Mil an Kundera L ’art du roman essai Gal l imard © Milan Kundera, ¡986. Tous dr

Mil an Kundera L ’art du roman essai Gal l imard © Milan Kundera, ¡986. Tous droits de publication et reproduction en langue française réservis aux Éditions Gallimard Dois-je souligner que je n’ai pas la moindre ambi­ tion théorique et que tout ce livre n’est que la confession d’un praticien ? L ’œuvre de chaque romancier confient une vision implicite de l’histoire du roman, une idée de ce qu’est le roman; c’est cette idée du roman, inhérente à mes romans, que j ’ai essayé de faire parler. M. K. Première partie : l ’ h é r i t a g e d é c r ié d e c e r - VANTES 11 Deuxième partie : e n t r e t i e n su r l ’ a r t du ROMAN 33 Troisième partie : n o t e s in s p ir é e s par « l e s SOMNAMBULES » 61 Quatrième partie : e n t r e t i e n su r l ’a r t de la COMPOSITION 87 Cinquième partie ; QUELQUE PART LA-DERRIÈRE 119 Sixième partie : s o i x a n t e - t r e i z e m o ts 143 Septième partie : DISCOURS DE JÉRUSALEM : LE r o m a n e t l ’ eu r o pe 187 PREMIÈRE PARTIE L ’H É R IT A G E D É C R IÉ D E C E R V A N T E S 1 En 1935, trois ans avant sa mort, Edmund Husserl tint, à Vienne et à Prague, de cél èbres conférences sur l a crise de l ’humanité européenne. L ’adjectif « européen » désignait pour l ui l ’identité spirituel l e qui s’étend au-del à de l ’Europe géographique (en Amérique, par exempl e) et qui est née avec l ’ancienne phil osophie grecque. Cel l e-ci, sel on l ui, pour l a première fois dans l ’Histoire, saisit l e monde (l e monde dans son ensembl e) comme une question à résoudre. El l e l ’interrogeait non pas pour satisfaire tel ou tel besoin pratique mais parce que l a « passion de connaître s’est emparée de l ’homme ». La crise dont Husserl parl ait l ui paraissait si pro­ fonde qu’il se demandait si l ’Europe était encore à même de l ui survivre. Les racines de l a crise, il croyait l es voir au début des Temps modernes, chez Gal il ée et chez Descartes, dans l e caractère unil até­ ral des sciences européennes qui avaient réduit l e monde à un simpl e objet d’expl oration technique et mathématique, et avaient excl u de l eur horizon l e 13 monde concret de l a vie, die Lebenswelt, comme il disait. L ’essor des sciences propul sa l ’homme dans l es tunnel s des discipl ines spécial isées. Pl us il avançait dans son savoir, pl us il perdait des yeux et l ’ensembl e du monde et soi-même, sombrant ainsi dans ce que Heidegger, discipl e de Husserl , appel ait, d’une for­ mul e bel l e et presque magique, « l ’oubl i de l ’être ». - Él evé jadis par Descartes en « maître et possesseur de l a nature », l ’homme devient une simpl e chose pour l es forces (cel l es de l a technique, de l a pol i­ tiq u e ,^ l ’Histoire) qui l e dépassent, l e surpassent, l e 'possëdent. Pour ces forces-l à, son être concret, son « monde de l a vie » (die Lebenswelt) n’a pl us aucun prix ni aucun intérêt : il est écl ipsé, oubl ié d’avance. 2 Je crois pourtant qu’il serait naïf de considérer l a sévérité de ce regard posé sur l es Temps modernes comme une simpl e condamnation. Je dirais pl utôt que l es deux grands phil osophes ont dévoil é l ’ambi­ guïté de cette époque qui est dégradation et progrès à l a fois et, comme tout ce qui est humain, contient l e germe de sa fin dans sa naissance. Cette ambiguïté n’abaisse pas, à mes yeux, l es quatre derniers siècl es européens auxquel s je me sens d’autant pl us attaché que je suis non pas phil osophe mais romancier. En effet, pour moi, l e fondateur des Temps modernes n’est pas seul ement Descartes mais aussi Cervantes. 