sa lecture en suivant les ­ commentaires de Nicolas Bérauld, qui ­ l’évoque ainsi dans sa prælectio sur la silve Rusticus (1513) : [opusculum] varium ac multiplex, plenumque priscæ ac reconditæ doctrinæ, atque ideo locis plerisque lucis indigens. Intellegi enim haec Angeli poematia nisi ab eo qui priscorum lectionibus assueverit non possunt, sed praecipue Sylva haec nostra, sparsa multiplici fruge veterum lectionum. « [­ c’est un petit ouvrage] varié, multiple, empli ­ d’une science antique et peu accessible et, pour cette raison, manquant de clarté en presque tous ses passages. En effet, ces poèmes ­ d’Ange ne peuvent être ­ compris que de ceux qui sont accoutumés à la lecture des auteurs antiques et, plus que toute autre pièce, cette Sylve que nous présentons ici et qui est parsemée des multiples fruits de la lecture des Anciens6. » Bérauld ­ s’était appuyé sur cette difficulté même pour justifier sa défi- nition des ­ commentateurs de poètes (interpretes) ­ comme de véritables inspirés, pourvus, ­ comme les auteurs mêmes ­ qu’ils annotent, à la fois ­ d’une érudition encyclopédique et ­ d’un mystérieux élan créateur 7. 4 Voir les développements de Romain Menini pour le grec, « Rabelais helléniste », Bulletin G. Budé, 2013, no 1, p. 216-240, et ceux de Mireille Huchon sur Rabelais et la « question de la langue » : « Rabelais et le vulgaire illustre », dans La Langue de Rabelais – La langue de Montaigne, F. Giacone (dir.), ÉR, XLVII (2009), p. 19-39. 5 Claude La Charité, « Rabelais lecteur de Politien dans le Gargantua », Le Verger 1, janv. 2012 (en ligne). 6 Nicolas Bérauld, Praelectio et ­ commentaire à la silve Rusticus ­ d’Ange Politien (1518), édition, traduction et ­ commentaire de P. Galand, avec la coll. de G. A. Bergère, A. Bouscharain et O. Pédeflous, Genève, Droz, 2015, p. 78-79. 7 Voir Perrine Galand-Hallyn, « Nicolas Bérauld : autoportrait en ­ commentateur enthou- siaste » dans La Philologie humaniste et ses représentations, P. Galand-Hallyn, F. Hallyn et G. Tournoy (dir.), Genève, Droz, 2005, t. II, p. 311-341. © 2017. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. « Un mot panomphée » 277 AU ­ COMMENCEMENT ÉTAIT HOMÈRE Or Panomphée est un mot poétique, une épithète homérique qui qualifie Jupiter présidant aux oracles au chant VIII de ­ l’Iliade : Πὰρ δὲ Διὸς βωμῷ περικαλλέϊ κάββαλε νεβρόν, Ἐνθα πανομφαίω Ζηνὶ ῥέζεσκον Ἀχαῖοι. « ­ L’aigle laisse tomber le faon près de ­ l’autel splendide où les Argiens à Zeus, maître des voix, présentent leurs offrande8. » Toute ­ l’histoire du mot, durant le paganisme, restera attachée à cette origine homérique. Rabelais lisait directement le grec et ses ­ compétences en ce domaine ne cessent ­ d’être revues à la hausse9. Le mot figure encore dans la ­ continuation rédigée par Quintus de Smyrne (Posthomerica, V, 626), mais cette fois appliqué à Hélios. Contrairement aux emplois chez Simonide dans ­ l’Anthologie grecque (VI, 52, 2)10 et dans les Argonautiques orphiques (v. 660) où, en suivant Francis Vian, il faut traduire ­ l’expression par « Zeus, le Verbe universel » parce que « Zeus Panomphaios ­ n’a plus de rapports précis avec la divination11 », Rabelais a fait en sorte de revenir au sens du rite et de la divination de ­ l’épopée archaïque. Il a réfléchi ­ comme ses ­ contemporains sur ce texte fondateur et ­ l’exégèse homérique lui est familière. On se souvient du « prologe » de Gargantua où il est question des « allegories lesquelles de luy [sc. Homère] ont calfetré Plutarche, Heraclides Ponticq, Eustatie et Phornute : et ce que ­ d’iceulx Politian a desrobé » (G, Prol, 7). ­ C’est précisément le grand ­ commentateur byzantin ­ d’Homère, Eustathe de Thessalonique12 – ici « Eustatie » et cité ­ comme « Eustathius sus ­ l’Iliade 8 Iliade, VIII, 249-250, trad. R. Flacellière, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1955, p. 224. 9 Outre les travaux de Michael Screech, mentionnons, pour la médecine, Vivian Nutton, « ­ Rabelais’s Copy of Galen », ÉR, XXII (1988), p. 181-187, quelques éléments dans Olivier Pédeflous, « Græce non legitur ? Pratiques du grec en France au début du xvie siècle. Les spécificités ­ d’un moment ­ culturel », P. Hummel (dir.), Translatio. La Transmission du grec entre tradition et modernité, Paris, Philologicum, 2009, p. 11-25. La synthèse et la démonstration figurent maintenant dans Romain Menini, Rabelais altérateur. « Græciser en françois », Paris, Classiques Garnier, 2014. 10 Anth. Pal, IV, 52. Il est question de la ­ consécration de la lance au Panomphaioi Zeni. 11 Les Argonautiques orphiques, éd. et trad. F. Vian, Paris, Les Belles Lettres, CUF, 1987, p. 121. 12 Eustathe, Commentarii ad Homeri Iliadem, éd. M. van der Valk, Leyde, Brill, vol. 2, 1976, p. 575 : « Πανομφαῖος δὲ Ζεὺς κατὰ μὲν ἀλληγορίαν, εἰς ὃν πᾶσα ὀμφὴ, ἤγουν ἁπλῶς φωνὴ © 2017. Classiques Garnier. Reproduction et diffusion interdites. 278 OLIVIER PÉDEFLOUS homerique » dans la bouche de Panurge au Tiers livre (TL, xviii, 408) – qui donne ­ l’interprétation la plus ­ complète de panomphée dans ses Parekbolai à ­ l’Iliade. ­ L’allégorie, la référence au songe, ­ l’explication de la uploads/Litterature/ l-annee-rabelaisienne-2017-n-1-varia-un-mot-panomphee.pdf

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