1 Habilitation à diriger des recherches Je vais tenter de faire le point sur le

1 Habilitation à diriger des recherches Je vais tenter de faire le point sur les directions qu'ont prises mes recherches depuis que j'ai soutenu une thèse de troisième cycle de philosophie grecque, sous la direction de M. Pierre-Maxime Schuhl, consistant en une traduction commentée des "fragments" du stoïcien Cléanthe (le successeur de Zénon, fondateur de l'école du Portique, et le prédécesseur du formidable Chrysippe). Les différentes directions que je vais évoquer, les domaines, les thèmes de recherche, donnent - me donnent d'abord à moi-même un sentiment de dispersion dans lequel entre une part de vagabondage, de goût de la liberté, avec aussi des réorientations, de l'expérimentation et des vérifications. Les réflexions que je vais présenter commencent par des reconnaissances de dettes, d'influences: influences que j'ai subies, que j'ai accepté de subir, que j'ai accueillies ou recherchées en suivant des suggestions. Ce sont des rencontres avec des livres, des phrases, des idées, des personnes, des enseignements, rencontres souvent dues à la chance: ce sont aussi des engagements de ma part, des efforts pour chercher ma voie entre ce qui m'était proposé et ce que je me sentais capable de recevoir et de mettre à profit. Ce développement se distribuera en 5 chapitres: 1. Leo Strauss: faire crédit à l'œuvre 2. Mon Freud: comment atteindre la passivité, la décrire et l'analyser 3. Un point de vue anthropologique sur et dans la littérature 4. L'expérience de l'individualité 5. D'une poétique soumise au temps 2. Leo Strauss: faire crédit à l'œuvre J'ai découvert certains livres de Leo Strauss à la faveur de références qui y étaient faites ici ou là: par exemple une référence sibylline à "La persécution et l'art d'écrire" dans un article de Lacan me fit connaître le titre attirant d'un essai qui liait d'une façon nouvelle pour moi, et assez romanesque, l'art de l'interprétation des textes et une sorte de jeu de cache-cache des auteurs avec les censeurs. Une lecture ésotérique était non seulement possible, affirmait Leo Strauss; pour nombre de ces auteurs importants elle s'imposait, et elle seule permettrait de reprendre contact avec la vraie intention des œuvres. Mais justement cet article de Strauss, et d'autres du même auteur, affirmait avec une autorité impressionnante (car Strauss était visiblement un érudit, formé à l'école de la philologie et de l'histoire allemandes de la philosophie; il connaissait l'hébreu, l'arabe, autant que les langues modernes et semblait s'être formé une idée précise des mondes antiques, médiéval autant que du monde classique, et des débats du monde contemporain) qu'il y avait, en tout cas dans les "grands textes", ceux qui valaient la peine qu'on consacre à leur lecture de l'attention et de la passion, une intention à l'œuvre. Cette intention n'était pas un vague vouloir-dire accompagnant un texte comme la poussière qui s'élève au-dessus d'une armée en marche; c'était une conception organisée, cohérente, en rupture avec les opinions conformistes comme avec les conceptions les plus banales, de telle sorte qu'on ne pouvait la rencontrer et en vérifier la pertinence pour l'œuvre étudiée qu'au prix d'un effort pour s'arracher aux idées toutes faites et au poids des évidences. Dans des termes que j'emprunte à V. Goldschmidt1, ce qu'il nomme "l'unité substantielle" d'une pensée "répond de la concordance fondamentale de cette pensée avec elle-même, et doit 1 Anthropologie et Politique. Les principes du système de Rousseau, Vrin, 1974, p. 12. 2 recommander au lecteur, quand il se croit en face d'incohérences, d'en chercher la cause, d'abord et de préférence, dans sa propre inaptitude à la lecture, et en dernier lieu seulement et en désespoir de cause, chez son auteur." Le principe philologique auquel on pourrait comparer l'incitation lancée par Strauss est celui de la lectio difficilior, cet admirable guide élaboré pour la lecture et la reconstitution des textes anciens mutilés qu'on pourrait formuler ainsi: entre deux mots ou expressions hypothétiques proposés pour combler une lacune dans un texte, pour reconstituer sa teneur initiale, choisir la leçon la moins banale, la moins attendue, celle qui, tout en étant compatible avec ce qu'on sait de la langue du texte et de son mouvement, introduit un élément nouveau qui soit à la hauteur de ce qu'on attend de son auteur2. En procédant ainsi, le lecteur qui cherche à reconstituer l'"intention" du texte commence par se défier de son propre mouvement vers l'homogénéisation; il s'efforce au contraire de maintenir le texte visé à distance: distance par rapport à notre propre temps, à nos propres attentes ou habitudes de pensée. Retrouver la littéralité d'un texte, ce n'est pas reconstituer un réservoir de lieux communs, c'est plutôt s'exercer à un dépaysement. Il ne s'agit pas de