LA PAIX AU DÉTRIMENT DE LA VÉRITÉ La leçon des arcanes procéduraux du Roman de
LA PAIX AU DÉTRIMENT DE LA VÉRITÉ La leçon des arcanes procéduraux du Roman de Renart Une grande partie de la trame narrative du Roman de Renart est struc- turée autour d’un procès pénal tentaculaire intenté à l’encontre de Renart1, les auteurs créant souvent ex nihilo une nouvelle phase procédurale pour rattacher leur propre récit aux branches originelles2. Cependant, même si elle est prégnante dans le récit d’ensemble, la procédure judiciaire apparaît d’autant plus compliquée à comprendre qu’elle est présentée dans la plupart des éditions sans aucune cohérence3. Or, l’élément fon- 1 Cette procédure a déjà fait l’objet d’une étude par Jean Graven en 1950, mais les observa- tions formulées par l’auteur apparaissent à bien des égards incomplètes, voire erronées, ce dernier n’ayant pas utilisé le texte en ancien français mais la traduction proposée par Paulin Paris, Les aventures de Maitre Renart et de Ysengrin son compère, Paris, Techener, 1861, laquelle est souvent fort éloignée des versions originales ; voir J. Graven, Le procès criminel du “Roman de Renart”. Étude du droit criminel féodal au xiie siècle, Genève, Georg, 1950. 2 Voir R. Bellon, « La justice dans le Roman de Renart. Procédures judiciaires et procédés narratifs », La justice au Moyen Âge (sanction ou impunité), Aix-en-Provence, Université de Provence, 1986, p. 81-95. 3 Seule l’édition intitulée Le Roman de Renart, édité d’après les manuscrits C et M, éd. N. Fukomoto, N. Harano, S. Suzuki, Tokyo, France Tosho, 1983, présente les récits dans un ordre où la procédure judiciaire intentée contre le goupil apparaît plus ou moins de manière chronologique. En effet, nous y trouvons le texte plus connu sous le nom de Mariage du roi Noble, dont la première partie relate les suites de l’« escondit » de Renart. Noble parvient à réconcilier le goupil avec toutes ses victimes, sauf avec Chantecler et Pinte qui exigent sa mort, mais Renart parvient à échapper à la sentence en promettant une épouse au roi. Ce récit étant présent uniquement dans le manuscrit M, mais avec une absence de la reine Fière, il nous a semblé souhaitable de ne pas l’intégrer comme source dans notre étude. Il en va de même avec la branche traditionnellement intitulée Renart teint en noir, qui narre dans sa dernière partie le duel judiciaire qui oppose Roënel à Renart, et qui voit la défaite du premier ; moribond, le goupil est jeté dans la rivière, mais il est sauvé in extremis par son cousin Grimbert. Ce récit tardif n’est au fond qu’une copie de la branche plus connue sous le nom de Duel de Renart et d’Ysengrin. Notre édition de référence du Roman de Renart sera toutefois la grande édition d’Ernest Martin, en 2 volumes, Strasbourg / Paris, Trübner / Leroux, 1882 et 1885. 174 JÉRÔME DEVARD dateur sur lequel repose l’architecture entière de l’œuvre est que Renart parvient toujours, quand bien même il est reconnu coupable, à se sortir d’embarras grâce aux garanties légales offertes par le système criminel contemporain4. Si le goupil conserve en effet la vie sauve, ce n’est que grâce à l’attitude du roi Noble qui souhaite plus que tout maintenir la paix universelle qu’il a eu tant de mal à imposer, la recherche de la vérité judiciaire apparaissant du même coup comme un objectif de second ordre. UN PRÉALABLE NÉCESSAIRE La reconstruction de la procédure pénale renardienne L’origine de la procédure criminelle engagée contre Renart est le viol d’Hersent5, l’épouse du connétable Ysengrin le loup, dans la branche originelle attribuée à Pierre de Saint-Cloud6. L’accusation de viol apparaît toutefois comme des plus ambiguës parce que Renart connaît charnellement la louve à deux reprises : une première fois dans la tanière même des loups, où Hersent consent à l’acte sexuel7, une seconde fois lorsque cette dernière est bloquée dans un terrier, le goupil commettant son forfait aux yeux et à la barbe d’Ysengrin, la louve restant quant à elle dans une passivité que l’on peut qualifier d’équivoque8. Par ailleurs, dans la première scène, Renart profite de la situation pour saccager la tanière des loups, prendre de la nourriture et humilier les louveteaux. En matière pénale, le viol au xiie siècle était 4 Voir Cl. Bougle-Le Roux, « ‘U par juïse u par baraille’. Les preuves dans le Roman de Renart », L’évolution des modes de preuve. Du duel de Carrouges à nos jours, dir. B. Hervouët, Limoges, PULIM, 2014, p. 17-42. 