185 LA FÊTE ET LE FOOT : Le rite du match Tous les quinze jours, le samedi, dès
185 LA FÊTE ET LE FOOT : Le rite du match Tous les quinze jours, le samedi, dès quatre heures de l’après-midi, les sorties du métro commencent à déverser, comme les bouches des égouts les jours de grosse pluie, des flots de personnes aux costumes bariolés qui augmentent au fur et à mesure que les heures passent. Les rues avoisinantes sont de plus en plus noires (ou colorées) de monde. Le trafic grandit : des drapeaux qui flottent au vent, agités à travers les vitres ouvertes, claquent sur les voitures qui circulent lentement et d’où s’échappent -comme d’un véhicule qui annonce l’arrivée d’une fête foraine ou d’un cirque, le grand cirque, ou des autos qui suivent à toute allure la course folle qui parcourt la ville, « klaxons » sonnants, après un mariage-, des cris, des hymnes et des fanfares barbares. Petits et grands, jeunes et vieux, enfants et grands- pères ; même quelques femmes, plus discrètes, prennent part à cette étrange procession qui se dirige, le long des rues qui convergent vers une grande esplanade vide, semblable à un triste « parking », vers la masse d’un édifice gigantesque et informe, en béton, qui bouche la vue au loin. La plupart des personnes se montrent et se comportent de façon étrange. Peux marchent seuls. La majorité se déplace en petits groupes, bout en train, qui discutent ; certains mêmes chantent ou vocifèrent, et reprennent en chœur, sans se lasser, quelques frases courtes et percutantes, toujours les mêmes, comme des vers ringards -si, si, si, hala Madrid- d’une rengaine estivale. De toute évidence, les gens se sont habillés pour l’occasion ; ou plutôt, ils se sont déguisés. Les vêtements, les survêtements chamarrés, les foulards ou les écharpes criardes, 186 les chapeaux haut de forme invraisemblablement surélevés aux couleurs qui sautent aux yeux, les bannières et les fins étendards agités qui s’enroulent autours des bâtons porteurs et se déroulent jusqu’à dessiner de grands X fugaces dans le ciel forment comme un dragon vociférant semblable à celui que les chinois, leur jour de Nouvel An, agitent et déroulent ou compressent, en zigzagant, le long des voies colorées des chinatowns. Les personnes n’ont pas un comportement habituel. Les masses grises qui, la tête baissée et le regard éteint, fixe et ensommeillé, se pressent et s’évitent en silence le lundi matin, se sont métamorphosées, pour quelques heures, en groupes de vacanciers hilares, vulgaires et bruyants en goguette, l’œil alerte, qui vocifèrent et s’interpellent, chantent à tue tête, soufflent sans s’essouffler dans des sifflets assourdissants, dans des trompettes au son perçant, boivent trop déjà en semant les trottoirs de cannettes de bière écumantes, et s’agitent comme dans une kermesse d’un autre âge et bon enfant. C’est la fête, semble-t-il ; quelque chose de singulier, d’important, est sur le point de se produire. Les différentes marées humaines frappent enfin contre une étrange façade courbe bétonnée, haute comme un édifice de huit étages, qui se déroule sur une longueur de dizaines de mètres, d’où partent de nombreux escaliers sans charme qui s’engouffrent vers l’intérieur de l’édifice. Sur le parvis et le parking, couverts de papiers froissés et de mégots, des vendeurs de drapeaux, de frites et de boissons, interpellent la foule qui se presse vers les différentes portes d’entrée et que de discrets revendeurs de tickets à des pris exorbitants -mais le jeu en vaut la chandelle-, loin des points de vente officiels, essayent d’attirer avant que les gardiens de sécurité n’arrivent. Un enfant perdu dans la foule pleure. Des jeunes trépignent, le billet à la main, et jettent un regard exaspéré vers leur montre en attendant des amis qui n’arrivent pas. Il se fait tard. La foule compacte rentre lentement. Quelques spectateurs, peu initiés aux habitudes des grands jours, marchent à contre courant et désespèrent de trouver la mystérieuse porte d’entrée qui correspond aux indications de leur billet. 