faire l'honneur à l'œuvre de la hausser jusqu'à notre temps et à notre compréhension, mais au contraire de lui faire crédit en supposant qu'elle précède la compréhension et l'appréciation du lecteur que nous sommes, de tenter de profiter de ce qu'elle a accompli pour y accéder et nous défaire de préjugés que sans elle nous ne percevrions même pas. La lectio difficilior D'où vient le principe de la lectio difficilior, qui l'a inventé, dans quel contexte et dans quel esprit? Contrairement à ce que j'aurais cru spontanément, il ne vient pas de l'étude des textes anciens classiques, de la lecture de Pindare, des tragiques grecs, de Lucrèce et de l'insatisfaction devant des textes visiblement "corrompus". Le principe semble avoir été formulé pour la première fois (mes informations proviennent d'un beau livre de Sebastiano Timpanaro, La genesi del metodo del Lachmann, Liviana ed., Padova, 1981, qui m'a été signalé par M. Casevitz et P. Vidal-Naquet) au XVIIIème siècle à propos de la lecture du Nouveau Testament, et par des critiques et philologues qui se préoccupaient de rétablir le texte le plus authentique possible des évangiles (notamment J.J.Wettstein, Prolegomena ad Novi Testamenti editionem accuratissimam, Amsterdam 1730; et J.A. Bengel, Apparatus criticus ad Novum Testamentum, 2ème éd., Tubingen 1763): ces deux auteurs distinguent en effet d'une leçon "magis facilis" une autre "minus facilis" et ils privilégient la première, leur justification étant que le travail des copistes aboutit comme naturellement à une banalisation, à un affadissement du texte original. Ces contemporains de Richard Bentley (dont je vais parler dans un instant) prenaient position dans le grand mouvement issu de la Renaissance et de la Réforme, qui visait à se reporter aux textes eux-mêmes et se préoccupait donc de retrouver ces textes dans leur plus grande authenticité. Jusqu'à ces novateurs, on s'en tenait au textus receptus, à savoir à l'édition princeps, quitte à l'améliorer sur tel ou tel point par le recours à d'autres manuscrits que ceux exploités par le premier éditeur, ou par de rares conjectures. Telle était l'attitude prudente et même timorée, non seulement des catholiques, 2 Je me réfère à la version anglaise de Paul Maas, Textual Criticism, Oxford, 1958, faite à partir d'un essai paru en allemand en 1927. Maas avait quitté l'Allemagne à cause du nazisme. Il écrit: "En cherchant à comprendre comment la corruption du texte s'est produite nous devons prendre en considération les erreurs les plus susceptibles de se produire pour des raisons psychologiques (p.ex. la tendance d'une expression originale à être remplacée par une expression plus commune, la "banalisation"; c'est pourquoi il convient en règle générale de préférer la lectio difficilior." (p.13) L'expression classique de cette règle est: "Lectio difficilior praeferenda est faciliori" (R. Bentley), qu'on pourrait rendre par: "Quand deux leçons sont possibles, il faut préférer la moins attendue." 3 qui à vrai dire se souciaient peu d'établir un texte fiable, mais encore des membres des églises protestantes installées et triomphantes (luthériens, calvinistes, anglicans). Il fallut des protestants hérétiques, rationalistes ou adeptes d'un mysticisme contestataire, pour remettre radicalement en question la tradition textuelle, tels l'arminien Jean Le Clerc (Joannes Clericus, dans son Ars critica, parue à Amsterdam en 1697), le socinien (ou suspect de socinianisme) Wettstein, le piétiste et millénariste Bengel. Bentley lui aussi avait eu dès 1721 le projet d'une édition critique du Nouveau Testament destinée à remplacer l'édition peu fiable d'Erasme, mais il finit par y renoncer. D'où un travail (qu'on pense à l'œuvre critique de Richard Simon, catholique, mais hétérodoxe) qui n'accepte pas le texte transmis comme allant de soi, mais cherche à comprendre à la fois comment il a été historiquement constitué (par des auteurs ou des compilateurs successifs) et comment il a pu être adultéré (par la succession des copistes et des éditeurs). Selon les uns (comme Le Clerc), c'est consciemment que les copistes "normalisent" les textes; selon Wettstein, plus subtil et sans doute plus moderne (mais l'idée était déjà présente chez Richard Simon), la banalisation est l'effet d'une tendance inconsciente ou involontaire, d'une sorte de pesanteur des opinions reçues du copiste. L'œuvre du temps invite à la vigilance, voire à la défiance et peut-être même au scepticisme, car le temps est vu comme un facteur puissant de dégradation de la révélation originelle, qu'il s'agisse de la révélation divine, ou des pensées des grands prédécesseurs qui n'auront pas d'égaux aux temps présents. En ce sens (comme le fait remarquer J. Le Brun, spécialiste des controverses dans le uploads/Litterature/ pierre-pachet-habilitation-a-diriger-des-recherches.pdf

  • 27
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager