Compte-rendu critique de lecture - ENVI-F434 - Denis Labat Christian GRATALOUP,
Compte-rendu critique de lecture - ENVI-F434 - Denis Labat Christian GRATALOUP, 2020 (2017), Le monde dans nos tasses. L’étonnante histoire du petit déjeuner, Ed. Dunod, Collection EKHO, Paris, 240p. 1) Quel sont les questionnements à la base de l’ouvrage ? On dit que manger est tout un art, mais manger c’est aussi toute une histoire ! Et cette histoire n’est ni simple, ni bien définie, ni linéaire… surtout quand il s’agit du petit déjeuner, repas aux apparences banales, adopté plus tardivement que les autres, mais aussi moins étudié ! Dans Le monde dans nos tasses, l’étonnante histoire du petit déjeuner, Christian Grataloup relève le défi d’offrir au public l’histoire peu racontée du petit déjeuner tout en nous proposant une analyse géohistorique des coulisses de ce dernier. Ce sont principalement le café, le thé, le chocolat, et accessoirement le sucre qui seront l’objet de son étude. L’auteur s’adressera à la question des origines du petit-déjeuner, tant dans sa façon d’être pratiqué que dans l’évolution de sa composition, pour arriver à la forme que nous connaissons aujourd’hui. Il se demande également quelles ont été les moteurs qui ont rendu possible son développement et son maintien, mais aussi quels ont été les impacts de ce développement sur diverses sociétés à travers l’espace et le temps. Il apparait que ces interrogations (plutôt factuelles) sur le petit déjeuner servent de toile de fond pour nourrir un questionnement plus fondamental. Ainsi, il semblerait qu’au fond l’auteur pose les deux questions suivantes : En quoi ce repas matinal cristallise-t-il le concept de la mondialisation et son histoire ? Comment ce dernier demeure-t-il un symbole de dynamiques inégalitaires qui caractérisent nos sociétés passées et contemporaines ? 2) Quelle est la démarche adoptée par l’auteur pour éclairer ses questionnements ? Quels sont les moyens mis en œuvre pour apporter des réponses (méthode, données, présentation, style…) ? L’auteur est géohistorien. Il va compter le récit de dynamiques de l’espace à l’échelle mondiale sur un temps relativement long qui se concentre sur le XVIIe à nos jours. Ces dynamiques portent principalement sur les échanges commerciaux et le déplacement d’humains qui s’intensifient avec les entreprises coloniales et aujourd’hui un commerce globalisé. L’histoire que nous propose Grataloup ne délaisse pas pour autant les dynamiques de plus petites échelles. Les normes sociétales et habitudes domestiques du quotidien, ou les rapports de classes aux seins de mêmes sociétés seront au contraire des moteurs importants dans les changements qui auront lieu à travers le monde. C’est pourquoi l’auteur utilisera autant des grands moments historiques que des échanges épistolaires, des statistiques de consommation, des accords commerciaux internationaux, ou par exemple la composition du régime millénaire des olmèques pour nous livrer une vision plus fine de son récit sans en oublier les grandes lignes. Le livre est divisé en épisodes thématiques même s'il existe un certain respect global de la chronologie. Histoire après histoire, on nous fait progresser par à-coup vers le présent, tout en effectuant les reculs nécessaires vers le passé l'abordant différemment selon le sujet développé ou les régions du monde concernées. Ces récits se complètent les uns les autres pour nous offrir une mosaïque plus grande dont les évènements convergent vers aujourd’hui. 3) En quoi l’ouvrage apporte-t-il des éléments aux questions posées ? Certaines idées émergent assez rapidement en cours de la lecture et seront renforcées page par page. La première serait que le petit déjeuner sous la forme que nous connaissons existe depuis peu, il aurait été diffusé de façon progressive à partir du XVIIIe siècle. Il apparait aussi que l’adoption de ce petit déjeuner ait avant tout été permis par la colonisation et des changements sociétaux internes en Europe, et a joué un rôle important dans l’Histoire qui s’en suit et les relations de pouvoir contemporaines. Comme l’écrit Grataloup page 183 « Depuis trois siècles, le petit déjeuner est un nœud liant la vie la plus quotidienne des sociétés urbaines au capitalisme mondial ». Ce sont principalement les histoires des diffusions du café, du thé, du chocolat (et du sucre) qui sont abordées. Pour simplifier, ces produits ont entre autres comme points en commun : d’être issus de plantes de régions tropicales différentes ; d’avoir des effets dopants ; d’avoir été à un moment exploités massivement dans les colonies européennes ; d’avoir été réappropriés par les européens dans leurs « recettes » et leurs usages de consommation, bien souvent accompagnés de sucre et de lait dès le matin ; d’être d’abord des biens de luxe convoités par la cour et