105 Vol. 14, No. 1 (2013) IMAGE [&] NARRATIVE D’un journal érographique à la m
105 Vol. 14, No. 1 (2013) IMAGE [&] NARRATIVE D’un journal érographique à la mise en scène d’une mise à nu dans le contexte du « tout dire » C(h)ris Reyns & Marine Ghéno De Fraise et chocolat à Buzz-moi d’aurélia aurita [sic]1 Résumé Le « buzz » médiatique autour de la bande dessinée Fraise et Chocolat soulève de nombreuses questions sur les femmes dans le monde artistique français. L’auteure, aurélia aurita (qu’elle signe elle-même sans majuscules) semble cumuler les barrières à franchir en art : une femme, d’origine asiatique, créant une BD érotique. De nombreuses références à d’autres auteures du « tout dire » telles que Virginie Despentes (Baise-moi), Christine Angot (Inceste) ou Catherine Millet (La vie sexuelle de Catherine M.) inscrivent le travail d’aurita dans une tradition féminine et féministe mais aussi scandaleuse. Cet article analyse le scandale médiatique autour d’aurita selon une perspective féministe contemporaine dans la culture populaire que nous appelons pop-féminisme. Buzz-moi, son quatrième opus, confirme l’approche critique et féministe de l’auteure envers les médias, la BD et le champ artistique, ce qui contribue à la création et diffusion d’un contre-discours au féminin sur la libération sexuelle et textuelle des rôles et des genres (identitaires et littéraires). Abstract The ‘buzz’ or stir caused in the media by the French comic Fraise et chocolat in 2006 raises issues about women in the French artistic field. The author aurélia aurita (which she signs with no capital letters) seems to accumulate crossed barriers in art : a woman, of Asian origin, writing an erotic comics. Many references to other ‘tell-it-all’ women writers such as Virginie Despentes (Baise-moi), Christine Angot (L’Insceste) or Catherine Millet (La vie sexuelle de Catherine M.), situate aurita’s work within a féminine, feminist and scandalous tradition. This article analyses the media scandal around aurita according to a contemporary feminist perspective within pop culture to which we will refer as pop- feminism. Buzz-moi, her fourth comics, confirms feminist and critical stands towards the media, the comics world and the artistic field which contribute to the creation and diffusion of a counter-discourse in the feminine on sexual and textual liberation of roles and gender/genres. Keywords aurélia aurita, women in art, media scandal, popfeminism, French comics 1. aurélia aurita semble signer elle même son nom (pseudonyme) sans majuscules, mais on le trouve souvent rapporté avec la majuscule. Ce point sera développé plus loin dans l’article. 106 Vol. 14, No. 1 (2013) IMAGE [&] NARRATIVE 1. Introduction Tout part de Fraise et chocolat (2006), une bande dessinée « érographique »2 qui raconte la rencontre amoureuse au Japon entre une jeune artiste française d’origine asiatique et un célèbre « plus trop jeune » bédéiste français. La rencontre est décrite presque exclusivement sur le plan sexuel et d’une manière souvent explicite et parfois crue, dans le contenu autant que dans le dessin. Ainsi le titre, apparemment gourmand, poétique ou sentimental, est nuement subverti dans l’histoire, puisque « fraise » est une référence explicite à une relation sexuelle entre les deux protagonistes lors de ses règles (40-43) et « chocolat » à une relation anale (35-36) [Fig. 1 a,b]. La BD provoque alors un certain scandale qui sera ironiquement mis en scène trois ans plus tard dans Buzz-moi (2009). Notre but dans cet article est d’abord d’expliquer ce scandale de Fraise et Chocolat3 en le replaçant dans un double contexte : celui d’une « culture du tout-dire »4 et celui du développement récent de la BD autobiographique en France. Dans cette première partie, nous montrerons que sous une certaine naïveté, cette BD a d’indiscutables qualités sur les plans artistique et critique, en particulier quant à ses prises de position féministe. Dans la deuxième partie, il s’agira d’expliquer comment l’auteure a essayé de comprendre et de déconstruire la « fabrication » de ce scandale dans sa quatrième BD, Buzz-moi, dont la démarche critique confirme les prises de positions moins assurées dans Fraise. 2. Le terme « érographique » est un croisement de éro-tique et porno-graphique, inventé par Gaëtan Brulotte pour sortir de l’impasse binaire éro-positif et porno-négatif, et concerne tout texte qui traite de la sexualité sous le mode fictionnel (voir l’entretien par Mel Yoken dans LittéRéalité). Ci-après « bande dessinée » sera abrégée en BD. 3. Ci-après Fraise; pour des raisons de contrainte spatiale, nous nous référerons surtout au premier album et seulement occasionnellement au deuxième. 