Revue Russe La conception de l’histoire chez les slavophiles Jean-Louis Dumas C

Revue Russe La conception de l’histoire chez les slavophiles Jean-Louis Dumas Citer ce document / Cite this document : Dumas Jean-Louis. La conception de l’histoire chez les slavophiles. In: Revue Russe n°6, 1994. LA RUSSIE et la FRANCE. Trois siècles de relations. Actes du colloque organisé à Saint-Lô et à l’abbaye d’Hambye par le Conseil général de la Manche, les 17 et 18 septembre 1993. pp. 81-88; doi : https://doi.org/10.3406/russe.1994.1823 https://www.persee.fr/doc/russe_1161-0557_1994_num_6_1_1823 Fichier pdf généré le 30/03/2018 Jean-Louis DUMAS La conception de l'histoire chez les Slavophiles Nous savons combien il est grave de priver un peuple ou une communauté de sa mémoire. À propos de « l'Holocauste », a-t-on dit, il ne suffit même plus de « garder la mémoire », il faut « refaire une mémoire », puisqu'elle a été quasi détruite. Or, au XIXe siècle, de nombreuses nationalités ont entrepris de se forger une mémoire factice, des souvenirs artificiels. Ce fut le cas des Slavophiles en Russie. Ils ont créé de toutes pièces une histoire magnifique, mais fausse, de la Russie et des Russes. Le problème, crucial aujourd'hui, des relations entre Russie et Occident, a l'une de ses racines dans le mouvement Slavophile des années 1840-1860, qui produisit une formulation philosophique violente, une théorie passionnée de la suprématie russe, depuis le passé le plus lointain jusque dans un avenir prophétique1. Cette phase du nationalisme russe fut fondée sur le mouvement romantique tel qu'il fleurissait en France, en Allemagne, en Angleterre. Les Slavophiles étaient très versés dans la littérature romantique. Leur répudiation de la culture occidentale se fondait sur la pensée occidentale et s'exprimait en termes occidentaux. Ils avaient découvert certains aspects de la pensée française : Lamennais, Saint-Simon, Fourier. Tel d'entre eux parle comme Michelet. Aristocrates désœuvrés, littérateurs sans travail, les Slavophiles étaient un groupe d'intellectuels russes, entraînés par des croyances, attitudes et aspirations communes, sur les voies de la religion, de la philosophie et de la politique, face à l'Occident. Ils ne formèrent jamais une organisation ni n'exigèrent de conformisme des membres du groupe, car ils étaient puissamment individualistes. Il est parfois difficile de dire si tel auteur est Slavophile ou non. Du moins, ferveur Jean-Louis Dumas est professeur honoraire de philosophie à Caen. LA REVUE RUSSE, Paris, 6, 1994, pp. 81-88. 82 J.-L. DUMAS mystique et enthousiasme religieux, confiance dans l'Église nationale, les caractérisent tous. Le nationalisme russe avait été stimulé par les guerres de Napoléon, la cuisante défaite de la France et le Congrès de Vienne (1815). À cette date se conjuguèrent le « mysticisme » du tsar, la politique réactionnaire de la Sainte-Alliance, la pression des obscurantistes russes et le rejet de la philosophie du XVIIIe siècle. Les écrivains de YAufklârung furent exclus des bibliothèques. Un ministre proclamera en 1833 la triple formule « Orthodoxie, Autocratie, Nationalité ». Certes les Slavophiles connaissent l'idéalisme allemand, c'est à travers Hegel qu'ils interprètent l'histoire de la Russie ; mais à Kant ils préfèrent Fichte ; Frédéric Schlegel et ses théories sur l'histoire et le langage ; et surtout Schelling, le « philosophe des romantiques ». Les Slavophiles ont considéré Schelling comme le sommet de la philosophie, à cause de l'aspect esthétique et religieux de sa pensée. À Moscou un groupe d'intellectuels schellingiens professe une sorte de spiritualisme poétique. Certes il y eut des résistances : Tchaadaïev, dans sa Lettre philosophique adressée à une dame, estime impossible de construire « sur un passé qui n'est rien que néant » (1836), mais il suscita une explosion d'indignation. La psychologie Slavophile de Y opposition et de Y antagonisme s'est combinée avec la philosophie romantique d'alors, fondée sur le principe de la contradiction : toute chose peut être posée contre quelque chose d'autre. On a dit que le schéma de Khomiakov (1804-1860) ressemblait à celui de Hegel, mais que sa synthèse n'en était pas réellement une, puisque l'antithèse détruisait la thèse. En tout cas les Slavophiles se sont servis des modèles romantiques de développement par la lutte et l'opposition, dans tous les domaines : histoire, art, religion, philosophie. Tout croîtrait selon des lois organiques. Monde romain, catholicisme, Russie ancienne, Occident moderne, et bien d'autres concepts, seraient les barreaux des diverses échelles dialectiques construites par les Slavophiles. La critique littéraire était enserrée dans un système analogue. Ivan Kireevski2 gâta son talent de critique par une schématisation extrême selon le modèle thèse, antithèse et synthèse ; il procédait de même en psychologie. Les Slavophiles ont le goût de ce qui