G ALLIMAR D PAUL GREVEILLAC L’ÉTAU roman DU MÊME AUTEUR Aux Éditions Nicolas Ey

G ALLIMAR D PAUL GREVEILLAC L’ÉTAU roman DU MÊME AUTEUR Aux Éditions Nicolas Eybalin LES FRONTS CLANDESTINS, nouvelles, 2014. Aux Éditions Gallimard LES ÂMES ROUGES, roman, 2016. Prix Roger-Nimier. Bourse de la Découverte Fondation Prince Pierre de Monaco. CADENCE SECRÈTE. La vie invisible d’Alfred Schnittke, récit, 2017. Prix Pelléas-Radio Classique 2018. MAÎTRES ET ESCLAVES, roman, 2018 (« Folio » no 6757). Prix Jean-Giono 2018. Prix de soutien à la création littéraire de la Fondation Del Duca 2018. Prix des Lecteurs de Levallois 2019. ART NOUVEAU, roman, 2020. Prix du Salon du livre de Chaumont 2021. l ’ étau PAUL GREVEILLAC L’ É TA U r o m a n G A L L I M A R D © Éditions Gallimard, 2022. Pour les repentis Les siècles de mort accumulés parmi ces ruines ne sont pas des ténèbres, une obscurité qui engloutit les images, mais plutôt une lumière claire et immuable, dans laquelle l’œil discerne chaque objet. Claudio Magris, Danube OUVERTURE Usine Fernak, sud de Prague – avril 1997 Les vautours s’affairent. Dans des soupirs d’aéroglisseurs, ils courbent leur long cou. Ils insèrent leur bec de fer dans les interstices de la machine en devenir. Ils ricanent. Ils soudent. De noirs bousiers d’acier aux mandibules puissantes soutiennent les grands blocs de tôle composite le temps de l’opération. Une fois la carcasse constituée, elle poursuit son chemin sur le tapis roulant. Plongée sous le souffle continu de seiches artificielles, elle est peinte. En noir. Elle pourrait tout aussi bien l’être en blanc : une voiture se vend d’autant mieux qu’elle est anonyme. Le véhicule ressemble encore à son propre sque- lette. On pourrait le croire en fin de cycle, démembré pour la casse, plutôt que sur le point de sillonner les routes. Puis le squelette est soulevé par un treuil. Comme flot- tant, en gestation dans l’air stérilisé. Un peu plus loin, dans un chuintement de succion, de grands poulpes soulèvent avec aisance son pare-brise. Sa lunette arrière. Deux plumes. Ils donnent des yeux à la structure précise, à sa masse calculée au micron près, à son épaisseur exacte – point de rencontre parfait entre la rentabilité économique et la sécurité routière. L’intervention nécessite tout au plus une minute. Enfin une nouvelle carcasse, identique à la première, est déposée devant leurs tentacules. Dans la grande usine immaculée, les robots industrieux dansent un ballet violent, désarticulé, maladroit, tiré pour- tant au cordeau. Partout règne le froid, le muet désarroi de la machine. Partout transpire le triomphe hypnotique de son ordre. La lumière savante interdit l’ombre. La cli- matisation, les variations de température. L’industrie est une science au service du capital et, voudrait-on s’en convaincre, de l’homme. Toutes choses égales par ailleurs. Dans ce Jérôme Bosch de science-fiction vaquent quelques âmes en blouse blanche. En même temps que leur attirail de chirurgien, chaque matin, elles endossent de lourdes responsabilités. De leur professionnalisme dépend le bon fonctionnement de l’usine. Le plein régime de leur Tchéquie natale, qui a tant souffert, tant attendu, et renaît aujourd’hui dans le plein emploi sous la jalouse protection de l’OTAN. Les gestes des blouses blanches ont cette même précision machinale. Et c’est à leur lassitude – sous-jacente mais réelle – qu’on comprend avoir affaire à des femmes, à des hommes, plutôt qu’à des robots. Ils sont ouvriers, ils sont ingénieurs. On ne sait pas trop. La mémoire vive a supplanté le savoir-faire. Le calepin dans une main, un instrument de mesure spectroscopique à infrarouge dans l’autre, ils sont les seuls rescapés du parachèvement du taylorisme par l’intelligence artificielle. Où sont donc passés les centaines, les milliers d’ouvriers d’antan ? Ils sont morts. Ils sont partis. On vit mieux en Tchéquie. Bercé dans son bien-être de coton, derrière ses doubles-fenêtres, après toutes ces années de froidure et d’exposition aux bourrasques de l’Est. Le samedi, on aime se rendre au match de hockey sur glace. C’est rituel, L’étau 16 comme tout le reste. Cela se fait même avec la bénédiction de l’employeur : Fernak finance la Ligue nationale. Aux premières loges du boléro robotique, perchés sur une plate-forme d’acier en surplomb courant le long des murs, quelques experts portent aux nues la chaîne de fabri- cation avec la retenue atavique de paysans un peu rogues. Ils déploient un vocable de technicité comme une langue dernier cri. Ils débitent les chiffres avec une aisance de table de