AM, 13 (2006) 9-24 LE VÊTEMENT DES SOUFIS AU MAROC MÉDIÉVAL D’APRÈS LES SOURCES
AM, 13 (2006) 9-24 LE VÊTEMENT DES SOUFIS AU MAROC MÉDIÉVAL D’APRÈS LES SOURCES HAGIOGRAPHIQUES Yassir BENHIMA* Université Lumière-Lyon 2 BIBLID [1133-8571 13 (2006) 9-24] Resumen: Este artículo se propone estudiar el vestido de los sufíes en el Marruecos medieval. A través de las fuentes hagiográficas es posible identificar características morfológicas del vestido sufí, su simbolismo en relación con el color, antes de hacer algunas observaciones sobre su significado social y político. Palabras clave: Vestido de sufíes. Simbolismo de colores. Historia del vestido marroquí. Historia politica y social del sufismo marroquí. Abstract: This article studies Sufi dress in medieval Morocco. Using principally hagiographic sources, it is possible to identify the morphological specificities of Sufi dress, its colour symbolism before making some observations about its social and political meaning. Key words: Sufi dress. Colour symbolism. History of Moroccan dress. Political and social history of Moroccan Sufism. L’histoire du vêtement au Maroc médiéval reste à faire. À l’exception des pages consacrées au Maghreb et al-Andalus dans la synthèse de Y. Stillman(1), ou bien celles qu’écrivit H. Ferhat sur le costume au Maroc dans sa thèse sur * yassir.benhima@univ-lyon2.fr (1) Y. Kalfon Stillman, Arab dress. A short history, Brill, Leyde, 2000, p. 86-100. YASSIR BENHIMA AM, 13 (2006) 9-24 10 Sabta(2), ou dans une histoire récente du soufisme marocain(3), aucune étude ou monographie n’a traité la question d’une manière exhaustive. Seule l’ethnographie, notamment à l’époque coloniale, fournit une vision d’ensemble des nombreuses particularités stylistiques, esthétiques et sociales du vêtement traditionnel(4). Le choix de l’habit soufi découle de plusieurs considérations historiographiques et historiques. Il est incontestable que, parmi des sources disponibles sur le Maroc médiéval, les recueils hagiographiques constituent un genre particulièrement riche en informations sur la culture matérielle. La nature ambivalente du récit hagiographique, codifié par les normes d’une littérature savante et véhiculant des traditions plutôt orales à l’origine, lui procure un intérêt insoupçonné pour la connaissance des structures matérielles du quotidien. Les propriétés intrinsèques du récit hagiographique n’expliquent pas à elles seules ce choix. En approchant la société marocaine médiévale par le biais de l’une de ses franges les plus marginales, cette étude privilégie à dessein les aspects les plus modestes de la vêture médiévale. C’est un moyen indirect pour accéder à des données généralement tues par les sources conventionnelles, rompues aux fastes du pouvoir et au raffinement des élites. Par ce moyen, l’étude du vêtement soufi permettrait d’esquisser quelques éléments de la représentation de la pauvreté et la richesse dans la société médiévale ; représentation forcément relative, qui ne dépend pas des formes plus ou moins sobres des données matérielles, mais qui varie selon le cadre chronologique, spatial et surtout social du cas observé(5). D’un point de vue démographique, nos sources hagiographiques marocaines concernent en premier lieu la sainteté berbère, aussi bien dans les milieux urbains que ruraux. L’attirail vestimentaire des ascètes du cru était ainsi principalement issu des traditions locales, et témoigne de la sorte des caractéristiques des productions et des modes d’habillement. (2) H. Ferhat, Sabta des origines au XIVe siècle, Rabat, 1993, p. 445-453. (3) H. Ferhat, Le soufisme et les zaouyas au Maghreb. Mérite individuel et patrimoine sacré, Casablanca, 2003, p. 31-34. (4) Notamment J. Besancenot, Costumes du Maroc, Edisud, Aix-en-Provence, 1988. (5) Une étude récente de R.