Écrire l'histoire Histoire, Littérature, Esthétique 4 | 2009 Le détail (2) L’âp
Écrire l'histoire Histoire, Littérature, Esthétique 4 | 2009 Le détail (2) L’âpre vérité, un défi de Stendhal aux historiens Carlo Ginzburg Traducteur : Martin Rueff Édition électronique URL : http://elh.revues.org/900 DOI : 10.4000/elh.900 ISSN : 2492-7457 Éditeur CNRS Éditions Édition imprimée Date de publication : 16 octobre 2009 Pagination : 89-104 ISBN : 978-2-35698-014-4 ISSN : 1967-7499 Référence électronique Carlo Ginzburg, « L’âpre vérité, un défi de Stendhal aux historiens », Écrire l'histoire [En ligne], 4 | 2009, mis en ligne le 16 octobre 2012, consulté le 27 août 2017. URL : http://elh.revues.org/900 ; DOI : 10.4000/elh.900 Tous droits réservés 89 Carlo Ginzburg L’âpre vérité, un défi de Stendhal aux historiens * Traduit de l’italien par Martin Rueff Carlo Ginzburg, « L’âpre vérité, un déi de Stendhal aux historiens » Écrire l’histoire, n° 4 – automne 2009, 89-104 89 1. Balzac lança un déi explicite aux histo- riens de son temps, Stendhal un déi implicite aux historiens du futur. Le premier est bien connu ; le second ne l’est pas. Je tenterai d’en analyser un aspect. Erich Auerbach a consacré un des chapitres centraux de Mimésis au rapport de Stendhal et de Balzac avec l’histoire 1. Pour l’évaluer, il faut signaler une donnée étrangement négligée par les commentateurs : dans la longue série des passages analysés au long de Mimésis, poètes et romanciers – Homère, Dante, Stendhal, Balzac, Proust et ain- si de suite – alternent avec des historiens comme Tacite, Ammien Marcellin et Grégoire de Tours, ou avec des mémorialistes comme Saint-Simon. Aujourd’hui, une telle coexistence peut sem- bler paciique. Pour la plupart des lecteurs il va de soi que les textes commentés par Auerbach sont, dans une mesure plus ou moins grande, des textes de iction. Cette interprétation de Mimésis, qui a sans aucun doute contribué à son succès dans les universités américaines, aurait horriié Auerbach 2. * J’ai présenté des versions différentes de cet essai à Harvard, lors d’une table ronde sur « Littérature et histoire » ; à la Siemens Stiftung de Munich et au département d’histoire de l’université de Sienne. Je tiens à remercier la Siemens Stiftung en la per- sonne de son directeur, Heinrich Meier, qui m’a permis de passer une période de recherches bénéique à Munich (2000). 1. Erich Auerbach, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, trad. Cornélius Heim, Paris, Gallimard, 1968, p. 450-488. Voir aussi la conclusion, p. 549. 2. Cf. Hayden White, « Auerbach’s Literary History : Figural Causation and Modernist Historicism », in id., Figural Realism. Studies in the Mimesis Effect, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1999, p. 87-100 (je discute ce texte dans un essai sur Auerbach et Dante à paraître prochainement). « L’âpRE vÉRitÉ, un dÉFi dE StEndhaL aux historiens » est la traduction d’un texte publié dans Il ilo e le tracce. Vero, falso, into, Milan, Feltrinelli, 2006. Ce livre paraîtra aux éditions verdier en 2010 sous le titre Le Fil et les Traces. Vrai, faux, ictif (traduction Martin Rueff). nous remercions Carlo Ginzburg et les éditions verdier, qui ont autorisé cette publication. Le sous-titre de son livre, ne l’oublions pas, est La représentation de la réalité dans la littérature occi- dentale (dargestellte Wirklichkeit in der abendländischen Literatur) 3. Auerbach avait un sens très fort de la réalité, et en premier lieu de la réalité sociale. Son approche « perspectiviste », qui s’inspirait de Vico (même si son noyau central était, à mon avis, une version sécularisée d’une idée de saint Augustin), se fondait sur l’idée que le développe- ment historique tend à engendrer des approches multiples de la réalité 4. Mais Auerbach n’était pas un relativiste. En commentant les descriptions des révoltes militaires que nous trouvons chez Tacite et Ammien Marcellin, Auerbach souligne que ces historiens ne se souciaient pas des « pro- blèmes objectifs » comme des « conditions de la population romaine », et relève qu’un « historien moderne se serait demandé comment la corrup- tion de la plèbe a pu prendre une telle ampleur ; il aurait tout au moins efleuré la question. Mais ceci n’intéresse pas Ammien et sous ce rapport, il va beaucoup plus loin que Tacite 5 ». Auerbach parvient donc à caractériser la nature spéciique des textes de Tacite et d’Am- mien Marcelin en opposant leur point de vue à un point de vue plus moderne et plus véridique. Il ne s’agit pas d’un exemple isolé. Même quand il examine des œuvres d’invention, Auerbach prend toujours en considération, explicitement ou non, la réalité historique, comme elle a été perçue par la conscience moderne. Dans le cha- pitre sur Stendhal, par exemple, Auerbach écrit : « L’élément de la perspective temporelle se mani- feste partout dans le traitement même des sujets. […] Dans la mesure où le réalisme sérieux des temps modernes ne peut représenter l’homme autrement qu’engagé dans une réalité globale politique, économique et sociale en constante évolution – comme c’est le cas aujourd’hui dans n’importe quel roman ou ilm – Stendhal est son fondateur 6. » Et pourtant, pour Auerbach, tout bien considé- ré, le réalisme sérieux, « moderne » de Stendhal, n’est pas pleinement moderne : « Néanmoins l’es- prit dans lequel il envisage les événements et tente d’en reproduire l’engrenage est à peine inluencé par l’historicisme [historismus] […]. Dans le dé- tail sa représentation des événements est fondée sur “une analyse du cœur humain” tout à fait conforme à la psychologie morale classique, elle Carlo Ginzburg, « L’âpre vérité, un déi de Stendhal aux historiens » Écrire l’histoire, n° 4 – automne 2009, 89-104 90 3. Le sous-titre des traductions française (« La représentation de la réalité dans la littérature occidentale ») et italienne (« il realismo nella letteratura occidentale ») est arbitraire. On notera cependant qu’Auerbach évoque dans sa conclusion un « Realismus des Mittelalters » en soulignant que le réalisme moderne s’inscrit à la fois dans sa continuité et en rupture par rapport à lui (Mimesis. dargestellte Wirklichkeit in der abendländischen Literatur [1946], Tübingen, 1994, p. 516). 4. Cf. Carlo Ginzburg, À distance. neuf essais sur le point de vue en histoire, Paris, Gallimard, 2001, p. 147-164. 5. E. Auerbach, Mimésis…, op. cit., p. 63. 6. ibid., p. 458-459. ne découvre ni ne pressent l’existence des forces historiques. On trouve chez lui des motifs ratio- nalistes, empiriques, sensualistes, mais guère ceux de l’historicisme romantique 7. » Pour trouver une attitude authentiquement historiciste, il nous faut nous tourner vers Balzac. Chez lui, romancier et historien convergent et montrent la vérité de l’idée romantique selon laquelle les multiples formes culturelles d’une même période se trouvent unies par une cohé- rence souterraine : « L’historicisme d’atmosphère et le réalisme d’atmosphère sont étroitement liés ; Michelet et Balzac sont portés par les mêmes courants […]. Une telle conception et une telle exécution [celles de Balzac] sont éminemment historicistes 8. » Arrivé à ce point, on serait tenté d’identi- ier le point de vue d’Auerbach avec l’historis- mus allemand – une catégorie qu’on ne confon- dra pas avec l’historicisme italien ni avec le new historicism américain 9. Certes, les passages de Mimésis qui vont dans ce sens sont nombreux. Mais sur le point de s’achever le livre prend une autre direction. Auerbach écrit en toutes lettres ce que le lecteur avait déjà commencé à suspecter : à savoir que les personnages principaux du der- nier chapitre, Marcel Proust et Virginia Woolf, ont inspiré aussi les principes formels sur la base desquels le livre lui-même a été construit. De to the Lighthouse et de la Recherche, Auerbach a repris l’idée, parfaitement étrangère aux histoires de la littérature traditionnelles, que c’est à partir d’un événement accidentel, d’une vie quelconque, ou d’un passage pris au hasard dans un livre, qu’on peut atteindre à une compréhension plus profon- de de l’ensemble 10. Comment concilier cette perspective histo- rique avec les caractéristiques des passages, pris dans des livres d’histoire ou de iction, étudiés au il de Mimésis ? Auerbach, qui se méiait des for- mulations théoriques explicites, évita de se poser cette question 11. Nous pouvons tenter de répon- dre en mettant en perspective un maître du pers- pectivisme comme Auerbach. Le point de départ de ce jeu de boîtes chinoises ou de mise en abyme sera le passage du Rouge et le noir qui a offert à Auerbach une de ses analyses les plus célèbres 12. Mais il est d’abord utile de rappeler quelques élé- ments contextuels. Carlo Ginzburg, « L’âpre vérité, un déi de Stendhal aux historiens » Écrire l’histoire, n° 4 – automne 2009, 89-104 91 7. ibid., p. 459. 8. ibid., p. 469, 476. 9. Auerbach fait référence à plusieurs reprises à Friedrich Meinecke, die Entstehung des historismus (1936) : cf. Mimésis…, op. cit., index. 10. E. Auerbach, Mimésis…, op. cit., p. 524-525. 11. ibid., p. 541-548 (cf. aussi toute la conclusion). 12. ibid., p. 450-465. Sur ce thème général, cf. Lucien Dällenbach, Le Récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris, Seuil, 1977. Carlo Ginzburg, « L’âpre vérité, un déi de Stendhal aux historiens uploads/Litterature/ l-x27-apre-verite-un-defi-de-stendhal-aux-historiens.pdf
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- Publié le Apv 19, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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