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I l I ¡ t l I ; Jaume PsRls BL,{Nes * Violence et exPérience urbaine dans f industrie émerg"tttt du vidéofilm malgache 293 Madagascar, il s'agit d'un phénoméne encore méconnu et trés peu étu- dié'. A Madagascar, il ne s'agit pas du tout d'une industrie audiovi- suelle consolidée comme celle de Nigeria, mais elle devient de plus en plus importante. Dans un pays oü il n'existe pas de systéme de produc- tion cinématographique - il n'a été produit qu'un seul film en techno- logie cinématographique cette demiére décennie -,l'émergence de I'in- dustrie des vidéofilms a contribué á produire plus de 200 fictions sur les cinq demiéres années. En fait, la technologie vidéo et son coüt de réali- sation a permis l'émergence d'une industrie audiovisuelle qui n'avait pas pu naitre aux temps du cinéma, trop cher pour la faible économie de la culture malgache. De jeunes réalisateurs, acteurs et scénaristes sont embauchés par des maisons de production qui ont aussi le contrÓle des circuits de distribution et de diffusion. Il s'agit majoritairement de peti- tes maisons de productions privées, mais aussi d'initiatives venues d'ONGs et d'églises qui veulent faire arriver leurs messages et leurs représentations du monde á un public plus large que celui qu'ils auraient atteint en utilisant des méthodes de communication traditionnelles. La plupart des productions sont obligées de travailler avec un bud- get assez restreint : selon Karine Blanchon (2006a), il faut en moyenne 14 000 000 d'ariarys (entre 5 000 et 6 000 euros) pour produire un vidéofilm. Par rapport aux standards de production européenne, il s'agit d'une somme dérisoire, mais pris dans le contexte précaire de 1'économie malgache, elle constitue un montant assez remarquable. Mais étant donné qu'un film á succés peut parvenir á vendre entre 10 000 et 20 000 copies au prix unitaire de 5 000 Ar (environ 2 euros), chaque production a des bénéfices potentiels notables. Il n'y a pas de données officielles, mais Blanchon parle d'environ 40 vidéofilms pro- duits chaque année. ll s'agit, donc, d'un phénoméne qui a des similitudes avec le déve- loppement des industries audio-visuelles sur le reste du continent afri- cain, mais qui présente aussi des traits spécifiques,liés á la singularité 2. On mentionnera les efforts de la chercheuse Karine Bl¡rcsoN i cet égard Voir bibliographie. 294 de la réalité sociale malgache. Le modéle de cette industrialisation cul- turelle est sans doute I'industrie audiovisuelle de Nigeria et celle des pays de I'Afrique Occidentale anglophone3. Les réussites de l'industrie malgache naissante sont encore toutes relatives par rapport au géant de Nollywood, mais on constate néanmoins quelques similitudes entre elles. En temps de crise économique, sociale et politique, cette indus- trialisation culturelle, bien que précaire, accomplit deux fonctions sociales fondamentales. D'un coté, elle ouvre des nouvelles expectati- ves dans le domaine du travail. De l'autre coté, elle permet á la société malgache de s'approvisionner d'une grande vaiété de récits qui la représentent et qui tentent de donner une forme narrative á ses espoirs. á ses peurs et á ses réves. Modernis ation et transformation urbaine On peut appréhender l'éclosion des différentes industries audiovi- suelles africaines comme une réponse culturelle á la grande transforma- tion qu'ont subie ces villes pendant les derniéres décennies du ving- tiéme siécle. Selon Mike Davis, qui a analysé cette transformation (2006), 1'émergence des villes hiperdégradées a été influencée par trois grands facteurs : les politiques de contention colonialeso, les mauvai- ses politiques rurales des gouvernements des années soixante et soixante-dix et les politiques d'ajustement structurel des agences finan- ciéres intemationales comme le Fonds Monétaire Intemational et la Banque Mondiale. Mais I'effet fondamental de cette transformation a été la migration rurale massive vers les villes, qui ont vu se multiplier leur population á une vitesse impressionnante. Le récent rappoft d'UN-HABITM sur l'état des villes au monde (2009) estime qt'en 2 050 plus de la moitié de la population africaine sera devenue urbaine. Ce changement engendre des répercussions trés impoftantes dans plusieurs domaines : I'urbanisme, I'architecture, la santé, l'économie et la politique, notamment. Mais sur- tout il en résulte de profonds bouleversements dans les subjectivités. 3. Pour le cas de I'industrie nigérienne, voir Pltlrts (2009). 