-P. Gayraud atteste cette tendance, cf. « Pauvreté et richesse dans l’Égypte médiévale : les indices de l’archéologie », J.-P. Pascual (dir.), Pauvreté et richesse dans le monde musulman méditerranéen, Paris, 2003, p. 173-181. LE VÊTEMENT DES SOUFIS AU MAROC MÉDIÉVAL AM, 13 (2006) 9-24 11 Le corpus étudié dans cet article regroupe les sources hagiographiques marocaines les plus représentatives d’une période qu’on peut qualifier de classique : entre le 12e et le 14e s. Dans cette phase de formation, la pratique du soufisme relevait plus d’initiatives individuelles et la constitution des premiers groupes « confrériques », concentrée surtout au sud du pays, était encore dans un stade embryonnaire. Dans un tel climat, la position sociale des soufis était encore relativement marginale, quoique certains lignages fortement ancrés à un niveau local, aient déjà entamé une ascension sociale fulgurante, bénéficiant ainsi de la reconnaissance d’un pouvoir mérinide en manque de légitimité(6). Les sources utilisées sont : - Al-adafī, Al-Sirr al-maë–n(7). -Al-Tamīmī, Al-Mustaf∑d fī man∑qib al-‘ubb∑d(8). - Al-T∑dil√, Al-Tašawwuf il∑ riñ∑l al-taëawwuf(9). - Al-‘Azaf√, Da‘∑mat al-yaq√n(10). - Al-B∑dis√, Al-Maqëad al-šar√f(11) : réservé aux saints du Rif, ce recueil rédigé avant 722/1322 était destiné, selon son auteur, à compléter le livre d’al- tašawwuf. - Al-©aÜram√, Al-Salsal al-‘ab(12). - Ibn Qunfu, Uns al-faq√r wa-‘izz al-aq√r(13). - Al-M∑gr√, Al-Minh∑ñ al-w∑Üi(14). (6) C’est le cas par exemple des descendants d’Abû Muammad āli à Safi, qui étaient à la tête du pouvoir politique et religieux local, et entretenait des liens privilégiés avec la cour mérinide. (7) āhir al-adafī, Al-Sirr al-maë–n fī m∑ ukrima bi-hi al-mulië–n, éd. H. Ferhat, Beyrouth, 1998. (8) Muammad b. ‘Abd al-Karīm al-Tamīmī, Al-Mustaf∑d fī man∑qib al-‘ubb∑d bi-madīnat F∑s wa m∑ yalīh∑ min al-bil∑d, éd. M. Cherif, Tétouan, 2002, (t. 2 : texte). (9) Ibn al-Zayyåt al-Tådil√, Al-Tašawwuf il∑ riñ∑l al-taëawwuf, éd. A. Toufiq, Rabat, 1984. (10) Al-‘Azaf√, Da‘∑mat al-yaq√n f√ za‘∑mat al-muttaq√n, éd. A. Toufiq, Rabat, 1989. (11) Al-Bådis√, Al-Maqëad al-šar√f wa al-manza‘ al-laí√f f√ l-ta‘r√f bi-ëula∑’ al-r√f, éd. S. A‘r∑b, Rabat, 1993. (12) M. Al-©aÜram√, Al-Salsal al-‘ab, Salé, 1988. C’est un recueil composé du vivant du sultan mérinide Ab– F∑ris (767-774/1366-1372) et consacré aux soufis de Fès, Meknès et Salé. (13) Ibn Qunfu, Uns al-faq√r wa ‘izz al-aq√r, éd. M. AL-Fassi et A. Faure, Rabat, 1965. (14) Ab– l-‘Abb∑s Al-M∑gr√, Al-Minh∑ñ al-w∑Üi f√ taq√q kar∑m∑t Ab√ Muammad “∑li, Le YASSIR BENHIMA AM, 13 (2006) 9-24 12 Avant d’entamer l’analyse des cas marocains, il convient de rappeler très sommairement l’importance de la vêture dans la tradition soufie en général. Il suffit d’évoquer à ce propos, l’étymologie la plus probable du mot ë–fiyya, dérivant de ë–f (laine), en rapport avec la rugosité des vêtements de laine que portaient les ascètes musulmans. Les soufis ont particulièrement instrumentalisé le vêtement comme moyen