Nietzsche et Artaud Pour une étbique de la cruauté PHILOSOPHIE D'AUJOURD'HUI Co

Nietzsche et Artaud Pour une étbique de la cruauté PHILOSOPHIE D'AUJOURD'HUI Collection dirigée par Paul-Laurent Assoun CAMILLE DUMOULIÉ Nietzscbe et Pour une éthique de la cruauté PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE ISBN 2 13 044358 3 ISSN 0768-0805 Dépôt légal - Ire édition: I992, avril © Presses Universitaires de France, 1992 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris Le critique est une sorte de rhapsode, voilà ce qu'il faut voir, rhapsode à qui l'on s'en remet, à peine l'œuvre faite, pour distraire d'elle ce pouvoir de se répéter qu'elle tient de ses ori- gines et qui, laissé en elle, risquerait de la défaire indéfiniment; ou encore, bouc émis- saire que l'on envoie aux confins de l'espace littéraire, chargé de toutes les versions fau- tives de l'œuvre, pour que celle-ci, demeurée intacte et innocente, s'affirme dans le seul exemplaire tenu pour authentique - d'ail- leurs inconnu et probablement inexistant - conservé dans les archives de la culture : l' œuvre unique, celle qui n'est complète que s'il lui manque quelque chose, manque qui est son rapport infini avec elle-même, pléni- tude sur le mode du défaut. Maurice Blanchot, L'entretien infini, Gallimard, 1969, p. 572. Les citations de Nietzsche et d'Artaud sont SUiVIes d'un chiffre romain qui renvoie au tome de leurs Œuvres complètes respec- tives, publiées par les Editions Gallimard (parfois suivi d'un ou deux astérisques selon qu'il s'agit du premier ou du second vo- lume), et d'un chiffre arabe indiquant la page. L'édition allemande des œuvres de Nietzsche que nous avons utilisée est celle établie par G. Colli et M. Montinari (reprise par l'édition Gallimard) et parue chez Walter et Gruyter et Cie. Pour les Considérations inactuelles, qui n'étaient pas encore publiées dans l'édition Gal- limard au moment où ce travail fut entrepris, nous renvoyons à l'édition Aubier-Montaigne, trad. G. Bianquis, 1964-1976. Par ailleurs, nous indiquons en note la référence des textes d'Artaud qui ne se trouvent pas dans les vingt-cinq tomes aujourd'hui parus de l'édition Gallimard et que nous pourrons citer. Introduction 'INNOCENCE DE LA CRUAUTÉ « Nature a, ce creins-je, elle-mes me attaché à l'homme quelque instinct à l'inhumanité. » Montaigne, Essais, Livre l, chap. XI, « De la cruauté ». CE REGARD A DÉSHABILLER L'AME «N ON, Socrate n'avait pas cet œil, seul peut-être avant lui le malheu- reux Nietzsche eut ce regard à déshabiller l'âme, à délivrer le corps de l'âme, à mettre à nu le corps de l'homme, hors des subterfuges de l'esprit» (XIII, 49). De l'homme Nietzsche, parvenu au point où, enfin, il n'y a plus de psychologie ni de subjectivité, à travers la photographie qui nous le montre dans toute sa vérité - semble-t-il -, réduit, enfin, à la superficie de l'image dont l'aplat le livre comme à nu, surgit le regard. Pas un de ces regards qui se prêtent complaisamment à toute une phénoméno- logie de l'inter-subjectivité, ou qui viennent joliment pointer dans les impressions évocatrices d'une certaine métaphysique du visage. Ce n'est pas un de ces regards qu'Artaud saisit dans l' œil de Van Gogh qui 7 NIETZSCHE ET ARTAUD traverse la toile et dans celui de Nietzsche qui troue la photographie, mais bien le Regard. Les idées les plus chères, les images les plus propres, le bien le plus précieux, jusqu'au style même, tout est hérité; et c'est ce qui permet l'existence d'une discipline comme la littérature comparée. De ses lec- tures de Nietzsche, Artaud a dû garder quelque influence, repérable dans des formules empruntées, à travers certaines considérations sur le théâtre, ou même à la faveur d'une citation recopiéel . En prendre pré- texte pour une comparaison ne saurait donner lieu qu'à un exercice académique indifféremment répétable avec quelques variations d'au- teur : Nietzsche et V aléry2, Artaud et Nerval, etc. L'héritage d'Artaud n'est pas de cet ordre. Il est de ceux que les dieux jettent sur l'homme comme un sort, un fatum qui se répand sur toute une lignée, continue son œuvre et fait répéter à chaque membre de la tribu le même geste fatal, commettre le même crime. C'est ainsi qu'il y a eu la lignée d'Œdipe dont les yeux crevés sont à jamais devenus Regard, vides de tout autre chose. « C'est ainsi qu'il y a eu des envoû- tements unanimes à propos de Baudelaire, d'Edgar Poe, de Gérard de Nerval, de Nietzsche, de Kierkegaard, / et il y en eut à propos de van Gogh» (XIII, 18). Ce dont Artaud a hérité, comme d'une marque sûre de parenté, preuve d'un lien unique avec Nietzsche, c'est du Regard. Voyez les portraits d'Artaud, des premiers aux derniers, mais aussi les autopor- traits, mais encore les sorts3, feuilles de papier dévorées par le regard, dont les trous