BBF 2005 Paris, t. 50, no 2 16 Une certaine visibilité… brouillée En France, l’
BBF 2005 Paris, t. 50, no 2 16 Une certaine visibilité… brouillée En France, l’histoire des biblio- thèques a toujours été et demeure une direction d’un champ discipli- naire, « l’histoire du livre », qui a émergé et conquis ses lettres de noblesse comme la reconnaissance universitaire dans les années 1960. La meilleure preuve en est que les quatre volumes de l’Histoire des bi- bliothèques françaises ont paru quelques années après la publication, entre 1982 et 1986, d’une Histoire de l’édition française, elle aussi en quatre volumes, dont ils constituent le contrepoids. Dans un même ordre d’idées, ce sont les revues d’histoire du livre qui accueillent les articles traitant d’histoire des bibliothèques, alors que les Anglo-Saxons disposent, en plus des premières, de périodi- ques spécialisés, tels Library History (Londres) et Libraries and Culture (Université du Texas). Un autre paradoxe est que, si l’école française d’histoire du livre (et des bibliothèques) s’est taillé une réputation internationale, et si ses ténors (Henri-Jean Martin, Roger Chartier…) sont connus et invités dans le monde entier,la discipline de- meure encore très marginale dans le monde universitaire hexagonal. À l’exception du Centre d’études supé- rieures de la Renaissance de l’Uni- versité de Tours, et du Centre d’his- toire culturelle de l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, elle n’est pas enseignée à l’univer- sité… mais cantonnée dans des éta- blissements de statuts particuliers. Citons par ordre chronologique d’ap- parition : l’École nationale des chartes, l’École pratique des hautes études, l’École des hautes études en sciences sociales,l’École nationale su- L’histoire des bibliothèques en France État des lieux L a publication, entre 1988 et 1992, d’une Histoire des bibliothèques françaises en quatre volumes a fait sortir du néant, ou peu s’en faut, un domaine presque totalement méconnu jusqu’alors, et abandonné à une poignée de spécialistes, bibliothécaires pour beaucoup. Cette publication a certes permis de faire le point sur les connaissances, elle a également pointé l’étendue de nos ignorances, stimulant en cela de nouvelles investigations.Au seuil du XXIe siècle, une quinzaine d’années après cet événement éditorial, il est légitime de s’interroger sur l’état présent de ce domaine de recherche dans notre pays. C’est ce que je tenterai de faire dans les pages qui suivent, sans prétention à l’exhaustivité mais en reprenant, développant et actualisant un propos présenté à l’occasion du bicentenaire de la Bibliothèque du Congrès (55). Dominique Varry École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques varry@enssib.fr R E C H E R C H E S S U R L A B I B L I O T H È Q U E BBF 2005 Paris, t. 50, no 2 17 D O S S I E R L’ H I S T O I R E D E S B I B L I O T H È Q U E S E N F R A N C E périeure des sciences de l’informa- tion et des bibliothèques. Pourtant les choses évoluent quelque peu.S’il a fallu qu’un univer- sitaire anglais rédige en anglais et sou- tienne en Angleterre, en 1976, une thèse sur l’histoire des bibliothèques françaises de la Révolution à 1939 qui n’a d’ailleurs été publiée en français que dix ans plus tard (4), à la même époque seule l’École nationale supé- rieure des bibliothèques éditait la thèse d’un juriste français sur un sujet voisin (15).Aujourd’hui,l’Histoire des bibliothèques françaises est citée 1 dans la production historiographique récente.Elle est même expressément revendiquée par une discipline en plein essor, l’histoire culturelle (40). Elle n’en demeure pas moins tiraillée entre cette dernière,une histoire des mentalités en perte de vitesse (30), une histoire de la lecture (14) popu- larisée par un best-seller dont l’auteur a été vu sur les plateaux de télévision (32),et l’histoire du livre dont elle est issue, mais qui est aussi une histoire technique, littéraire, religieuse, juri- dique, économique, sociale… Bref, une histoire totale. Cette difficulté de positionnement est encore aggravée par l’ambiguïté même de la notion de bibliothèque : collection de livres, privée ou pu- blique,institution,ensemble architec- tural… Autant de définitions et d’as- pects qui méritent d’être pris en considération par les chercheurs,mais l’ont été plus ou moins récemment et complètement.Faire de l’histoire des bibliothèques ne signifie pas avoir la même démarche envers le même objet selon la période dont on traite. La bibliothèque privée Il est de fait que jusqu’à la fin de l’Ancien Régime,l’histoire des biblio- thèques est pour l’essentiel celle de bibliothèques privées, qu’il s’agisse de bibliothèques individuelles ou de communautés. Ces bibliothèques donnent l’impression d’être bien connues… mais l’impression est peut- être trompeuse. Il n’est pas une des grandes