L’humour de Péguy Dans Clio Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne Le confi
L’humour de Péguy Dans Clio Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne Le confinement aura au moins eu ceci de bon de laisser le temps de lire avec un regard neuf des œuvres majeures. J’ai ainsi pu découvrir dans Clio un caractère sinon étonnant, du moins peu relevé, de la prose de Péguy. Un premier élément factuel saute aux yeux, dès qu’on parcourt le texte (téléchargé) : l’abondance des néologismes - qui ressortent en rouge sur l’écran comme inconnus au dictionnaire de la machine ! Ce sont rarement des mots vraiment nouveaux, plutôt des dérivations : directitude, vilitude et abruptitudes (bravitude n’y est pas !) ou des mots à-cheval, entre deux, comme complé(men)ter. L’oreille de Péguy lui a même permis de savoureuses onomatopées : marmottante ; marmonnante ; mâchonnante. Au total, une quarantaine de nouveautés, dont nous laissons de côté le relevé pour le moment. Il sera question ici de la joyeuse trouvaille qu’offre une lecture attentive : partout affleure l’humour de Péguy. Cet homme à l’allure austère, sombre, pétille d’intelligence, on le sait, et surtout jouit d’un regard amusé, à distance, sur les travers du monde ; les siens propres et ceux de son personnage, Clio, la muse de l’histoire. Un « austère qui se marre » ? Clio elle-même exerce l’ironie à son propre égard : « Il serait temps de penser à moi, dit-elle. On n’a pas trop de soi pour penser à moi. » (Œuvres en Prose Complètes III, Pléiade p. 1108.), déplorant telle formule malheureuse : « Dans l’histoire où tu luis, ça me donne un peu l’air d’un appareil d’éclairage. Mais enfin, cela, dit-elle, passerait encore. J’y suis malheureusement faite. Le respect s’en va tellement depuis Périclès. » (1142) Voici les traits de cet humour particulier, davantage présent, semble-t-il, dans Clio que dans d’autres œuvres d’où ressort plutôt l’humour « vache » du polémiste. D’emblée on est fixé. Clio, aïeule pleine de ressource(s), connaît sa propre mesure : « Être d’un temps et en même temps être d’un autre temps, voilà tout mon programme, dit-elle, vous voyez qu’il n’est pas compliqué. » (1173) Consciente d’avoir franchi les limites temporelles, elle s’exclame : « Je me croirais encore au temps de ma vieillesse. » (997) Et, au regret de ce temps dont elle se demande : « Qu’est-ce qu’il en reste ? », elle ajoute : « Moi, l’histoire, je trompe le temps. » (998) L’affection de l’auteur envers Clio l’autorise à une aimable dérision de son (propre) style : « (Elle répétait les mêmes mots, quelle paresse, quel signe de fatigue, quelle faiblesse, d’esprit, quelle sénilité. Au lieu d’employer des synonymes.) » (1044) Ce cadre posé, Clio s’adresse à ses « jeunes amis » qui « quand on leur donne des recherches à faire... ne s’en sortent pas », non sans un coup de patte aux maîtres de l’université : « Les bourses ne donnent pas toujours de l'esprit à ceux qui les reçoivent : elles en donnent toujours à ceux qui les distribuent. » (1000) Plus loin : « (Elle avait gardé de ses frottements en Sorbonne, et de quelques mauvaises fréquentations, une certaine vanité, un goût non pas tant des résultats que d’affirmer constamment (et de communiquer au monde quelque résultat). » (1118) Clio revient aussi sur son enfance de sœur aînée des muses « qui débarbouillais tout ce petit monde » avec dévouement : « Mais le dévouement n’est pas ce qui fait la beauté des filles. » (1000) Le rappel d’une récente maladie (voir De la grippe), « Quand on a l’honneur d’être malade », conduit à une allusion à la « science » qui joue sur les mots pour faire sérieux : « la grossièrement dite et vulgairement nommée jaunisse, grossièrement grotesque, le terriblement plus grave et scientifique ictère (grave) ». (1006) La critique de la fausse Jean-Luc PROFFIT 21, rue Émile Héroult 14470 Courseulles-sur-mer 06 61 42 07 54 jeanlucproffit@gmail.com 1 science, thème récurrent, revient à propos d’analyse littéraire : « C’est curieux, dit l’histoire, mais il ne faut pas le dire : on établit des symboles à grands frais. Puis, pourvu qu’on ne se serve pas de symboles, on comprend tout de suite. » (1054) Suit une digression d’autant plus comique qu’elle conclut cette très « sérieuse » analyse : « En un mot, dit-elle, c’est un ménage où la femme fait plus de bruit que le mari. On dit qu’il y a des ménages comme ça. Je parle des ménages de rimes. » (1057) Voici