multiplication. Dans leurs voix vibre par instants le trémolo de la fierté. Nad’a et Anděl Zdražil considèrent tout cela d’un œil éteint. Ils sont frère et sœur. Ils ont la cinquantaine. Ils portent l’un comme l’autre des lunettes strictes. Leurs visages sont durs comme des coins de bûcheron. Mais dans leur regard réside une grande douceur. C’est à peu près tout ce qu’ils ont en commun. Ils sont pour ainsi dire étrangers l’un à l’autre. Ils se voient deux à trois fois par an : des rencontres de circonstance pleines de maladresses. Ils ne posent pas de questions. Pas encore. Ils n’oublient pas la raison de leur présence ici. Ils n’ont que faire du futur, ni même du présent de l’automobile. Ils veulent connaître les secrets du passé. Leur père a dirigé Fernak pendant les années noires de la guerre. A-t-il été un héros (comme le leur a affirmé leur mère envers et contre tout) ? A-t-il été au contraire un salaud de la pire espèce (c’est l’opinion des historiens d’après 1945) ? Le passé, en tout cas, entrave Nad’a et Anděl Zdražil. Cet héritage les contraint. Ils s’y débattent comme dans des sables mouvants. Nad’a Zdražilova figure parmi les universitaires les plus renommés du pays. À ce titre, elle a été nommée titulaire de la chaire de sciences politiques de l’université Charles. Jusqu’à ce qu’on exhume des unes de journaux collaborationnistes. Jusqu’à ce qu’un Ouverture 17 magazine publie un cliché sur lequel pose son père, perché sur un panzer décoré de petits drapeaux à croix gammée. Cette photographie a fait resurgir en Nad’a des moments oubliés. Avec horreur, elle s’est souvenue avoir jadis joué à un-deux-trois soleil avec la fille de Reinhard Heydrich. Le « boucher de Prague ». Prise de panique, animée par le désir de comprendre autant que par celui de se justifier, elle s’est précipitée dans les locaux du magazine. Elle a insisté pour rencontrer le directeur. Il a bien voulu la recevoir. Il a même convié son rédacteur en chef – agent provocateur retors. Entre eux, le ton est vite monté. Nad’a a eu des mots durs envers « ce torchon de tabloïd qui abreuve de mensonges ceux qui sont trop bêtes pour les croire ! ». Mais sous la table, le rédacteur en chef avait placé un dictaphone. Deux jours plus tard, au journal télévisé, on dénonçait une tentative d’atteinte à la liberté de la presse. Bande-son à l’appui. Fille d’un collaborateur notoire, coupable d’ingé- rence, Nad’a Zdražilova ne saurait disposer d’une chaire au sein de l’université la plus prestigieuse de Tchéquie. On lui enjoint officieusement de démissionner. On lui fait com- prendre que le ministère de l’Éducation est ouvert à ses propositions : ne voudrait-elle pas, par exemple, devenir documentaliste ? Mais un pressentiment l’habite. Elle aime l’image qu’elle a conservée de Bohuš Zdražil. Elle ne veut pas croire que sa mère ait menti. Elle pense que la meilleure défense, c’est l’attaque, ou plutôt, dans son cas, la contre- attaque. Elle sait aussi qu’une fille ignore tout de son père. Électre, elle entoure le mystère d’une aura noble. Fronçant les sourcils comme si elle était sujette à la migraine, Nad’a Zdražilova plante ses yeux bleus à la pau- pière lourde dans ceux de son frère. Elle est d’un charisme tranquille. — Nous voudrions voir autre chose. Anděl Zdražil acquiesce pensivement. Il a grandi sous L’étau 18 les insultes de ses camarades de classe. Il n’a jamais été accepté parmi les Pionniers. Ces vexations ont fait de lui un homme trop grand, trop fort, emprunté. Il a toujours peur d’avoir l’air con. Il prend autant de place qu’un ours dans un magasin de porcelaine. Dans la destitution de sa sœur, il a vu un appel du pied du destin. Il n’a jamais trop su que faire de sa vie. Il veut pouvoir régler ses comptes avec ce père qu’il n’a pas connu. L’aimer pour de bon. Ou bien lui faire endosser à titre posthume sa part de respon- sabilité dans le perdant qu’il est. Il y a aussi du trivial dans sa quête identitaire. Anděl Zdražil fait partie d’une espèce en voie de disparition en Tchéquie : il est « chômeur de longue durée ». Il occupe bien, de loin en loin, un emploi de manutentionnaire. Il en récolte d’ailleurs toujours un ongle bleu sur le point de tomber. Il espère en secret tou- cher une sorte de prime de l’État s’il est avéré que son père était un héros. Les experts de Fernak feignent d’être pris de cours. Offusqués par l’indifférence brutale avec laquelle les héri- tiers Zdražil traitent leurs plus belles réussites. Mais ils ont tout prévu. uploads/Litterature/ l-etau.pdf

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