sont l'émergence même du Regard. Si la cruauté est un thème, présent dans les écrits de Nietzsche et d'Artaud, si elle les« travaille» poétiquement, telle une force à l'œuvre, si on peut lui accorder, comme problématique, une place centrale, jamais pourtant nous n'en aurons de meilleure évidence qu'à travers ce Regard. Celle que nous chercherons à~()~pr~!ldre, voire à définir 1. Projetant d'écrire dans La Révolution surréaliste une lettre adressée à la Société des Nations, Artaud notait, à côté d'une citation de Baudelaire sur la« bas- sesse française », quelques lignes extraites de Ecce Homo: « L'''esprit allemand"» est pour moi une atmosphère viciée. Je respire mal dans le voisinage de cette mal- propreté en matière de psychologie, qui est devenue une seconde nature, de cette malpropreté qui laisse deviner chaque parole, chaque attitude d'un Allemand. / Nietzsche. » Cette phrase fut recopiée de l'édition Mercure de France (1909), traduction Albert, qui comprenait par ailleurs des« Poésies », des« Sentences », les « Maximes et chants de Zarathoustra» et, enfin, les Dithyrambes de Dionysos. 2. Titre d'un ouvrage d'Edouard Gaède, Gallimard, 1962. 3. On trouvera des reproductions de ces « sorts» dans Antonin Artaud. Des- sins et portraits (textes de Paule Thévenin et Jacques Derrida, Gallimard, 1986). 8 INTRODUCTION dans sa plus grande pureté, dans sa plus pure inhumanité, hors de la psychologie, de l'histoire personnelle ou de la théorie des affects, nous la voyons sourdre de ce point d'effraction du Regard qui insiste comme un défi à notre possibilité de vision et de compréhension. Que cette trouée de la réalité demeure infiniment ouverte et impénétrable pour qui n'est pas du côté du Regard ne nous empêche pas d'en suivre à la trace -- celle des textes - les effets de réel. Le rapprochement entre Nietzsche et Artaud a déjà été esquissé à plusieurs reprises et, en particulier, par certains philosophes contem- porains4 que cette parenté intrigue, parfois fascine, comme s'il se levait là, dans l'espace neuf qui relie ces deux noms, une question qu'il leur revenait en propre, sinon de résoudre, du moins de poser. Lieu fascinant qui attire le regard, mais l'effarouche en même temps, par le trop grand éclat de chaque nom qui devrait briller dans la solitude et la pureté de son ciel. Ainsi, la plupart des commentateurs, après avoir cédé à la tentation du rapprochement, détournent le regard et s'em- pressent de couper court, répétant, après Jacques Derrida, qu'« Artaud n'est pas le fils de Nietzsche »5. Cependant, l'insistance même des critiques à relancer la comparaison témoigne, malgré les réticences, de ce qu'il doit exister entre Nietzsche et Artaud une parenté plus pro- fonde que celle suggérée par les ressemblances superficielles, et que ne le laissent imaginer les divergences d'abord évidentes. Certes, les motifs de la comparaison ne sauraient justifier une stricte étude d'influence. Ce sont d'abord des parallèles biographiques, ainsi que le souligne Artaud lui-même, lorsqu'il rappelle avoir été« interné comme Nietzsche, van Gogh ou le pauvre Gérard de Nerval» (XIV*, 34). L'expérience commune de la folie frappe en premier lieu; quoique pour Artaud ce fût une traversée et non un effondrement irrémédiable, l'imagination voit là quelque chose qui fait signe. On peut encore évoquer le rapport ambigu qu'ils entretenaient avec leur mère et les femmes, rapport difficile qui illustre la solitude à laquelle ils furent voués. La douleur aussi, et la maladie sont indissociables de leur vie 4. Parmi les principaux, citons Maurice Blanchot dans L'entretien infini, Gallimard, 1969; Gilles Deleuze dans Logique du sens, Minuit, 1969; Deleuze et Guattari dans L'Anti-Œdipe, Minuit, 1972, et Mille Plateaux, Minuit, 1980; Jacques Derrida dans L'écriture et la différence, Seuil, 1967; Henri Gouhier dans Antonin Artaud et l'essence du théâtre, Vrin, 1974. On peut aussi rappeler cer- tains articles: Daniel Giraud, De Nietzsche à Artaud, Engandine, nO 7, 1971; Jean- Michel Heimonet, L'écriture des origines, Oblique, nO 10-11, 1976; Jean-Michel Rey, Lecture/écriture de Nietzsche, Les Lettres françaises, 28 avril 1971. 5. L'écriture et la différence,« La parole souillée », op. cit., p. 276. 9 NIETZSCHE ET ARTAUD et de leur appréhension de l'existence. Mais ces ressemblances biogra- phiques, même examinées dans leur détail, ne constituent pas une raison suffisante, et ne sauraient justifier le rapprochement. C'est plutôt une vision de l'homme et du monde, une réflexion sur notre civilisation considérée comme celle de la décadence, un refus de la métaphysique et uploads/Litterature/ camille-dumoulie-nietzsche-et-artaud-pour-une-ethique-de-la-cruaute-presses-universitaires-de-france-puf-1992-pdf.pdf

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