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La franc-maçonnerie des Lumières : le succès d’un projet européen et élitiste par Pierre-Yves Beaurepaire Professeur à l’Université de Nice Sophia Antipolis Membre de l’Institut Universitaire de France Dans son Mémoire au duc de Brunswick, dirigeant de la Stricte Observance Templière et de son projet de réforme maçonnique d’inspiration chrétienne et chevaleresque, Joseph de Maistre, qui ne s’est pas encore abandonné aux sirènes de la contre-révolution, écrit avec des accents qui font écho aux interrogations très actuelles sur la construction européenne et son manque d’inspiration : « Si nous allons encore adopter un gouvernement qui nous cantonne chacun chez nous, tous les maçons ne seront qu’un tas de sable sans chaux ; et dépourvus de toute conscience en Europe, il y aura des maçons et point d’ordre maçonnique »1. De fait, l’histoire de la Franc-maçonnerie des Lumières ne se réduit pas à l’énoncé des années de fondations des loges avec en creux celui des condamnations d’intensité et de durée variables par les autorités civiles et religieuses que cette « dangereuse nouveauté » inquiète. Au mieux, ces dates ne sont que des repères certes commodes mais approximatifs. Si les indices d’une activité maçonnique en Ecosse remontent à 1599, et si les témoignages de réunions fraternelles pendant la guerre civile, en 1646, existent pour l’Angleterre, le processus d’institutionnalisation du fait maçonnique prend un tour décisif le 24 juin 1717 avec la création de la Grande Loge de Londres. Les Provinces-Unies (nos actuels Pays-Bas) sont pionnières en Europe occidentale avec une assemblée maçonnique régulière à Rotterdam en 1720-1721, La Haye en 1734, Amsterdam en 1735. A Paris, l’activité d’une loge est attestée depuis 1725, à Lisbonne et Madrid en 1728, à Tournai et Gand dans les Pays-Bas autrichiens (l’actuelle Belgique) en 1730. Gibraltar s’éveille à la lumière l’année suivante, 1 Joseph de Maistre, Mémoire au duc de Brunswick, Œuvres II, Ecrits maçonniques de Joseph de Maistre et de quelques-uns de ses amis francs-maçons, édition critique de Jean Robotton, Centre d’Etudes Franco-Italien, Université de Turin et de Savoie, Genève, Slatkine, 1983, p. 113. Genève en 1736, Barcelone en 1739. L’Italie confirme cette diffusion rapide à travers l’espace européen : la Calabre serait concernée dès 1723, Florence travaille à l’Art Royal (expression qui désigne alors fréquemment la franc-maçonnerie) en 1732, Rome et Naples en 1734. L’Europe orientale et septentrionale n’est pas en reste : en Allemagne, la Franc-maçonnerie pénètre également par un grand port, Hambourg, en 1737. Elle est à Prague dès 1735, à Vienne en 1742. Mais elle emprunte aussi les canaux aristocratiques de la société de cour en constituant des loges de cour (Hoflogen) comme à Dresde en Saxe électorale en 1738, ou à Berlin en 1740. En Russie, Saint-Pétersbourg s’anime dès 1731, Stockholm en 1735, Christiana (Oslo) en 1749. Logiquement, après un temps d’hésitation devant la nouveauté, les dénonciations et interdictions des « conventicules » maçonniques des années 1730-1740 reflètent les inquiétudes que suscite l’ordre des francs-maçons par son expansion rapide et son enracinement. La Franc-maçonnerie est condamnée à La Haye en 1735, à Florence, Genève, Mannheim et Paris en 1737, à Madrid, Lisbonne et Rome en 1738 -la coordination entre les royaumes ibériques et la papauté est manifeste-, à Varsovie en 1739, Malte en 1740, Bordeaux en 1742, Vienne en 1743, Hanovre et Berne en 1745, Istanbul en 1748, Naples en 1750, pour se limiter à la première moitié du siècle2. Toujours citées, les bulles d’excommunication fulminées par les papes Clément XII, en 1738, et Benoît XIV en 1751, ne sont donc ni les seules ni les premières condamnations, comme le reconnaît d’ailleurs Clément XII dans In Eminenti : « s’ils ne faisaient point le mal, ils ne haïraient pas ainsi la lumière, et ce soupçon s’est tellement accru que, dans plusieurs Etats, ces dites sociétés ont été depuis longtemps proscrites et bannies contre contraires à la sûreté des royaumes ». Les attendus de ces condamnations sont toujours les mêmes. Le secret des francs-maçons, objet de toutes les apologies de l’ordre –qui ne font que nourrir la suspicion et entretenir la curiosité- et de tous les récits de divulgation, stigmatise la culpabilité. Circonstance aggravante, le serment est prêté sur la Bible, et échappe au confesseur. Société à secrets, ceux de l’initiation partagée, la Franc-maçonnerie passe aux yeux des contemporains pour une société secrète, dont le silence des 2 Sur l’expansion européenne de la Franc-maçonnerie dans les premières décennies du XVIIIe siècle, Pierre-Yves Beaurepaire, L’Europe des francs-maçons (XVIIIe-XXIe siècle). Paris, Belin, Europe & Histoire, 2002 et la création multimédia : http://unt.unice.fr/uoh/Franc_macons/presentation.1.html membres sert à