4. L’expression de « culture du tout dire » s’inspire de la notion de « littérature du tout dire » de Jacques Dubois (2009). Cette culture contemporaine a des côtés positifs (liberté d’expression) et d’autres moins positifs (dire trop et trop facilement, égocentrisme,…). Fig. 1a: Modes fraise et chocolat. (aurita, Fraise et Chocolat, Les Impressions Nouvelles, 2006, p35) 107 Vol. 14, No. 1 (2013) IMAGE [&] NARRATIVE Nous montrerons que même si celles-ci s’avèrent manquer d’assurance selon des critères féministes souvent plus intellectuels et encore élitistes (ceux de la deuxième vague), elles s’inscrivent parfaitement dans le « pop féminisme », un féminisme présent dans la culture « pop », utilisant souvent le scandale à son profit, dont Madonna pourrait être l’une des principales « starEs ». Dans la conclusion nous tenterons alors de répondre aux questions suivantes : Quel est l’enjeu de ces BD scandaleuses dans la création au féminin en France ? Dans quelle mesure la critique offerte dans Buzz-moi pose la question de l’engagement au féminin dans l’art contemporain ? 1.1 Fraise et scandale: ce qui a choqué La première raison du scandale semble être que Fraise est perçue comme étant « pornographique » de par son contenu. Mais ceci est aussi dû au fait que le dessin n’ayant apparemment rien d’artistique (se situant entre esquisse et caricature), l’auteure n’a pas l’« excuse » de l’embellissement typique des plus célèbres BD érotiques comme celles des Manara, Crepax et Cie. Ce sentiment de licence excessive est encore renforcé par le fait que celle-ci s’oppose au style allusif, indirect, évasif de son petit ami, l’artiste Frédéric Boilet, mis en scène ici comme l’amoureux [Fig. 2]. Une deuxième raison de ce scandale est que, même si de plus en plus de BD érotiques, pornographiques et/ou érographiques sont publiées chaque année, jusqu’à tout récemment la très grosse majorité de ces œuvres ont été créées et publiées par des hommes et dans l’ensemble pour des hommes. Ainsi l’Encyclopédie de la BD érotique (Filipini 2006) recense plus de 100 auteurs dont seulement cinq femmes.5 A ces deux explications, on peut sans doute ajouter le fait que l’auteure est d’origine asiatique ; or selon les cultures asiatiques traditionnelles, ainsi que selon leur représentation en France (et en Occident), une femme asiatique se doit d’être « réservée ».6 Une quatrième explication semble être liée au fait que dès sa parution (mars 2006), Le Monde et Libération lui consacrent chacun un article plutôt laudatif (Donner ; Labé et Le Vaillant, tous en 2006) ; ainsi ces deux journaux de centre-gauche et gauche, plutôt « intellos » et gardiens du temple « Art », acceptent cette BD, sortant le média BD et le genre « pornographique » des marges, tout en 5. Même si tout récemment il semble y avoir un mouvement d’émancipation comme certains articles et publications pourraient le faire croire (voir « Quand les filles jouent enfin les flibustières du neuvième art »). Cependant, aurélia nous dit qu’elle va au Japon pour participer à la publication d’un album collectif sur le Japon ; dans ce collectif, il y a une seule femme (aurita) pour 7 hommes. 6. Pour des études sur le côté réservé de la femme asiatique, voir Edward Said, L’Orientalisme, et Sun-Mi Kim, Jeunes femmes asiatiques en France (2008). Fig. 1b: Modes fraise et chocolat. (aurita, Fraise et Chocolat, Les Impressions Nouvelles, 2006, p44) 108 Vol. 14, No. 1 (2013) IMAGE [&] NARRATIVE donnant à cette acceptation un écho public extraordinaire. Un cinquième facteur vient sans doute du caractère autobiographique de cette BD. Dans les BD érotiques et/ou pornos, les auteurs masculins racontent des aventures à la troisième personne. Ce sont Fig. 2: Exemple du style de Boilet. (Boilet et Peeters, Love Hotel, Ego comme X, 2005, p76) d’évidents fantasmes parfois bien dessinés et bien racontés. A l’inverse, dans Fraise, l’auteure utilise une série d’indices qui crée un « autobiographisme ». Ainsi, le « je » est assumé dans le texte même dès les premiers mots (« Mon premier souvenir … », 8). De plus, l’artiste BD partageant son lit, en l’occurrence, Frédéric Boilet, est suffisamment célèbre pour être reconnu par quiconque s’intéresse à la BD. Cet « autobiographisme », si besoin en était, se verra confirmé dans les entretiens de l’auteure dans les médias. Il est aussi commun à d’autres auteur(e)s à scandale comme Christine Angot et d’autres « romancières du tout dire ». Il est alors perçu comme une impudeur, et une fois encore, d’autant plus inacceptable qu’il vient d’une femme asiatique. 1.2 Fraise en contexte : pourtant pas si choquant Sans doute faut-il d’abord relativiser ce scandale dans l’espace et le temps. Sur un plan général, après uploads/Litterature/ 301-1105-1-pb.pdf
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- Publié le Jul 30, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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