COnTEXTES Revue de sociologie de la littérature 30 | 2021 Discours et imaginair

COnTEXTES Revue de sociologie de la littérature 30 | 2021 Discours et imaginaires de la Commune Faire et défaire l'histoire La Commune, le nouveau spectre global de la révolution Quentin Deluermoz https://doi.org/10.4000/contextes.9938 Entrées d'index Mots-clés : Commune de Paris, Réception, Presse, Révolution, Journalisme, Événement Texte intégral Une première version de ce texte a été publiée dans l’essai Commune(s), 1870-1871. Une traversée des mondes au XIXe siècle, Paris, Seuil, 2020. Cela n’amènerait pas, comme pour la Commune de Paris, à mettre le feu à l’Hôtel de ville, à mettre à bas le Secrétariat dont la construction n’est pas terminée, à détruire n’importe laquelle des nouvelles fontaines ou statues : c’est une manière propre aux Français quand ils veulent exprimer leurs sentiments, avec une accentuation particulière, ressemblant beaucoup à la célèbre façon chinoise d’obtenir du cochon rôti en brûlant une maison chaque fois qu’ils veulent s’offrir ce luxe (..) Mais on Si les résonances médiatiques des massacres de la Semaine sanglante et de la sortie de la Commune, puis leurs effets sociaux et politiques, sont bien connus dans le cas de la France1, ils débordent largement ce seul territoire. Aussi convient-il de s’intéresser à ce jeu de réverbérations et contre-réverbérations de plus longue portée qui agit aussi après les faits, même avec une moindre intensité, sur le devenir de l’évènement en France et ailleurs. Le tissu de mots qui décrit immédiatement l’épisode en est sous doute la composante la plus visible. Il prend parfois une allure presque réflexe et stéréotypée. Évoquant le problème des taxations à Bombay, ville décrite comme « ruinée », le Times of India s’amuse le 3 juin 1871 : 1 pourrait dire que la meilleure manière de faire est la dernière expérience à la mode récemment développée à Londres, celle des pétitionnaires indignés et indigents2. L’apparent unanimisme diplomatique Les sorties d’évènements, surtout lorsqu’ils cumulent révolution, transition politique et sortie de guerre sont souvent un temps de conflit pour la désignation de ce qui vient de se passer3. Dans le cas de la Commune, la réprobation l’emporte largement dans un premier temps. À l’étranger comme en France, le volant des soutiens, plus ouvert au début de l’évènement, se rétracte et une lecture plus partagée tend à s’organiser4. Les travaux sur le mouvement ouvrier international des années 1970 avaient bien perçu le phénomène, lorsqu’ils évoquaient un « mythe » de la Commune. Eux s’intéressaient au mythe positif, ouvrier, et moins au mythe négatif, plus visible, censé correspondre aux élites bourgeoises ou aux autres composantes des sociétés étudiées. 2 Massif, moins uniforme ni socialement homogène qu’il n’y paraît, ce dernier est pourtant essentiel : les lectures partagées qu’il regroupe, offertes à de multiples usages et articulées parfois à de puissants imaginaires sociaux redessinent la compréhension de l’insurrection parisienne. Elles participent ainsi directement de la recomposition post- Commune, que ce soit sur les marges de manœuvre des uns et des autres ou dans leurs possibilités d’expression. Les réactions diplomatiques internationales en donnent un premier aperçu ; mais cette réception se perçoit mieux à travers les journaux. Nous mobilisons ici un dispositif que nous avons déjà éprouvé pour le cas français5, en tentant de combiner des approches qualitatives et quantitatives à partir d’échantillons de presse, tout en gardant à l’esprit qu’une telle démarche, impliquant d’étudier ensemble les conditions de production et de réception, les modalités d’écriture et les réseaux de signification qu’elles mobilisent, se complique au niveau transnational puisqu’aux difficultés de l’exercice s’ajoutent l’inégal rythme de diffusion, la multiplicité des pôles de référence et des points de vue ou la richesse des cadres d’appréhension impliqués. Gageons toutefois qu’une telle approche devrait permettre de se pencher sur certaines des logiques et des effets de cette reconstruction transnationale de l’épisode parisien6. 3 En termes diplomatiques, la réception internationale s’aligne clairement sur celle de la France. Le 21 mars, annonçant le soulèvement parisien, Jules Favre avait minimisé les faits en évoquant de « déplorables évènements » qui ne « tarderont pas à rentrer dans l’ordre7 ». Trois mois plus tard, le ton des circulaires des 26 mai, 6 et 23 juin envoyées aux quatre coins du monde via les ambassades est tout autre. Celle du 6 juin évoque « la formidable insurrection que la vaillance de notre armée vient de vaincre, [qui] a tenu le monde entier dans de telles anxiétés8 ». Sans doute entre les deux dates Jules Favre a-t-il pris conscience de l’importance du mouvement communard. Mais les choix stratégiques sont également essentiels : en juin, la Commune et l’AIT, son instigateur désigné, doivent apparaître comme une menace pour les nations « civilisées » du monde entier. 