dissimuler les forfaits et l’immoralité. On lui reproche d’être coupable d’un crime d’indifférenciation sociale, sexuelle, religieuse, politique et linguistique. Loin d’assurer l’ordre à partir du chaos, comme ils le clament avec ordo ab chao, les francs-maçons tendent au chaos. Ils dissolvent les nécessaires hiérarchies sociales dans une fraternité universelle. Ils mélangent les sexes dans les loges dites d’adoption, ouvertes aux femmes, ou se livrent entre hommes à des pratiques sexuelles humiliantes –évoquées encore par le caricaturiste anglais Richard Newton dans la gravure satirique Making a freemason du 25 juin 1793- et contre nature dans ces clubs d’hommes que sont les loges. Ils réunissent dans le temple à la gloire du Grand Architecte de l’Univers –donc lui même indifférencié- des fidèles de toutes les religions, de toutes les confessions chrétiennes, voire des matérialistes. Ils rejettent les frontières politiques pour accueillir une innovation étrangère et faire allégeance à l’étranger. Cette dimension politique est notamment à l’origine de la condamnation pontificale ; le pape s’inquiète en effet de la diffusion de l’ordre à Florence et reçoit de nombreuses pressions de la part des Bourbons de Naples et de Madrid pour qu’il intervienne. Enfin, les francs-maçons sont accusés de mélanger toutes les langues dans une dangereuse Babel. Au total, c’est le relativisme –prétendu- des francs- maçons qui leur est reproché et les condamne. Dans ce contexte, la réaction des autorités royales se distingue en France par sa modération. A Paris, on lit dans le procès-verbal de l’Assemblée de police tenue par le Premier président du Parlement, en date du 1er août 1737 -avec en marge la mention : « Société sous le nom de francs massons (sic) qui doivent être défendues en ne traitant cependant la chose trop sérieusement »- : M. le lieutenant général de police a apporté plusieurs pièces qu’il a fait saisir -dans la loge Coustos-Villeroy, du nom de John Coustos, lapidaire britannique d’origine huguenote et du duc de Villeroy- au sujet d’une espèce de Société qui très ancienne en Angleterre sous le nom de francs-maçons, fait depuis quelque temps beaucoup de bruit en France sous le même titre, ayant procédé à l’examen des Règlements ou Constitutions saisis, d’un Registre de délibérations d’une loge, et autres pièces aussi saisies conjointement avec des tabliers de maçon, des chansons, des estampes, il a paru à l’assemblée que si dans la première vue cette société ne paraissait être qu’une espèce de société de table dont même les indécences paraissaient bannies, elle était cependant dangereuse, et parce que suivant les règlements on y paraissait pencher à l’indifférence des religions, et parce qu’en blâmant ceux des francs-maçons qui formaient des complots contre l’Etat, on n’en parlait pas avec assez d’horreur et par des secrets de cette société que les Règlements annoncent partout, et parce qu’enfin on peut avoir à craindre d’une Société où l’on admet des personnes de tous Etats, conditions, Religions, où il se trouve un grand nombre d’Etrangers de toutes sortes de Souverainetés, où toutes les loges particulières (c’est ainsi que se nomment les différentes sociétés) reconnaissent un supérieur sous le nom de général de l’ordre résidant en Angleterre qui a sous lui 4 000 personnes à ce qu’on prétend dans Paris, qui lèvent des sommes légères à la vérité, soit pour réception, repas ou autres, mais qu’on pourrait augmenter, toutes ces considérations ont fait juger qu’à l’exemple de la Hollande ou de Rome où cette Société a été défendue sous les peines les plus sévères, on en fit autant en France pourvu qu’on ne parut pas traiter la chose trop sérieusement3. Secret, indifférence supposée à la différence confessionnelle voire religieuse, mélange des conditions et des origines, relation ambiguë avec l’étranger, ces reproches se retrouvent dans l’ensemble des textes qui répriment la diffusion de l’ordre et au-delà dans l’ensemble des productions anti-maçonniques. L’ensemble des contemporains souligne aussi, et cette fois à juste titre, l’impact d’une mode anglaise, signe que l’anglomanie est un phénomène global au XVIIIe siècle. Cependant, l’effet de mode et de nouveauté sont insuffisants pour expliquer un succès aussi massif et durable, car la Franc-maçonnerie répond, dans la durée, aux attentes des élites européennes et de ceux qui cherchent à les imiter, en termes de sociabilité volontaire, de quête spirituelle, ésotérique, de bienfaisance, ainsi que, pour une minorité de membres, de contestation des Eglises établies. La Franc-maçonnerie des Lumières ne se contente donc pas de progresser « mécaniquement » au fil des recrutements et de l’installation de nouvelles loges. Alors que le siècle des Lumières développe de manière remarquable la uploads/Litterature/ la-franc-maconnerie-des-lumieres-le-succ.pdf

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