4. Qui empéchaient les mouvements de la ¡ropulati<tn colonisée vers les villes. )()< En fait, cette urbanisation accélérée et brusque a produit un choc massif : des millions de sujets qui sont nés dans des communautés tra- ditionnelles ont dü faire face á une autre configuration sociale, marquée par I'instabilité et la multiplicité de codes. Donc, les migrants mraux ont dü passer depuis des communautés traditionnelles, oü le sujet avait un róle fixe et bien connu, dessiné par la tradition et l'autorité du vil- lage, jusqu'aux nouvelles villes, espaces difficilement intelligibles, oü la voix de la tradition entrait en conflit avec d'autres sources de légiti- mité. Pendant plusieurs décennies, le modernisme africain, et notam- ment son cinéma, a représenté ce choc comme une désorientation sub- jective : Borrom Sarret, le charretier d'Ousmane Sembéne, incapable d'interpréter les différents codes qui traversent la ville, en est un bon exemple. Mais les industries du vidéofilm ont donné une réponse dans un autre niveau á cette situation de choc culturel. A Madagascar, l'industrie naissante du vidéo-film constitue un sec- teur économique en développement qui, dans un contexte de chómage généralisé, offre des emplois liés á la production (électriciens, techni- ciens, transport, artistes...) mais aussi á la distribution et á la diffusion. Mais I'industrie du vidéofilm offre aussi aux migrants ruraux une prati- que culturelle inclusive : assister aux projections publiques ou consom- rner á la maison des vidéos peut devenir un acte d'appartenance. Dans un contexte oü les liens sociaux s'effondrent, la consomma- tion des vidéofilms devient une pratique qui crée de nouveaux liens, liés á l'expérience urbaine. Il s'agit, en fait, d'une pratique interethni- que, dans laquelle les cótiers, les gens du sud et méme les merina5 peuvent se reconnaitre. Il s'agit aussi d'une pratique interclassiste, étant donné que les vidéofilms sont consommés par des classes socia- les trés diverses Ainsi, les vidéofilms font face aux problémes qui préoccupent la population urbaine : I'insécurité, la délinquance, les inégalités écono- miques, mais aussi les nouveaux rapports entre les geffes et les nouvel- les figures de la masculinité et de la féminité. En fait, les vidéofilms proposent des histoires qui font allusion á tous ces sujets et élaborent des thématiques aux travers desquelles ils se reconnaissent. Les nou- veaux sujets urbains peuvent se reconnaitre dans ces fictions et proje- ter sur elles leurs fantasmes positifs et négatifs de la vie urbaine. Voila une des fonctions culturelles des vidéofilms : créer une syntaxe effi- cace qui offre une forme narrative aux fantasmes de la nouvelle popu- lation urbaine. Pour ce faire,les vidéofilms de la demiére décennie ont suivi deux stratégies basiques. D'un coté, elles thématisent la désorientation sub- jective que provoque la modernisation urbaine. Des Films comme Tana 2003, Andrebabe, Mpamosavy maleny (La sorciére qui se cache), Paingotra (Épingle), Ngetrika (Millionaire) ou Piraty dramatisent la situation des nouveaux sujets urbains moyennant des personnages qui vacillent entre les codes traditionnels et ceux d'une vie urbaine oü I'ar- gent et le pouvoir sont devenu I'autorité morale fondamentale. Ces fables sont peut-étre faibles á niveau narrative et trés schématiques, mais elles ont le mérite de rendre intelligible I'angoisse des sujets confrontés á des codes sociaux en transformation perpétuelle. D'un autre coté, elles présentent une texture visuelle extréme. Les vidéofilms s'adressent aux spectateurs d'une faEon notamment agressive. Dette dureté de I'image est en partie due á la précarité technologique (de la production et des reproducteurs) mais aussi á une conception esthéti- que qui donne préférence á I'impact visuel sur la narrativité. La désorientation du sujet urbain Revenons sur la premiére des deux stratégies, á savoir comment les vidéofilms malgaches font-ils allusion au choc de la modernité urbaine ? Ils mettent en scéne des sujets qui vacillent entre plusieurs codes et modéles de conduite, et surtout, qui hésitent entre I'autorité de la tradition et d'autres sources de légitimité. Voici une maniére de codi- fier et de représenter l'émergence de nouveaux sujets contradictoires, marqués par un conflit de codes, qui sont la preuve vivante de la crise de la modernité urbaine. Quelques-uns de ces films ont explicitement mis en scéne la col- lision entre I'univers traditionnel et mythifié des villages ruraux et 296 5. Ethnie majoritaire h Antananarivo. 297 I'incertitude de la vie urbaine. A titre d'exemple, le film Andrebabe aborde le mythe urbain malgache qui parle de I'existence d'un village fantóme dans la brousse qui est toujours resté invisible au pouvoir poli- tique et qui a toujours échappé au contact des autres villages. Ce film présente un humour qui n'est pas trés fin et une forte attirance pour les scénes grotesques, mais il parle aussi d'une communauté qui a résisté á l'ouragan de la modernisation et du choc qui se produit quand des sujets urbains, entourés par la technologie et dotés de codes de conduite citadins, sont confrontés á une communauté pré-moderne et absolu- ment isolée. Cette collision sert á allégoriser la désorientation uploads/Litterature/ videofilms-madagascar-jaume-peris-blanes.pdf
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- Publié le Sep 23, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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