l’aristocratie qui se populariseront d’abord en Europe (ou dans les « europes ») chez les moins aisés puis à un certain degré dans certaines parties du monde ; d’être toujours aujourd’hui principalement consommés dans les « Nords » et produits dans les « Suds » (la distinction « Nord/Sud » est discutable mais est utilisée par l’auteur). Les grands principes de la chaine derrière le petit déjeuner n’ont pas vraiment changé en essence depuis sa mise en place. D’un côté nous avons des colonies ou par la suite des pays « du Sud » ou « sous-développés » qui via des travailleurs moins payés ou esclaves (locaux ou importés) produisent ces biens, et de l’autre des pays « développés » d’abord Europe colonisatrice puis « europes » ou pays occidentalisés qui les consomment. Au milieu se déroule le jeu de qui gérera le mieux le contrôle de la production, transformation, vente ou toute la chaine pour maximiser les profits : que ce soit la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, l’Empire Britannique ou Nestlé ; des profits qui s’accumuleront tout de même chez les occidentaux. En effet, « L’histoire du petit déjeuner est indissolublement liée à celle de la Révolution Industrielle et de son avers : la fabrication du sous-développement sous les tropiques » (p. 169). A lire l’auteur, on aurait l’impression que les caprices des « plus aisés » façonnent ce monde : les riches européens demandent à avoir plus de produits tropicaux dont l’utilisation est ostentatoire, ou basée sur la recherche d’effets dopants ou des croyances souvent erronées, ce qui implique une offre qui suit dans les pays du sud. Il s’agit d’un cycle à rétroaction positive de hausse de la demande, de volonté d’expansion des entrepreneurs, d’économie d’échelle, d’innovations techniques et de pression sur les travailleurs, et ainsi de l’augmentation de la productivité et de la production. Quand ces biens deviennent moins chers (mais aussi jalousés), c’est au tour des moins aisés de vouloir les consommer et le cycle repart de plus belle en accumulant les impacts sur les producteurs et leur environnement et creusant les inégalités. 4) Quelle est votre appréciation générale de l’ouvrage ? Selon vous, atteint-il les objectifs qu’il s’est donné ? J’ai littéralement savouré cette lecture. Grataloup donne à l'histoire une dimension organique, la parsème de goûts et d'odeurs mais aussi de formes et de textures. Le fait que cet écrit n'est pas sans nous rappeler la nostalgie d'un dimanche matin à la maison renforce le caractère amer que peut avoir la tombée de rideau qu’il suggère. Etant entre autres intéressé par la question du sucre, son histoire et son/ses rôle(s) actuel(s) dans une société insulaire, ce livre m’a été d’une bonne utilité. Qui plus est, l’écriture de Grataloup est fort plaisante. Il semble prendre plaisir à nous partager certaines étymologies ou autres anecdotes. L’emploi régulier de ces étymologies permet de mieux suivre la diffusion de biens et habitudes au cours de l’histoire et nous rappelle encore une fois que certaines « traditions » ne sont pas si endémiques que cela. Toutefois, il peut sembler que le livre est parfois trop anecdotique. Par exemple, quand il s’agit d’expliquer la diffusion du chocolat dans les cours européennes du XVIIe et les mythes qui entoure ce produit, il nous partage une lettre de Madame de Sévigné. L’aristocrate écrit qu’une certaine marquise de Coëtlogon aurait mangé tellement de chocolat qu’elle aurait un jour eu un enfant « noir comme le diable ». Commérage auquel l’auteur ne manque pas d’ajouter que « d’autres mauvaises langues susurraient que [son] petit déjeuner était servi chaque matin par un jeune domestique, noir et charmant… » p.106. Ce passage m’a fait rire dans son contexte et peut alléger la lecture. Certains développements ou détails peuvent quant à eux l’alourdir et nous en faire perdre le fil. Je réalise cependant que l’épisode cité permet aussi de marquer le contraste entre les préoccupations mondaines des consommateurs de chocolat de l’époque et la réalité esclavagiste sous-jacente de sa production. S’il avoue s’être inspiré des travaux sur le sucre des anthropologues Sindney Mintz et de Pierre Dockès dont les titres principaux sont respectivement « Sucre blanc, misère noire » et « Le sucre et les larmes », Grataloup est moins provocateur dans son choix de titre. Il joue surtout sur notre curiosité et l’aspect intriguant d’une telle étude. Le contenu de son ouvrage peut aussi paraitre moins engagé et ne dénonce pas directement les misères qu’ont subis les individus qui étaient du mauvais côté de la tasse. Le géohistorien uploads/Litterature/ labat-envif434-crc-2020211s.pdf
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- Publié le Jan 08, 2023
- Catégorie Literature / Litté...
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