Nora BELGASMIA : La place de la traduction dans la sauvegarde du patrimoine ora

Nora BELGASMIA : La place de la traduction dans la sauvegarde du patrimoine oral berbère : le cas de la littérature orale Kabyle Cnplet/MEN www.cnplet.net Timsal N Tamazight N°7, Septembre 2016 -1- La place de la traduction dans la sauvegarde du patrimoine oral berbère : le cas de la littérature orale Kabyle Par Nora BELGASMIA Université Mouloud Mammeri Département de traduction et d’Interprétariat La littérature orale kabyle ancienne, partie intégrante des littératures berbères du nord africain, peut être considérée comme une tradition à part entière, prenant en compte divers genres esthétiques : le conte, la légende, le récit réaliste, le poème et le chant, ainsi des formes caractéristiques que sont les devinettes, les proverbes et les joutes oratoires. Des genres transmissibles par la tradition orale que Zumthor (1987) distingue en oralité primaire et en oralité mixte suivant le degré d’influence d’écriture. Il en est ainsi des créations versifiées anonymes villageoises, s’agissant de la première catégorie, des genres poétiques plus “nobles” « qui incluent la poésie d’auteurs et les productions semi-savantes d’origine religieuse. » (Chaker, 1982: 39). Dans cette contribution, nous allons accorder de l’attention au seul type de l’oralité primaire, à travers les genres oraux que sont le conte et le chant/poésie. Nous focaliserons notre analyse sur deux œuvres majeures appartenant à deux auteurs postcoloniaux, à savoir l’œuvre de Taous AMROUCHE : le grain magique, et l’œuvre de Mouloud MAMMERI : contes berbères de Kabylie. L’objectif n’étant pas de Nora BELGASMIA : La place de la traduction dans la sauvegarde du patrimoine oral berbère : le cas de la littérature orale Kabyle Cnplet/MEN www.cnplet.net Timsal N Tamazight N°7, Septembre 2016 -2- décortiquer leurs œuvres respectives, mais plutôt de confronter deux visions « traductologiques » complètement différentes. L’intérêt d’une telle démarche tend à comprendre les motivations de conservatisme pour l’un et du souci esthétique pour l’autre. La problématique qui en ressort est la suivante: Doit-on traduire cette littérature orale millénaire en ayant comme seul objectif la conservation ? Ou bien aller vers la traduction en ayant comme toile de font le souci de l’esthétique et de la belle lettre ? Avoir choisi l’une ou l’autre démarche, par les auteurs traducteurs postcoloniaux, nous parait motivé par ce que les chercheurs coloniaux nous ont légués en termes de traduction pourvue de charge idéologique qui martèle la suprématie de la civilisation coloniale occidentale à tout bout de champ, nous citons en l’occurrence le recueil d’André Hanoteau Poésies Populaires du Djurdjura (1867). Les préjugés des collecteurs coloniaux obéissaient à plusieurs facteurs ; nous pouvons citer au moins deux : le premier est lié à la supposée supériorité raciale des peuples blancs occidentaux sur les autres races; le deuxième est lié à la primauté conférée par les cercles culturels et académiques de l’époque à la culture lettrée (représentée par l’héritage scripturale de l’Europe) sur la culture orale (représentée par la majorité des cultures non européennes). Autant de raisons qui ont conduit les chercheurs postcoloniaux à œuvrer dans le sens, non seulement de bien conserver cet héritage oral, mais également et surtout d’accorder une place importante à la stylistique. L’aspect esthétique inhérent à la beauté du conte oral berbère, entre autres, devient le cheval de bataille des chercheurs d’après guerre. Parmi ces chercheurs, Mouloud MAMMERI qui tendait à hisser la Nora BELGASMIA : La place de la traduction dans la sauvegarde du patrimoine oral berbère : le cas de la littérature orale Kabyle Cnplet/MEN www.cnplet.net Timsal N Tamazight N°7, Septembre 2016 -3- littérature orale dont le conte, à travers sa traduction, au rang d’une langue soutenue, voulant ainsi pallier à la carence de l’héritage colonial. Malheureusement cette démarche n’est pas sans conséquence sur le fond original de la littérature orale, dont le conte et la poésie. Ainsi notre contribution dans cet article tend à passer en revue ce que Walter Ong appelle « the psychodynamics of orality » (p. 31). L’objectif étant de rapprocher le style d’un texte en traduction, au style oral du conte, il convient de connaître les caractéristiques liées directement tant à la pensée qu’à l’expression orales. Dans ce qui suit, nous allons les présenter brièvement tout en soulignant leurs similitudes et leurs divergences avec l’oralité kabyle. Un peu plus bas, il nous appartiendra de discuter ces aspects dans certaines traductions françaises de recueils de contes kabyles. Enfin, dans la dernière partie de cette recherche, nous tenterons