4 Cet appel a été entendu, parfois même précédé, dès les débuts de la reconquête de Paris. En Grande-Bretagne, Robert Peel fait une déclaration à la Chambre des Communes le 25 mai dans laquelle il exprime sa sympathie à la France, « quelle que soit la forme de gouvernement », devant des faits « sans précédents dans l’histoire ». Il demande au gouvernement de réagir. Conservant la distance de rigueur, le premier ministre libéral Gladstone confirme qu’« il n’y a aucune épithète qui à aucun degré ne puisse donner satisfaction aux sentiments qui oppressent le cœur de tout homme9. » Se méfiant toujours d’un possible relèvement du vaincu, le chancelier allemand Bismarck n’en appelle pas moins le 7 juin à « la solidarité contre l’Europe socialiste ». Une dépêche du 13 juillet affirme que l’Allemagne soutiendra la France « comme les autres », « dans l’intérêt de la paix commune et de progrès général de la civilisation européenne10 ». De son côté l’Empereur austro-hongrois François-Joseph, lui aussi conservateur, fait envoyer le 26 5 À la une : incendies et massacres à la française mai une adresse de sympathie à Thiers et ses félicitations pour le rétablissement de l’ordre11. Le tsar russe en fait de même, tandis que le Roi et le gouvernement espagnols félicitent le chef de l’État français « pour l’énergie avec laquelle il a sauvé la France et l’Europe12 ». À la Chambre espagnole, le ministre de l’Intérieur libéral Sagasta condamne avec vigueur « les actes que la France pleure, dont l’humanité a honte et que l’histoire enregistrera avec indignation13 ». Même expression publique de regrets, quoique moins vigoureuse, dans les parlements italien, belge, ou grec. Les États-Unis ne sont pas en reste. Plus au sud, le ministre de la Confédération argentine félicite le 12 juin le chef de l’exécutif français. Le gouvernement conservateur du Brésil apporte lui aussi son soutien. Alors qu’ils sont divisés autour de la question de l’abolition de l’esclavage, le Sénat et la Chambre adoptent une résolution officielle commune qui exprime le « sentiment d’horreur que lui inspire l’anarchie qui a réussi la détruire la plus belle partie de la grande capitale de Paris se félicite de la victoire de la cause de la civilisation et des principes du christianisme14 ». Plus discret, le Sultan turc prend note du relèvement de la situation à Paris. Sur le continent asiatique, le souverain du Siam envoie une lettre à Jules Favre le 28 mai. La réponse du ministre des affaires étrangères (la missive n’est pas conservée), en évoquant l’impossibilité « d’exprimer dans des formes plus nobles des pensées plus élevées », laisse entendre le ton élogieux de la missive. Les soutiens officiels ou publics sont nombreux. Les raisons en sont évidemment plurielles : au Siam, la prise de position vise à renouer le contact après les tensions des mois précédents. En Espagne, au Brésil, les manifestations d’adhésion s’adressent également aux oppositions intérieures, républicaines ou libérales. N’oublions pas enfin que du fait de l’éloignement géographique, du décalage de préoccupations ou des tensions intérieures (en Colombie), des pays ou régions entières ne réagissent pas : en Chine, Favre puis Rémusat font preuve d’une très grande prudence. Aucune mention non plus dans la correspondance diplomatique japonaise, égyptienne ou marocaine (qui n’évoque que la fin de l’insurrection kabyle). Mais le fait frappant reste l’ampleur et l’apparent unanimisme des réactions. 6 En 1849-1850, après le printemps des peuples, les réactions avaient en effet été plus prudentes, compte-tenu des trajectoires décalées des pays : certains étaient écrasés par la Réaction, d’autres travaillés par des reprises révolutionnaires, d’autres divisés par des luttes politiques… En 1871, les limites et la brièveté de l’évènement favorisent la convergence, d’autant que le caractère spectaculaire des incendies rend possible une dénonciation manichéenne et ne s’encombrant pas de détails de la sauvagerie des insurgés. Les idéaux invoqués à l’appui de ces soutiens sont nombreux. Ce sont parfois le christianisme, le patriotisme ou « la véritable liberté ». Le terme récurrent est toutefois celui de « civilisation » ou de « civilisation européenne. » La notion, et sa relation tumultueuse à la barbarie, a fait l’objet d’abondants travaux15. Elle irrigue depuis le XVIIIe siècle le langage diplomatique et le phénomène ne cesse par la suite de se conforter16. En 1871, elle apparaît en tous cas, dans une remarquable homogénéité, comme le plus petit dénominateur commun du langage diplomatique à ces échelles continentales et intercontinentales. La révolte parisienne uploads/Litterature/ la-commune-le-nouveau-spectre-global-de-la-revolution.pdf

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