5 Voir M. J. Schenck, « Hersent’s history : the unmarked story in the Roman de Renart », Grant Risee ? The Medieval Comic Presence. Essays in Honour of Brian J. Levy, dir. A. Tudor et A. Hindley, Turnhout, Brepols, 2006, p. 291-304. 6 Voir K. Varty, « Le viol dans l’Ysengrimus, les branches ii-va et la branche I du Roman de Renart », Amour, mariage et transgressions au Moyen Âge, dir. D. Buschinger et A. Crépin, Göppingen, Kümmerle, 1984, p. 411-418. 7 Le Roman de Renart, br. II, v. 1037-1155. 8 Le Roman de Renart, br. II, v. 1235-1396. La paix au détriment de la vérité 175 un cas de haute justice9, prenant place dans la liste des cas royaux et rendant son auteur passible de peine de mort10. Malgré cette réalité judiciaire, dans la branche XVI de l’édition d’Ernest Martin, Noble, qui se voit exposer l’affaire du viol par son connétable, cherche à rapprocher les deux parties et exhorte Ysengrin à se montrer conciliant, l’assurant que Renart n’aurait pas pu commettre ce qu’il lui reproche11. Le loup se laisse convaincre et échange avec son « neveu » un baiser de paix marquant la réconciliation entre eux12. Cette paix « à la Renart » ne dure pas, puisque le goupil va poursuivre ses forfaits envers Ysengrin, mais également à l’encontre d’autres sujets du roi Noble comme Tibert le chat ou encore Primaut, le frère d’Ysengrin. En outre, avant le viol d’Hersent, il attente également aux vies du coq Chantecler, de Tiécelin le corbeau et de la mésange13. Ruminant son humiliation, Ysengrin décide de se rendre avec son épouse à la cour du roi afin de porter plainte contre Renart au début de la branche connue sous le nom de Plaintes d’Ysengrin et de Brun l’ours. Ils y trouvent le roi siégeant en cour plénière, devant lequel le couple se plaint des actions de Renart. À cette occasion, Ysengrin présente son 9 Voir J.-M. Carbasse, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, Paris, PUF, 2000, p. 97. 10 Voir E. Perrot, Les Cas royaux. Origine & développement de la théorie aux xiiie et xive siècles, Paris, Arthur Rousseau, 1910. 11 Nous pouvons estimer que cette scène au decorum informel passe pour une procédure gracieuse devant le roi, voir infra. 12 Toutefois le trouvère annonce déjà que cette réconciliation n’est qu’un leurre ; voir Le Roman de Renart, br. XVI, v. 838-848 : « Pes ont fete quele qu’el soit : / Devant le roi l’ont afiee. / Mes moult aura corte duree, / Quar il ne puet estre a nul fuer / Que l’uns n’ait l’autre contre cuer, / Ne ja ne seront sanz rancune. / Ne donroie pas une prune / En la pes : quar se diex me gart, / Voirs est que c’est la pes Renart / Qui einz ne fina de trichier, / Encor ne le veult pas lessier. » 13 Juridiquement, avec la redécouverte du droit romain, la tentative de meurtre est sanc- tionnée par la doctrine savante au même niveau que l’infraction commise, laissant à l’élément intentionnel une place centrale. Par contre, dans le droit coutumier (bien qu’il fasse de l’intention maligne un élément essentiel du délit) la tentative seule sans résultat matériel était toujours punie moins sévèrement que l’acte consommé : ainsi l’auteur d’une tentative d’assassinat n’était tenu de rien s’il avait laissé échapper sa victime ; et s’il l’avait seulement blessée, il n’était tenu que des coups et blessures. Les diverses attaques et violences se rencontrent sous la forme du « méhaing », qui était la lésion ou la muti- lation corporelle grave et permanente rendant un homme impropre au combat ou sous la forme des « assauts » ou des agressions constituant des ruptures de paix particulières. Voir E. Chevreau, Y. Mausen et Cl. Bougle-Le Roux, Introduction historique au droit des obligations, Paris, Litec, 2007, p. 168-171 et Carbasse, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, p. 223. uploads/Litterature/ la-paix-au-detriment-de-la-verite.pdf
Documents similaires










-
28
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mar 17, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.2975MB