de suggérer certaines pistes intéressantes ayant trait à la pratique de la traduction des corpus oraux. La pensée et l’expression orales, selon Ongi, sont de l’ordre de neuf points que le traducteur se doit de prendre en charge dans sa performance: 1. « Additive rather than subordinative » (p. 37) : ce qui revient à dire que les structures syntaxiques du texte oral sont toujours coordonnées avec la conjonction « et ». Il va sans dire que cette caractéristique est quasiment absente dans la majorité, sinon la totalité, des traductions que nous avons consultées. Comme exemples les conjonctions et outils de liaison qu’on retrouve dans la langue orale : Nora BELGASMIA : La place de la traduction dans la sauvegarde du patrimoine oral berbère : le cas de la littérature orale Kabyle Cnplet/MEN www.cnplet.net Timsal N Tamazight N°7, Septembre 2016 -4- Imiren, dγa, syenna akin, akken kan, ukud, syin $er da, akkw…etc. 2. « Aggregative rather than analytic » (p. 38): l’expression et la pensée orales ont souvent recours à des formules qui ajoutent au sens plutôt qu’elles ne le décortiquent. Ainsi, dans un texte oral, on parle de « la méchante sorcière », pas seulement de « la sorcière », du « soldat brave » plutôt que du « soldat » tout court. Comme illustration, comparons deux titres du même conte : Mammeri l’intitule : « Aubépin »ce qui relève de l’effort de traduire à un niveau soutenu, qui malheureusement fait perdre au texte original sa valeur. tandis que Taous Amrouche l’intitule « ô bu yedmimen mon fils ! », en gardant l’appellation telle quelle ne traduisant que le mot ammi, mon fils. À la lecture des deux traductions on se rend compte des disparités de sens, au point de considérer qu’on a à faire à deux contes complètement différents. 3. « Redundant or ‘copious’ » (p.39): comme l’expression dans le texte oral s’évanouit dès qu’elle est produite, les auteurs ont recours aux répétitions et redondances afin de permettre à leur auditoire de garder le fil des événements et ne pas perdre les détails importants du conte. Taos Amrouche, par exemple, reprend trois fois le poème suivant dans son conte « Le grain magique », toujours en l’absence du texte original qu’on a finalement retrouvé et qui dit ce qui suit : Nora BELGASMIA : La place de la traduction dans la sauvegarde du patrimoine oral berbère : le cas de la littérature orale Kabyle Cnplet/MEN www.cnplet.net Timsal N Tamazight N°7, Septembre 2016 -5- ɛlay ɛlay aya zru, aya zru Inn-as I baba d yemma Taklit tabecact Teqar ers ad rekbe$ Taous Amrouche traduit ainsi « Élève-toi, élève-toi, rocher Rocher, élève-toi Pour que m’apparaisse Le pays de mes parents ! Une négresse ( ?) pisseuse me dit : Descends pour que je monte !» (p. 15) En répétant ce poème à chaque tournure des événements, l’auteur s’assure que le malheur de la jeune fille prisonnière de son esclave ne soit pas oubliée par le lecteur et entretien l’aspect dramatique du récit, le rapprochant ainsi du texte oral traditionnel. Cependant, le recours à la redondance ne semble pas systématique chez Taos Amrouche, puisque des répétitions évidentes sont négligées, même lorsque celles-ci ajoutent à la qualité esthétique du conte ou du chant, comme l’atteste la Nora BELGASMIA : La place de la traduction dans la sauvegarde du patrimoine oral berbère : le cas de la littérature orale Kabyle Cnplet/MEN www.cnplet.net Timsal N Tamazight N°7, Septembre 2016 -6- formule de la fin du conte: « Tamacahut-iw lwad lwad / hki$t-id iwerraw n lejwad » qui se traduit comme suit : « Mon conte est comme un ruisseau, ruisseau/ je l’ai conté à des enfants de seigneurs». Le mot répété, ruisseau, est absent de la version de Taos Amrouche. 4. « Conservative or traditional » (p. 41): Dans les cultures orales, les vieux conteurs et les vielles conteuses sont vénérés comme les gardiens du savoir. Pour cette raison, on ne se permet presque jamais d’inventer des récits qui contredisent ceux des anciens. En fait, l’originalité d’un conteur se manifeste surtout dans la manière avec laquelle il agence les événements de son récit en fonction de son auditoire et/ou de la situation politique ou sociale du moment de sa performance. L’exemple en est Amghar azemni dans les contes traduits comme (vieux sages, chargé, d’expérience) 5. « Close to the human lifeworld» (p. 42) : En effet, la culture orale donne tout son sens à la vie communautaire car elle est proche du quotidien et donc de la vie de l’individu. Elle s’inspire ainsi de la mouvance du moment qui jalonne, pimente ou agrémente les journées de l’individu. Cette liberté de création, uploads/Litterature/ la-place-de-la-traduction-dans-la-sauvegarde-du-patrimoine-oral-berbere-le-cas-de-la-litterature-orale-kabyle.pdf

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