Revue Multilinguales Volume : 7 / N°: 2 (2019), pp. 104-116 Reçu le 01/07/2019

Revue Multilinguales Volume : 7 / N°: 2 (2019), pp. 104-116 Reçu le 01/07/2019 Accepté le 09/11/2019 Publié le 14/02/2020 104 L’ENSEIGNEMENT DU KABYLE DURANT LA PERIODE COLONIALE ET LA METHODE DIRECTE : L’EXEMPLE DES MANUELS DE BOULIFA THE TEACHING OF THE KABYLE DURING THE COLONIAL PERIOD AND THE DIRECT METHOD: THE EXAMPLE OF BOULIFA MANUALS Nadia BERDOUS1 Université de Bouira, Algérie CORTIER Claude Université de Lyon, France Résumé : Cet article propose une lecture descriptive analytique de l’enseignement du kabyle durant la période coloniale. Nous nous sommes intéressées aux manuels de Boulifa élaborés avec la méthode directe, imposée en France par les instructions ministérielles de 1902. En Algérie, elle sera intégrée aux programmes d’enseignement pour le français et à l’enseignement des langues parlées comme le kabyle. Mots-clés : Méthode directe, enseignement du kabyle, manuels d’enseignements, programmes d’enseignement, période coloniale Abstract: This article offers a descriptive analytical reading of Kabyle teaching during the colonial period. We were interested in the Boulifa textbooks developed with the MD imposed in France by the ministerial instructions of 1901. In Algeria, it will be integrated into the teaching programs for French and then to the orals languages as Kabyle. Keywords : Direct method, Kabyle education, teaching manuals, teaching programs, colonial period 1- Auteur correspondant 105 Comme la plupart des méthodologies d’enseignement, la méthodologie directe s’est élaborée en fonction de nouveaux besoins sociaux, alors suscités par la révolution industrielle mais aussi en réaction à la méthodologie traditionnelle qui accordait une place prépondérante à la traduction et qui nécessitait l’acquisition de connaissances grammaticales et culturelles importantes. A la fin du XIXe et au début du XXe siècle, face à l’extension du commerce et de l’industrie et à l’internationalisation des échanges, se développe sous l’impulsion des phonéticiens (Puren, 1988, Galazzi, 1991) un important mouvement réformateur de l’enseignement des langues vivantes, d’abord en Allemagne et en Scandinavie puis en France au début du XXe siècle : On appelle méthodologie directe la méthode utilisée en Allemagne et en France vers la fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle. Elle s’est également plus ou moins répandue aux Etats-Unis. En France l’expression “méthode directe” apparaît pour la première fois dans la Circulaire du 15 novembre 1901, qui l’opposait systématiquement à la méthodologie traditionnelle de grammaire-traduction en raison de son principe direct. Dans cette circulaire, on oblige pour la première fois tous les professeurs de langue étrangère à utiliser une méthodologie unique […] (Rodriguez Seara, Ana) Progressivement, se répand fortement l’idée que le but principal de l’enseignement des langues consiste d’abord à apprendre à les parler, et seulement ensuite à les écrire, et que leur connaissance pratique doit prévaloir sur l’acquisition d’une culture littéraire. C’est pourquoi, la méthode directe (désormais MD) a été officiellement imposée dans l’enseignement primaire et secondaire français par les instructions ministérielles de 1902, et par extension, sous l’impulsion du ministre Jules Ferry, dans les colonies et protectorats (Vigner, 2015 ; Cortier et al., 2016). En Algérie, elle sera intégrée aux programmes d’enseignement d’abord pour le français et ensuite à l’enseignement des langues parlées pour les Européens, Contestée par les tenants du bilinguisme (Machuel, 1885), elle évoluera dans la plupart des régions de France ou sous-domination française, très rapidement vers des méthodologies mixtes (Verny & Lieutard, 2007), conservant des aspects traditionnels, tout en introduisant l’enseignement de l’oral, comme nous allons le voir également dans les manuels élaborés pour le kabyle par Boulifa. Dans le présent article, nous nous intéresserons à l’enseignement du kabyle, comme langue étrangère, avec la méthode directe. Nous ferons une lecture descriptive analytique des deux manuels d’Amar Said Boulifa. L’objectif principal de cette étude est de voir comment Boulifa a exploité une méthodologie d’enseignement, conçue principalement pour les langues à large diffusion, comme le français, l’anglais…enseignées dans des cadres scolaires officiels, ayant une longue tradition écrite, pour l’enseignement du kabyle, langue orale et confinée dans des espaces domestiques et régionaux. 