d’identification et comme signe extérieur de quête spirituelle. Les écrits doctrinaux insistent très souvent sur la question, en étayant les choix vestimentaires adoptés par des éléments de la Sunna ou des avis de grands fuqah∑’. Parmi ces écrits, qui ne sont pas étudiés ici, on peut citer un petit opuscule d’Ibn ‘Arab√ intitulé nasab al-irqa (filiation ou généalogie spirituelle, transmise par la irqa)(15). La transmission de la irqa (bure, froc), constitue en effet l’un des rites de passage les plus répandus de la pratique soufie, principalement en Orient(16). La irqa a perdu d’ailleurs avec le temps son sens technique pour désigner uniquement l’initiation mystique. Dans les écrits doctrinaux du soufisme, elle constituait un marqueur du statut individuel du soufi dans son cheminement sur la voie mystique(17). C’est dans ce sens que l’emploie Ibn ‘Arab√, qui n’apporte presque pas d’informations techniques ou stylistiques sur le vêtement lui-même. Le tissu Le choix du tissu est l’un des éléments les plus marquants dans l’habit du soufi. La laine, rugueuse et d’apparence sobre semble l’emporter largement dans la panoplie de tissus utilisés. Les auteurs des recueils hagiographiques précisent Caire, 1933. Descendant du saint de Safi Ab– Muammad “∑li (m. 1233-34), Ab–-l-‘Abb∑s Amad al-M∑gr√ rédigea à la fin du 14e s., un ouvrage dédié à la biographie et aux miracles de son aïeul. (15) Ibn ‘Arabī, Kit∑b nasab al-irqa, éd. et traduction française de Cl. Addas, Marrakech, 2000. (16) E. Geoffroy souligne que l’investiture du manteau initiatique était quasiment inconnue des Maghrébins. Ibn ‘Arabī ne cachait pas sa réticence à son propos, alors qu’Ibn ald–n lui attribuait une origine ši‘ite. Par ailleurs, la irqa transmise symboliquement n’avait pas une forme matérielle précise : il pouvait s’agir aussi bien du froc, que de la calotte (í∑qiya ou qalansuwa) ou de n’importe quelle autre pièce de tissu. Cf. : Le soufisme en Égypte et en Syrie sous les derniers mamelouks et les premiers ottomans. Orientations spirituelles et enjeux culturels, Damas, 1995, p. 195-196, (17) J. J. Elias, « The sufi robe (khirqa) as a vehicle of spiritual authority », St. Gordon (éd.), Robes and honor. The medieval world of investiture, Palgrave, 2001, p. 275-289. LE VÊTEMENT DES SOUFIS AU MAROC MÉDIÉVAL AM, 13 (2006) 9-24 13 parfois explicitement son emploi, mais dans la plupart des cas, son usage est sous-entendu par ses propriétés, notamment la rugosité et l’épaisseur, comme en témoigne quelques mentions. Ibn Masarra, saint andalou en voyage au Maroc pour rencontrer le sultan (probablement l’émir almoravide) garda ses habits épais (āil∑Â) pendant la cérémonie et refusa de les changer(18). Ab– l-FaÜl (m. 513), saint originaire de la Qal‘a des Ban– ©amm∑d et qui vécut à Fès et à Siğilm∑sa, annonça avoir quitté ses vêtements doux pour la rugosité (ašin) de la laine(19). À travers les récits des vertus des saints en question, l’usage de la laine s’impose comme un topos qui s’explique non seulement par la proximité des mots ë–f et ë–fiyya, ni uniquement par la recherche du dépouillement et l’abandon du confort, mais par d’autres considérations souvent d’ordre uploads/Litterature/ le-vetement-des-soufis-au-maroc-medieval-d-x27-apres-les-sources-hagiographiques.pdf
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- Publié le Dec 24, 2022
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