14 Peut-être est-ce l ui que l es deux phénoméno­ l ogues ont négl igé de prendre en considération dans l eur jugement des Temps modernes. Je veux dire par l à : S’il est vrai que l a phil osophie et l es sciences ont oubl ié l ’être de l ’homme, il apparaît d’autant pl us nettement qu’avec Cervantes un grand art européen s’est formé qui n’est rien d’autre que l ’expl oration de cet être oubl ié. En effet, tous l es grands thèmes existentiel s que Heidegger anal yse dans Être et Temps, l es jugeant dél aissés par toute l a phil osophie européenne anté­ rieure, ont été dévoil és, montrés, écl airés par quatre siècl es de roman européen. Un par un, l e roman a découvert, à sa propre façon, par sa propre l ogique, l es différents aspects de l ’existence : avec l es contem­ porains de Cervantes, il se demande ce qu’est l ’aven­ ture ; avec Samuel Richardson, il commence à exa­ miner « ce qui se passe à l ’intérieur », à dévoil er l a vie secrète des sentiments; avec Bal zac, il découvre l ’enracinement de l ’homme dans l ’Histoire ; avec Fl aubert, il expl ore l a terra jusqu’al ors incognita du quotidien ; avec Tol stoï, il se penche sur l ’inter­ vention de l ’irrationnel dans l es décisions et l e comportement humains. Il sonde l e temps : l ’insai­ sissabl e moment passé avec Marcel Proust ; l ’insaisis­ sabl e moment présent avec James Joyce. Il interroge, avec Thomas Mann, l e rôl e des mythes qui, venus du fond des temps, tél éguident nos pas. Et caetera, et estera. L e roman accompagne l ’homme constamment et fidèl ement dès l e début des Temps modernes. La 15 « passion de connaître » (cel l e que Husserl considère comme l ’essence de l a spiritual ité européenne) s’est al ors emparée de l ui pour qu’il scrute l a vie concrète de l ’homme et l a protège contre « l ’oubl i de l ’être » ; pour qu’il tienne « l e monde de l a vie » sous un écl ai­ rage perpétuel . C ’est en ce sens-l à que je comprends et partage l ’obstination avec l aquel l e Hermann Broch répétait : Découvrir ce que seul un roman peut découvrir, c’est l a seul e raison d’être d’un roman. Le roman qui ne découvre pas une portion jusqu’al ors inconnue de l ’existence est immoral . La connaissance est l a seul e moral e du roman. J’y ajoute encore ceci : l e roman est l ’œuvre de l ’Europe ; ses découvertes, quoique effectuées dans des l angues différentes, appartiennent à l ’Europe tout entière. La succession des découvertes (et non pas l ’addition de ce qui a été écrit) fait l ’histoire du roman européen. Ce n’est que dans ce contexte supranational que l a val eur d’une œuvre (c’est-à- dire l a portée de sa découverte) peut être pl einement vue et comprise. 3 Quand Dieu quittait l entement l a pl ace d’où il avait dirigé l ’univers et son ordre de val eurs, séparé l e bien du mal et donné un sens à chaque chose, don Quichotte sortit de sa maison et il ne fut pl us en mesure de reconnaître l e monde. Cel ui-ci, en l ’absence du Juge suprême, apparut subitement dans 16 une redoutabl e ambiguïté ; l ’unique Vérité divine se décomposa en centaines de vérités rel atives que l es hommes se partagèrent. Ainsi, l e monde des Temps modernes naquit et l e roman, son image et modèl e, avec l ui. Comprendre avec Descartes l’ego pensant comme l e fondement de tout, être ainsi seul en face de l ’uni­ vers, c’est une attitude que Hegel , à juste titre, jugea héroïque. Comprendre avec Cervantes l e monde comme ambiguïté, avoir à affronter, au l ieu d’une seul e vérité absol ue, un tas de vérités rel atives qui se contredisent (vérités incorporées dans des ego imagi­ naires appel és personnages), posséder donc comme seul e certitude l a sagesse de l’incertitude, cel a exige une force non moins grande. Que veut dire l e grand roman de Cervantes ? Il existe uploads/Litterature/ l-art-du-roman-pdf.pdf

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