Ines Oseki Depré La poésie contemporaine brésilienne : l’héritage du concrétism
Ines Oseki Depré La poésie contemporaine brésilienne : l’héritage du concrétisme. Le dernier mouvement poétique qui a marqué profondément la poésie brésilienne contemporaine date des années 50-60 et a vu le jour sous l’instigation de trois poètes de São Paulo, fondateurs du groupe Noigandres. Il s’est caractérisé non seulement par un programme totalement innovant mais aussi par une productivité telle que ses effets se font toujours sentir au Brésil. La naissance de Noigandres [1] (1952) a coïncidé avec le plan pilote de la nouvelle politique brésilienne, utopique s’il en fut, qui a présidé à la naissance de Brasilia, la capitale au cœur du pays, équidistante de toutes les régions, riches et pauvres. Brasilia, la « métaphore épistémologique de la capacité d’innovation de l’artiste brésilien », selon les termes du poète Haroldo de Campos, l’un des membres du mouvement. Ainsi, portés par un contexte d’espérance politique, mus par une énergie créatrice hors du commun, ces trois poètes de São Paulo (Haroldo de Campos, Augusto de Campos, Décio Pignatari) créent un événement et établissent, à l’instar du plan de la nouvelle capitale, le « plan pilote pour la poésie concrète » (1958) qu’Haroldo de Campos définit comme la nécessité de renouer avec ce qui s’est fait de plus novateur au Brésil dans le domaine artistique, la semaine d’art moderne de 22 [2] , le mouvement « pau-brasil » (bois-brésil), avec le mot d’ordre « anthropophagique » d’Oswald de Andrade nourri de poètes comme Mallarmé, Joyce, Cummings, Maïakovski, mais aussi Homère, Dante, entre autres. On peut signaler, dans ce sens, quelques dates, comme le début de leur correspondance avec Ezra Pound (1953) et la publication de la série « Poetamenos » d’Augusto de Campos, inspirés par la « Klangfarbenmelodie » de Webern et par la technique idéogrammatique. L’année suivante, 1954, Décio Pignatari initie une série de cours sur la poésie moderne (Rimbaud, Laforgue, Corbière, Mallarmé ; Joyce et Pound ; Mallarmé, Cummings). En 1955, Augusto de Campos publie au Diário de São Paulo (27-3-55) l’article précurseur « Poema, ideograma » [3] , dans lequel le poète met en rapport, de façon assez audacieuse le lien entre Un Coup de Dés de Mallarmé et The Cantos d’Ezra Pound, dans la mesure où tous deux relèvent structurellement d’un même genre : l’analogie schématique avec la fugue et le contrepoint. Dans cette relation, Augusto de Campos intègre, dans un premier temps, la poétique de cummings, qui aurait porté « l’idéogramme et le contrepoint » à la miniature [4] et chez lequel le poète trouve plus de subtilité que chez Apollinaire, dans un deuxième temps il ajoute le Joyce du Finnegans Wake dont les structures présentent un « schéma circulaire » qui va constituer le lien avec Mallarmé. Ce nouveau concept de forme, non plus linéaire ni logocentrique, aboutit à ce que le poète appelle « organoforme », autrement dit, la structure. À cette même époque, Décio Pignatari voyage pour l’Europe où il expose les principes d’une « poésie concrète ou idéogrammique » ( Graal, n.2, Lisbonne, 1956). Il s’agit donc d’affirmer, en même temps qu’une rupture avec la poésie devenue extrêmement lyrique et sentimentale [5] , caractéristique de la génération dite de 45, un double héritage : d’un côté, la filiation active avec le mouvement « moderne », survenu en 1922 et, de l’autre côté, avec le paradigme international qui leur est proche. En d’autres termes, leur projet consistait à propulser la littérature et en particulier la poésie brésilienne en avant tout en renouant avec le premier mouvement littéraire vraiment national et, comme on verra plus loin, avec la tradition brésilienne sans négliger le legs universel. Ce double mouvement caractérisera toujours les activités du groupe, commme on peut lire dans Teoria da Poesia Concreta, ensemble de textes critiques et de manifestes (1950-1960), publiée par les trois poètes en 1965. [6] Dans cet ouvrage, véritable testament pour les générations futures, se trouvent non seulement des productions des trois auteurs mais toute une relecture critique du patrimoine national et international re-visité par un regard nouveau (Carlos Drummond de Andrade, Oswald de Andrade, Mallarmé, Ezra Pound, Apollinaire…). Pour schématiser leur parcours, on pourrait indiquer les deux directions que le mouvement a prises tout au long de leurs activités, l’une centrifuge (vers le centre) et l’autre centripète (vers le monde), [7] opposition suggérée par le critique João Alexandre Barbosa, et qui sont, de façon tout à fait naturelle, complémentaires : les précurseurs (Oswald de Andrade, Mário de Andrade…) et les voix qui les nourrissent, canoniques dans leur concrétude. Ainsi, si la poésie concrète tend progressivement vers une universalité, nourrie de la tradition occidentale mais aussi orientale, son principe esthétique fondamental reste essentiellement brésilien. 