thèses d’histoire sociale des années 1960-1970 qui ne sacrifie au chapitre incontournable sur les bi- bliothèques, en recourant à l’analyse des inventaires après décès. À les re- lire aujourd’hui à la lumière de la ma- nière dont sont menés trop de mé- moires de maîtrise, on est amené à s’interroger sur le degré de fiabilité de ces analyses effectuées, pour l’es- sentiel, par des chercheurs pleins de bonne volonté sous la direction de grands maîtres, les uns et les autres ne connaissant pas le livre ancien ! Seules,à mon humble avis,les études portant exclusivement sur la biblio- thèque privée paraissent aujourd’hui au-dessus du soupçon, telles celles conduites par Michel Marion sur le Paris des années 1750 (33),et sur une plus vaste échelle par Jean Quéniart sur la France de l’Ouest (34). L’Ancien Régime demeure cepen- dant la période pour laquelle on dis- pose de la plus riche palette de sour- ces, même si toutes sont biaisées : catalogues domestiques, catalogues de ventes publiques,inventaires après décès, inventaires de saisies révolu- tionnaires.Les premiers ont été exhu- més par Yann Sordet dans sa thèse sur Adamoli et dans un très bel article du Bulletin du bibliophile (49). Un re- pérage systématique de ce type de document dans les fonds publics autoriserait l’étude d’ensemble qui fait encore défaut. Les seconds, mis à l’honneur par Daniel Mornet (38) dès 1910, font aujourd’hui l’objet d’un regain d’intérêt, de nouvelles approches méthodologiques (9), et de bases de données 2.Pour leur part, les saisies révolutionnaires ont donné lieu à quelques études provinciales 3 qui mériteraient d’être étendues. L’exposition organisée par la Biblio- thèque nationale : 1789, Le Patri- moine libéré… a également constitué un jalon important de la redécou- verte de cette source, et son cata- logue demeure un instrument de ré- férence (2). Dans un autre ordre d’idée,la thèse d’Anne Kupiec a judi- cieusement attiré l’attention sur le mythe révolutionnaire du « livre-sau- veur » (28). L’épisode constitue en effet tout à la fois une bonne photographie de ce qu’étaient les collections privées au début de la Révolution, et un excel- lent point d’observation pour l’étude de l’organisation des bibliothèques institutionnelles au tournant du XIXe siècle. Il est désormais patent que, pour l’Ancien Régime,nous disposons d’in- formations variées pour les différents types de bibliothèques et de déten- teurs : de la collection bibliophilique de l’amateur huppé à la demi-dou- zaine de volumes de piété du labou- reur. Un des plus récents et des plus Titulaire d’une habilitation à diriger des recherches, Dominique Varry est maître de conférences à l’Enssib et chargé de conférences à l’École pratique des hautes études. Il a auparavant exercé comme professeur agrégé d’histoire puis ingénieur de recherches à la Direction du livre et de la lecture. Il a dirigé le tome 3 de l’Histoire des bibliothèques françaises (Les bibliothèques de la Révolution et du XIXe siècle, Éd. du Cercle de la librairie, 1991). Coauteur d’Hommes de Dieu et Révolution en Alsace (Brepols, 1993), son dernier ouvrage, « Sous la main de la Nation », les bibliothèques de l’Eure confisquées sous la Révolution française, sera publié en 2005 au Centre international d’étude du XVIIIe siècle. 1. Souvent très mal, les quatre volumes étant généralement attribués soit au directeur du premier, soit à la directrice du quatrième… ce qui amène à s’interroger sur l’utilisation réelle de l’ouvrage ! 2. Base « Esprit des livres » de l’Enssib : http://ihl.enssib.fr/ancien/Livranc.htm Base « Esprit des livres » de l’École des chartes : http://www.enc.sorbonne.fr/cataloguevente/ index.htm 3. Elles sont listées dans mes contributions suivantes : « Le livre otage de la Révolution. Conséquences bibliographiques des saisies politiques », Le livre voyageur : constitution et dissémination des collections livresques dans l’Europe moderne 1450-1830, sous la dir. de Dominique Bougé-Grandon, Klincksieck, 2000, p. 207-226 ; et « Revolutionary Seizures and their Consequences for French Library History », Lost Libraries. The Destruction of Great Book Collections since Antiquity, edited by James Raven, Basingstoke and New York, Palgrave Macmillan, 2004, p. 181-196. Voir également : Dominique Varry, « Sous la main de la Nation ». Les bibliothèques de l’Eure confisquées sous la Révolution française, Ferney-Voltaire, Centre international d’étude du XVIIIe siècle, sous presse. BBF 2005 Paris, t. 50, no 2 18 R E C H E R C H E S S U R L A B I B L I O T H È Q U E beaux travaux de reconstitution de ces bibliothèques est sans contexte l’étude que Jérôme Delatour a consa- crée aux uploads/Litterature/ l-histoire-des-bibliotheques-en-france.pdf
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- Publié le Sep 24, 2021
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