La poésie, une affaire de cœur ou de raison ? Essai * Jean-Paul Margnac * Résum

La poésie, une affaire de cœur ou de raison ? Essai * Jean-Paul Margnac * Résumé La poésie est affaire de raison quand on s’intéresse à ses lois de composition : versification, métrique, prosodie. Elle est émotion quand la musique engendrée par ses mots trouve un écho dans les parties les plus secrètes de notre esprit. Elle touche de nouveau à la raison lorsque l’on a compris que sa pratique renforçait l’apprentissage des langues. Elle est à la fois raison et émotion, source de liberté, quand, par la mémorisation de ses textes, elle devient un bien culturel inaliénable. Il sera évident qu’elle ne peut ni ne doit être objet de pure spéculation ni de simple émotion. De nombreuses citations référencées ponctuent le texte. Abstract Poetry is a matter of reason when we look at his laws of composition: versification, metrical, prosody. It is emotion when the music created by his words echoed in the most secret parts of our mind. It key again to reason when we realized that his practice reinforced the learning of languages. It is both reason and emotion, spring of freedom, when by the memory of his texts, it becomes an inalienable cultural good. It is obvious that neither can nor should be an object of pure speculation or mere emotion. Many referenced citations punctuate the text. Illustration : Arthur Rimbaud à 17 ans. Fusain réalisé à partir d’une photographie d’Etienne Carjat. 0ctobre 1871. La poésie, une affaire de cœur ou de raison ? • 2 • Avant propos La poésie, forme particulière de message, exerce une fascination durable à travers les millénaires. Existe-t-il d’ailleurs une communauté humaine ne possédant aucune forme spécifique d’agencement des mots de sa langue, la distinguant ipso facto de la simple communication utilitaire ? C’est peu probable. Pour transmettre une émotion, soit pour émouvoir l’âme sœur, soit pour emporter l’adhésion à une cause noble, chaque culture, chaque groupe ethnique fait appel à des structures langagières particulières, souvent peu usitées, qui signeront une forme poétique. Ce « discours » mêlera le plus souvent la raison et l’émotion, d’une façon si subtile qu’il ne sera pas toujours facile de bien les séparer. Dans ce bref essai, nous nous efforcerons d’esquisser quelques réponses à la question : « La poésie, une affaire de cœur ou de raison ?”. Vaine tentative classificatoire Comment cerner le fait poétique ? Confrontée à la variété des « formes poétiques », notre manie classificatoire ne tarde pas à se manifester. Que peut-elle nous apprendre sur la poésie ? La littérature s’est efforcée d’assigner des “styles” aux productions des auteurs classiques et contemporains. C’est ainsi, par exemple, que dans les années soixante, on a qualifié de “Nouveau roman”, La modification de Michel Butor, paru en 1957. Pourrait-on, par exemple, tenter le même exercice classificatoire sur des poèmes ? Comment, par exemple qualifier cette strophe du Bateau Ivre : « J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies, Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs, La circulation des sèves inouïes, Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs ! » … Doit-on postuler qu’il s’agit d’un « style coloré » ? Mais quel épithète attribuer alors à ce quatrain du Desdichado de Gérard de Nerval ? « Je suis le ténébreux, – le veuf, l’inconsolé, Le Prince d’Aquitaine à la tour abolie : Ma seule étoile est morte, – et mon luth constellé Porte le soleil noir de la Mélancolie. » Est-on pertinent en affirmant qu’il s’agit d’un style ésotérique, où chaque signe — y compris les signes de ponctuation — recèle un sens lourdement dissimulé ? Il est des poésies1 surréalistes, « Mon avion en flammes mon château inondé de vin de Rhin mon ghetto d’iris noir mon oreille de cristal mon rocher dévalant la falaise pour écraser le garde-champêtre mon escargot d’opale mon moustique d’air mon édredon de paradisier ma chevelure d’écume noire mon tombeau éclaté ma pluie de sauterelles rouges mon île volante mon raisin de turquoise … » Il en est2 que l’on pressent écloses dans quelque cénacle précieux, loin de l’agitation vaine des soucis du vulgaire… « La lune s’attristait. Des séraphins en pleurs Rêvant, l’archet au doigt, dans le calme des fleurs Vaporeuses, tiraient de mourantes violes De blancs sanglots glissant sur l’azur des corolles. » Il est aussi des textes3 involontairement poétiques : « Soit I un pavé borné dans RP, F un ensemble fermé contenu dans I, f une application continue de RP dans R. Alors, f(F) est un ensemble de R fermé borné. » Même en multipliant les exemples, on pressent bien qu’une classification stylistique reste illusoire. Alors, efforçons nous de prendre la question sur d’autres bases. 