encore, plus loin, une satire des pédants : « Il ne restait plus qu’à étudier dans le plus grand détail les combinaisons, les superpositions de ces trois cercles discrets, leurs coïncidences partielles, leurs partielles discoïncidences, leurs plus ou moins partiels ou totaux éloignements. C’était commode, dit-elle, c’était tout fait, et en somme c’était un système de pensée qui souvent n’était pas beaucoup plus inexact que celui de la confusion. » (1119) Ou bien : « Mais pour les personnes qui s’occupent d’avoir des solutions au lieu de considérer les problèmes ; et qui commencent toujours par résoudre ; il est évident que pour ces personnes il n’y a rien. » (1203) L’humour noir surgit quand Péguy via Clio évoque le risque d’avilissement de l’œuvre littéraire : « Car l’espoir n’est point de n’être pas enterré. L’espoir, un entre mille, un entre des millions, est que l’enterrement dure longtemps. Qui sait. S’il pouvait durer toujours. L’espoir est que l’enterrement ne s’achève point en une inhumation. » (1024) La survie de l’œuvre y est relevée comme une question essentielle : « Il ne vous échappe pas, mon ami, que nous touchons ici à l’un des problèmes les plus difficiles et les plus profonds (les deux vont quelquefois ensemble) de la création même et de l’opération de l’œuvre. » (1026) De façon surprenante, le grave Péguy peut avoir des accents triviaux : « L’Olympe et le monde ne sont pas l’un de l’autre. On s’est fourni ailleurs. » (1160-1161) Sa réflexion sur l’épargne donne lieu à tout un passage assez cocasse : « Les fonctions d’épargne ont leur importance, qui est grande. Les betteraves et les carottes, les pommes de terre et les navets sont là pour nous le dire. Les pommes de terre rendent de grands services, surtout frites. Mais elles ne sont pas tout. Et surtout quand elles nous servent à nous, elles rendent moins de services aux solanées d’où nous les retirons. Et dans les animaux même il y en a. Pas des pommes de terre, des fonctions d’épargne. Mais elles ne sont pas tout. La graisse n’est pas tout l’homme. Ce système du progrès en caisse d’épargne est au fond, mon ami, vous le voyez, un système adipeux. » (1031-1032) On a là une sorte de pédagogie par l’humour... Le fort sérieux Péguy ne dédaigne pas non plus le jeu de mots, s’il vient avec naturel : - « Il ne faut jamais perdre de vue l’influence capitale (s’il est permis de parler ainsi) du Dernier jour d’un condamné sur la carrière littéraire, politique, romantique, humanitaire de Victor Hugo. » (1050) Hugo dont il écrit : « Et il va, il va. On dira tout ce qu’on voudra de Victor Hugo, dit-elle. On ne dira pas que c’est un moteur à gaz pauvre. » (1142) Et, à propos de l’air de Malbrou repris par le même Hugo : « Voilà ce que c’est pour une chanson, - et même pour une chanson populaire, - que de ne pas tomber, c’est le cas de le dire, dans l’oreille d’un sourd. » (1087) Et puis : « Nous mettrons ces lettres en italiques de 8. C’est par de tels procédés que nos professeurs à la faculté des lettres ont fini par se faire estimer de leurs collègues de la faculté des sciences, et presque ont réussi à se faire agréger, (si ce verbe n’est point exclusivement affecté à Jean-Luc PROFFIT 21, rue Émile Héroult 14470 Courseulles-sur-mer 06 61 42 07 54 jeanlucproffit@gmail.com 2 l’enseignement « secondaire »), comme des collègues de deuxième zone à la faculté des sciences. » (1052) Des traits d’esprit qui se passent de commentaire donneront passim une idée de la riche palette de l’humour de Péguy : - « Qu’en 1775, et même en 1784, il y ait eu un Français qui ait vu que l’Ancien Régime tombait, cela, n’est-ce pas, n’a rien d’extraordinaire. Tout le monde le voyait. Un Français voit toujours que le régime tombe. Qu’en 1775 et même en 1784 un Français (de plus) ait aidé à faire tomber l’Ancien Régime ou plutôt ait aidé l’Ancien Régime à tomber, il n’y a là non plus rien de bien extraordinaire. Un Français aide toujours le régime à tomber. » (1070) - - « (Un bon article du Petit Larousse, (dit l’histoire), ou d’un autre : Bonaparte. — Voir Napoléon). » (1066) - « Si j’étais professeur d’histoire, (dit l’histoire), j’en retiendrais que c’est, ou enfin que ça fait une bonne leçon d’histoire. uploads/Litterature/ l-x27-humour-de-peguy.pdf
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- Publié le Aoû 12, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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