187 Il est neuf heures. Cinq heures se sont déjà passées. Les préparatifs ont pris toute l’après midi. Les escaliers ascendants débouchent le long du pourtour d’un cirque gigantesque. Les sièges, situés sur un talus incliné et continu, d’une hauteur de dizaines de mètres, entourent et délimitent un terrain de jeu couvert d’un gazon parfaitement soigné, uni, lisse et d’une couleur verte irréelle, artificielle, dont éclat est rehaussé par des bandes blanches périmétrales qui ceignent un aire divisée en deux par une ligne droite et blanche. Deux cages, aux extrémités, se regardent comme des chiens en faïence. Le terrain est vide, mais des dizaines de journalistes, de photographes et de caméras sont placés sur les côtés, surtout derrière les cages. Tout semble indiquer qu’un événement va avoir lieu, un acte mémorable. La nuit tombe. Les gradins du stade sont pleins. Le stade déborde. Cent vingt mil personnes occupent leur place, depuis les rangs du dernier étage, à des dizaines de mètres de la piste que l’on divise loin au bas, jusqu’aux sièges placés à mi- hauteur, au centre d’un des côtés longs de la piste, à égale distance des deux cages, parfaitement protégés de la pluie par une gigantesque visière en béton qui s’avance de façon invraisemblable et des autres spectateurs par des gardes armés et baraqués. Le bruit est assourdissant. Le son résonne. Il réverbère le long de la muraille humaine. Aux cris et aux chants se mêle le son des trompettes, des sifflets et d’étranges klaxons. Les spectateurs chantent à l’unisson de courts refrains guerriers, scandés par de rapides battements des mains et de redoublements de tambours qui tonnent au vent. Des vendeurs de glaces, de sandwichs et de boissons fraîches annoncent leur marchandise et essayent vainement d’imposer leur voix au bourdonnement continu. Soudain, la lumière s’allume. Sous une huée de cris et d’applaudissements, des hautes tours métalliques qui, tels des gardes impassibles et armés, veillent sur le stade, jaillissent de puissants jets de lumière d’une blancheur aveuglante qui dessinent des connes translucides dans l’air électrique avant de 188 frapper le gazon qui blêmit écrasé par les flots lumineux qui se déversent. Le spectacle est prêt. Les conditions pour que la fête débute sont données. Tout spectacle, tout contact avec un autre monde requiert la présence de la lumière. Les êtres qui se meuvent derrière le miroir sont des figures lumineuses. Les églises, les mosquées sont des réceptacles de lumière, blanche ou colorée, qui pénètre par de hauts vitraux ou par les lanternes des coupoles, flotte et inonde l’espace tout en le dématérialisant (les stades et les « palais » de sports, ceints d’arcs-boutants et couronnés de coupoles translucides, sont les cathédrales contemporaines où les fidèles, tout comme le public qui accours en masse aux concerts de rock, communient de façon la plus intense avec les joueurs ou les musiciens.) Au théâtre, tant que le lampadaire de la salle ne s’éteint pas et que les feux de la rampe ne s’éveillent, la scène n’est qu’un trou noir, morne et vide. En fait, le spectacle ne commence que quand la nuit tombe sur le monde réel et que la lumière jaillit -afin que la lumière jaillisse- sur l’estrade et anime les êtres de fiction. Car se sont des êtres de lumière qui émergent de la nuit pour nous illustrer, pour nous en mettre plein la vue, pour nous éblouir. Tous les qualificatifs qui s’appliquent à l’art et à la fête sont en fait des noms qui se réfèrent à la lumière et au ciel. La lumière évoque la vie. Un être qui meurt est un être qui s’éteint. Les allégories baroques de la mort, comme celle de Valdes Léal, montrent un squelette qui, dans l’obscurité d’un caveau, éteint de ses doigts secs comme du bois mort une chandelle qu’une colonne de fumée grise prolonge avant de s’évanouir. Les morts vivent englués, enfouis dans les ténèbres. Les morts sont des ombres, l’ombre qui s’est libérée des vivants. Par contre, la vrai vie, la vie que le spectacle, l’art et la fête reflètent, est une vie pleine (de lumière). Les joueurs, les artistes, les acteurs et les prêtres sont des dieux lumineux (les dieux sont tous des êtres de lumière, comme les dieux du stade qui semblent voler sur la piste-), des êtres divins -les divas de l’opéra-, des astres -les astres de la chanson chantent comme les anges-, des étoiles ou plutôt des « stars » -du cinéma surtout, mais aussi du ballet-, des luminaires du spectacle qui s’agitent 189 sous les spots, derrière des écrans géants lumineux comme des retables « churriqueresques » dont les colonnes dorées torsadées vibrent à la lueur des cierges, et à qui les fidèles rendent un culte extatique. Leur jeu est lumineux, brillant, étincelant, éblouissant. Leur carrière est fulgurante comme une étoile filante. Ils irradient. Les toreros, même, qui jouent leur vie dans l’arène, portent des vêtements de lumière (en espagnol, un traje de luces), des habits raides, courts et serrés cousus d’or et de sang qui embrasent le cercle (de lumière) tapis de terre sèche, poudreuse et dorée (albero), où ils se meuvent et où ils meurent à l’occasion. Les jeux uploads/Litterature/ la-fete-et-le-foot-p-azara.pdf
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- Publié le Jui 10, 2022
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