1 Benjamin Péret. Allo. 1936. 2 Stéphane Mallarmé. Apparition. 1863. http://fr.wikisource.org/wiki/Wikisource (poésie) 3 Marc Zamansky. Introduction à l’algèbre et l’analyse moderne. Ed Dunod. La poésie, une affaire de cœur ou de raison ? • 3 • La subtile frontière entre prose et poésie Demandez à un élève de collège sa définition de la poésie, il répondra simplement en l’opposant à la prose. En effet, tout « manuel » de poésie pose d’emblée, comme Molière dans le Bourgeois gentilhomme, que « Tout ce qui n'est point prose est vers et tout ce qui n'est point vers est prose ». La belle affaire, un texte en prose ne pourrait pas être poétique ? Selon une stricte acception académique, la poésie serait ainsi une forme codifiée d’expression, encadrée par les règles de la versification4. Chacun est à même de reconnaître un superbe alexandrin dans ce vers célébrissime5 : « C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit » … Les maîtres de ce vers sublime, comme Alfred de Vigny, nous en ont légué qui sont de purs chefs d’œuvres6 : Hélas! ai-je pensé, malgré ce grand nom d'Hommes, Que j'ai honte de nous, débiles que nous sommes ! Comment on doit quitter la vie et tous ses maux, C'est vous qui le savez sublimes animaux. A voir ce que l'on fut sur terre et ce qu'on laisse, Seul le silence est grand; tout le reste est faiblesse. Mais, hors de l’alexandrin, du sonnet, point de poésie ? Quid alors du vers libre. Faudra-t-il rayer Jacques Prévert7 du Bottin de la poésie ? Prévert, usant et abusant du vers dit libre, ne mérite-t-il plus de titre de poète ? Quel jour sommes-nous Nous sommes tous les jours Mon amie Nous sommes toute la vie Mon amour Nous nous aimons et nous vivons Nous vivons et nous nous aimons … Et qui osera dénier l’épithète de poétique à ce fameux incipit du Salambô de Flaubert : « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar » … On voit donc se dessiner le subtil glissement sémantique entre poésie, stricto sensu et expression poétique. Libérer d’un corset sémantique trop serré, on comprend mieux combien la poésie peut se retrouver dans une multitude de textes. Nous amplifierons donc notre propos en examinant les formes d’expression poétique plutôt que la poésie au sens étroit du terme. Emotion et raison, fondements de la rhétorique, fondement de la poésie ? Les rapports entre raison et émotion dans la pratique de la rhétorique « l’art du discours », sont bien connus. Dans le Gorgias, Platon, opère une critique serrée entre la rhétorique des « professionnels du discours »et la dialectique socratique. Il montre avec finesse comment, pour convaincre, le rhéteur fait appel soit à la raison (souvent déguisée en arguments fallacieux), soit à l’émotion. Socrate, pour sa part, ne cherche à convaincre qu’en enchaînant une suite cohérente de « propositions » logiquement vraies donc, en ne faisant appel qu’à la pure raison Le plus subtil des philosophes antiques se garde de trancher entre la rhétorique et la dialectique. Le « match » entre Gorgias et Socrate se termine sur une partie nulle, tant chaque forme de discours imbrique d’une façon si étroite raison et émotion qu’il est impossible de nettement les distinguer. Retenons donc que le discours, suite de « messages » destinés à émouvoir, à plaire et à convaincre, procède, à bien des égards, de la même démarche que la poésie. Il utilise d’ailleurs abondamment ses procédés : métaphore, métonymie, ellipse … Les procédés poétiques ne seraient que peu différents in fine des antiques procédés des rhéteurs à ceci près qu’ils ne sont pas destinés aux assemblées des prétoires mais à une relation intime avec le lecteur. 4 Nous n’abordons pas dans ce court essai les caractéristiques de la versification française : rimes, assonances, prosodie, métrique, strophes, … De nombreux sites offrent des exposés didactiques sur le sujet. 5 Racine, Athalie. Le “songe” d’Athalie. 6 Alfred de Vigny. La mort du loup. 7 Jacques Prévert. Chanson in Paroles. La poésie, une affaire de cœur ou de raison ? • 4 • Du rôle de la poésie dans l’apprentissage de la langue Nous avons évoqué plus haut les « structures langagières ». L’apprentissage d’une “langue maternelle ”, le français par exemple, est un exercice à la fois naturel et artificiel. Naturel, dans le sens où uploads/Litterature/ la-poesie-entre-raison-et-emotion.pdf

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