est excessif (le mot mechtchanstvo donne un sens péjoratif à tout ce qui signifie « classe moyenne » ou Bilrgertum). Vennemi, l'adversaire métaphysique était tenu d'avoir une incarnation historique. Mais il est apparu sous une grande variété de formes, et il s'est servi de tous les déguisements concevables depuis l'aube de la vie humaine. L'ennemi s'est toujours opposé aux forces du bien. Le mal et le bien, leur lutte ont fait l'histoire. Les Slavophiles étaient convaincus qu'à leur époque ils étaient les champions du bien, et que c'était leur tâche de démasquer l'ennemi, de faire que la Russie LA CONCEPTION DE L'HISTOIRE CHEZ LES SLAVOPHILES 83 réalise sa destinée, et ainsi d'assurer la victoire des vrais principes sur les faux. Les efforts Slavophiles en histoire se divisent en deux types : ceux qui ont affaire à l'ennemi au niveau mondial, et ceux qui se consacrent à la Russie. La contribution des Slavophiles à Г histoire mondiale fut l'énorme compilation d'Alexis Khomiakov3, avec notes, arguments, hypothèses, exemples, qui a été publiée en trois volumes après sa mort (1860). Il commença à écrire son Histoire en 1838, et il y travailla jusqu'à la fin. Le manuscrit n'a ni titres, ni divisions en chapitres. L'auteur n'indique pas ses sources : en composant l'ouvrage, il s'est appuyé sur sa mémoire et non sur des documents. L'Histoire est demeurée inachevée ; ni sa nature ni son propos ne sont entièrement clairs. Certains spécialistes disent que ce n'était qu'une collection de notes jetées à la volée pour satisfaire aux demandes de ses amis ; ou comme matériaux pour des tracts théologiques ou autres articles. Ces explications méconnaissent la nature de l'œuvre. Tout incomplète et fragmentaire qu'elle soit, cette Histoire de Khomiakov était une tentative de synthèse de la vie de l'humanité et se proposait de donner une esquisse du cours et de la signification de l'Histoire universelle. Berdiaev, Gratieux et autres disciples de Khomiakov ont proclamé que l'ouvrage devait être jugé, non comme de recherche historique, mais comme une brillante contribution à la spéculation philosophique ainsi qu'à la pensée éthique et religieuse. Ils ont oublié que Khomiakov lui-même a toujours défendu ses thèses en termes d'histoire universitaire bien plus que de vérité religieuse ou métaphysique. Il critique les historiens occidentaux, trop attentifs à l'Etat. Mais sa principale critique était dirigée contre leur méthode : elle serait aride, pédante, formaliste ; capable de compiler des faits, non de les comprendre. Ces historiens ont concentré leur attention sur des détails minimes, oubliant qu'à travers le microscope on pourrait voir seulement une goutte d'eau et non point la Volga. La compréhension authentique de l'histoire requiert une qualification supérieure à la pure érudition. « La poésie, dit-il, est requise pour comprendre l'histoire. » II y a « certains mouvements qui révèlent la fraternité des hommes » ; il faut ici « la capacité de Leibniz à rapprocher les circonstances et événements les plus distants... » Un « sentiment infaillible » révélait à Khomiakov l'essence du processus historique, à savoir : La liberté et la nécessité composent les principes secrets fondamentaux autour desquels sont concentrées, de différentes façons, toutes les pensées de l'homme. Si le « premier principe » est iranien (l'homme originel vivait en Iran), Г Histoire de Khomiakov assignait un rôle extrêmement important au slavisme. Les Slaves ont rempli beaucoup de fonctions très significatives, dont les historiens ont refusé de les créditer. Ils étaient une ancienne tribu, étroitement liée aux brahmanes de l'Inde, dont le 84 J.-L. DUMAS sanscrit présentait un parallélisme étroit avec le slavon. Ils furent « la branche la plus large de l'humanité » et les colons originels de tout le continent européen. Mais des vagues d'autres migrants les repoussèrent de l'ouest de l'Europe dans les montagnes et les marais. Les Slaves n'ont conservé leur caractère social et leur indépendance que dans l'Europe de l'Est. Mais leur rôle historique n'a pas pu être limité aux pays situés à l'est de la Vistule. Ainsi, les Angles ont été slaves. L'élément slave a été un ingrédient important dans la formation des Saxons ; et il a dominé la Scandinavie pendant plusieurs siècles. Les Slaves ont joué un rôle dirigeant dans la formation de la civilisation hellénique : Troie était slave. Ce n'est pas tout : Attila, Siegfried, Parsifal, Thor, Apollon, Vénus et Diane, tous étaient slaves ! Les Slaves ont contribué aux éléments les plus importants de la civilisation. Khomiakov était convaincu que l'agriculture, le commerce, la navigation et les villes témoignaient de la présence des Slaves. Pour lui, le latin serait dérivé du slavon. Les Slaves ont été les meilleurs chanteurs uploads/Litterature/ la-conception-de-l-x27-histoire-chez-les-slavophiles.pdf

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