1- L’ENSEIGNEMENT DU KABYLE DURANT LA PERIODE COLONIALE ET LA METHODE DIRECTE L’extension considérable de l’espace colonial français à la fin du XIXe siècle, conduit les autorités françaises à créer en 1894 un ministère des Colonies, chargé de donner cohérence à l’action politique et administrative de la France dans ses colonies. La même année est fondée l’École coloniale dont la mission sera de former les administrateurs et les magistrats ayant à intervenir dans les colonies. (Vigner, 2015). Une politique éducative va se mettre en place, en Algérie, et permettra l’ouverture d’une chaire pour l’enseignement du berbère, du kabyle et de l’arabe algérien. Jusqu’à cette période, la connaissance du berbère était resté l’apanage d’un milieu très restreint, la production savante étant mal adaptée aux objectifs pratiques des instituteurs et des administrateurs 106 (Selles, 2013). Cet enseignement sera accompagné par des primes conséquentes pour encourager les fonctionnaires français et européens à suivre ces enseignements : L’école normale inaugurée à Alger en 1866, destinée à former de futurs directeurs d’écoles arabes- françaises, reste après le tournant politique de 1870 un pôle actif d’enseignement de l’arabe et du kabyle, et ce avant même la mise en place, au début des années 1890, d’une section spéciale pour les élèves-maîtres se destinant à l’enseignement indigène. (Messaoudi, 2013 : 84) Selon l’ouvrage Notions de kabyle (Mohamed El Hocine et Plault, 1960), plusieurs instances délivraient des diplômes, brevets et certificats de berbère (tamazight) : la faculté d’Alger, l’École Pratiques d’Études Berbères et l’École Nationale des Langues Orientales. Chaker, quant à lui, parle surtout de deux écoles qui ont formé des générations de berbérisants : l’Ecole normale de Bouzaréah et l’Ecole supérieure des lettres qui allait devenir la Faculté des lettres d’Alger (Chaker, 1996 :01). Certains Algériens, particulièrement des Kabyles, ont suivi ces formations et les dispenseront par la suite, à l’instar d’Amar Said Boulifa et de Belkassem Ben Sedira. Cet enseignement avait d’abord un objectif utilitaire, il concernait surtout les instituteurs qui allaient entrer en contact direct avec les kabylophones ou berbérophones. Puis, il a été élargi à tous les fonctionnaires qui voulaient bénéficier de la prime accordée aux titulaires de diplôme de langue berbère et/ou de langue kabyle, notamment pour ceux et celles qui voulaient accéder à certains postes administratifs, pour lesquels la maitrise du berbère et kabyle était une condition sine qua non d’admission. Les manuels d’enseignement de langue kabyle, durant la période coloniale, ont été d’une manière générale élaborés avec des méthodologies conçues pour l’enseignement/apprentissage des langues étrangères préconisées en France : « Il s’agissait de donner aux jeunes diplômés, dont les instituteurs surtout, une formation spéciale qui devait les préparer à enseigner dans les écoles kabyles ou ailleurs en Algérie.» (Berdous, 2017 : 228). Cela a toutefois permis un travail linguistique important et la production d’outils didactiques spécifiques : Le renouvellement des modes d’enseignement des langues vivantes avec le primat de la méthode directe, l’institution de primes pour les fonctionnaires berbérophones (1881) et de certifications universitaires (avec un brevet et un diplôme délivrés par l’école des Lettres d’Alger à partir de 1885) suscitent la réalisation de nouveaux ouvrages […] (Selles, 2013 : 142). Les différentes méthodologies de cet enseignement se sont inscrites dans une continuité identique à celle des langues vivantes où la méthodologie traditionnelle a d’abord été dominante, puis vint la méthode directe, « explicitement recommandée par les nouveaux programmes arrêtés par le recteur d’Alger en 1898 » (Messaoudi, 1913 : 98), avec plusieurs manuels pour l’arabe et, pour le kabyle, les manuels de Boulifa. Vers les années 60, la didactique du kabyle, langue étrangère, s’est enrichie avec le manuel Tizi-wuccen1 qui relève de la méthodologie audio- visuelle en vogue à l’époque en France. Soulignons cependant, que le grand changement dans l’enseignement du kabyle durant la période coloniale fut amorcé par les manuels de Boulifa qui orienta nettement l’enseignement vers la pratique orale de la langue : Au cours de ‘deuxième année’, l’élève étant suffisamment initié aux choses théoriques de la langue, sera appelé à se livrer à des exercices beaucoup plus pratiques et, partant, moins monotones. Basée sur la conversation, la méthode n’a, en effet, d’autre but que 1- DE VINCENNES, L., BROUSSE, L., Vincennes, TiziWwuccen,Méthode-multimédia-de-langue-tamazight Editions FCNAFA, Alger, 2012 107 d’habituer l’élève à la manœuvre pratique, à l’emploi, avec ses propres moyens, des connaissances acquises pour l’amener graduellement, à s’initier à la gymnastique spéciale du langage. (Boulifa, 1913 : VIII). L’accent mis sur l’enseignement de l’oral dans le deuxième manuel de Boulifa l’inscrit dans l’esprit de la MD, mais dans un deuxième temps, à la différence des autres méthodes de ce courant : « Ce principe direct en effet ne se réfère pas seulement dans l’esprit de ses promoteurs à un enseignement des mots étrangers sans passer par l’intermédiaire de leur équivalent français, mais aussi à celui de la langue orale sans passer par l’intermédiaire de sa forme écrite […] » (Puren, 1988 : 95). 2. L’ENSEIGNEMENT D’AMAR SAID BOULIFA ET LA METHODE DIRECTE 2.1. Un berbérisant prolixe Né vers 1865 à Adni (Fort National, Grande Kabylie), orphelin très jeune, Amar Said Boulifa fut élevé par son oncle maternel qui le scolarisa à Tamazirt, uploads/Litterature/ l-x27-enseignement-du-kabyle-durant-la-periode-coloniale-et-la-methode-directe-l-x27-exemple-des-manuels-de-boulifa.pdf

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