1956 est l’année du lancement officiel du mouvement (« Exposition Nationale d’Art Concret ») au Musée d’Art Moderne de São Paulo. Le cercle des travaux s’élargit dans ces deux directions. Plus tard, en 1989, Haroldo de Campos [8] lancera une sorte de manifeste qui re-établit l’historiographie littéraire brésilienne en faisant remonter l’origine de la culture brésilienne au baroque et aux auteurs de cette époque. Le concrétisme, tel qu’il a toujours été théorisé et explicité par Haroldo de Campos, se fonde sur deux principes majeurs : le moment baroque, dont les plus illustres représentants luso- brésiliens sont Antônio Vieira et Gregório de Mattos – le « premier anthropophage expérimental de notre poésie » (Augusto de Campos, 1974), dont l’esthétique est déjà « concrète » – ; et le mot d’ordre oswaldien. En effet, en accord avec la « raison anthropophagique » d’Oswald de Andrade, Haroldo de Campos définit son esthétique comme « la pensée de la dévoration critique du legs culturel universel, élaboré non pas à partir de la perspective soumise et réconciliée du “bon sauvage” mais selon le point de vue désabusé du “mauvais sauvage”, dévoreur de blancs, anthropophage ». Leur poésie s’exerce aussi sur le plan politique. On se rappelle, pour l’exemple, les poèmes visuels de Décio Pignatari, réalisés à partir de panneaux publicitaires comme « Beba coca-cola » (Bois du coca-cola) qui se termine par « cloaca », de1957. (Bois du coca-cola/ bave du cola/ bois du coca/ bave cola débris/ débris/ cola/ cloaque) ou de telle fable comme Lupus et agnus, qui incarnent l’exploitant et l’exploité. Augusto de Campos joue avec « Hombre/ hembra/ hambre » (homme, femme, faim) ou sur la paire « luxo-lixo » (luxe, déchet) [9] . LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXOXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXOXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO LUXO II. Le programme esthétique de cette poésie, qui l’a caractérisée jusqu’à aujourd’hui, tout en accompagnant ses transformations qui vont vers une certaine « raréfaction » (mise en valeur de l’espace blanc ou le poème bref) ou vers le poème « post-utopique » (Augusto de Campos, 1984) reste néanmoins le concrétisme ou la concrétude. En fait, il s’agit de travailler sur ce qui, en poésie, est l’élément « poétique » par excellence, soit, la matérialité du signe, son aspect à la fois verbi-voco-visuel pour reprendre la formule joycienne du Finnegans Wake ou la définition de la fonction poétique telle que la propose Jakobson : la poésie concrète a ainsi voulu cristalliser le nouveau tout en privilégiant la matérialité du signe. L’un des recueils d’Haroldo de Campos s’appellera l’Education des cinq sens (1985) et répond à la phrase de Marx : « l’éducation des cinq sens est le travail de toute l’histoire universelle jusqu’ici ». La poésie concrète qui ne se limite pas au texte poétique est une poésie qui s’adresse aux cinq sens, comme l’illustre la production visuelle (ou sonore) des trois poètes, poursuivie jusqu’aujourd’hui par Augusto de Campos [10] . Selon Augusto de Campos, il était consensuel entre les trois poètes que c’est le poème « O Jogral e a Prostituta Negra » de Décio Pignatari qui était déjà porteur en 1949 des graines de leur future concrétude poétique. Dans ce poème Pignatari fait appel à toute une série de ressources « concrètes » de composition : coupes, montages, mots-valise qui rendent possible la multiplicité simultanée des significations. Le poème « voile » ou « dévoile », voilà la question. Dans un article publié récemment, Craig Dworkin attire notre attention sur l’aspect christallographique du texte concret. [11] Il rappelle, à ce sujet, le critique Michael Riffaterre : « as the matrix is repressed, the displacement produces variants all through the text, just as the repressed symptoms break out somewhere else in the body » (p. 19) et, tout en rappelant les mots-cristal chez Dante, cite le texte diamant d’Haroldo de Campos (extrait de Chrysanthemps [12] ) : sobre sambaquis hífen entre esqueletos figuras de linguagem calci- ilegível -nada [13] où le projet, mallarméen, est de chercher dans le langage et sur l’espace de la page blanche la naissance des mots qui produit l’impact de la chose concrète. Si l’on reprend le Manifeste uploads/Litterature/ la-poesie-contemporaine-bresilienne-l-x27-heritage-du-concretisme.pdf
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- Publié le Dec 11, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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