Vingtième Siècle, revue d'histoire L'histoire de l'art et les cannibales Lauren

Vingtième Siècle, revue d'histoire L'histoire de l'art et les cannibales Laurence Bertrand-Dorléac Abstract Art history and cannibals, Laurence Bertrand Dorléac. A borderline discipline by nature, surrounded by better established scientific fields, art history carved for itself in the past a pure identity, without grasping the strength it could derive from its crossroads position. At a time in which nobody doubts any longer the importance of the study of works of art for an understanding of the world, its members are more and more divided on the behavior to adopt : a fearful withdrawal of the institution (an already long-tested tactic) or a permanent dialogue with the audiences, mediators and neighboring disciplines which make up many of its actors. Between internalists, advocates of an intransigent isolation and holders of an antiquarian tradition, and externalists, favorable to scientific opening up and debate, there is now a war, intensified by the renewal of the status of culture in France. Citer ce document / Cite this document : Bertrand-Dorléac Laurence. L'histoire de l'art et les cannibales. In: Vingtième Siècle, revue d'histoire, n°45, janvier-mars 1995. pp. 99-108; doi : https://doi.org/10.3406/xxs.1995.3386 https://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1995_num_45_1_3386 Fichier pdf généré le 27/03/2018 ENJEUX L'HISTOIRE DE L'ART ET LES CANNIBALES Laurence Bertrand Dorléac Au moment où le grand public réclame l'accès au patrimoine artistique, que vaut aujourd'hui l'intransigeance aristocratique des milieux de l'histoire de l'art? Les historiens sont concernés par le débat qui agite les rangs d'une discipline cousine, opposant les tenants de l'isolement et du repli sur les traditions antiquaires aux défenseurs de l'ouverture au champ du contemporain et au dialogue avec les sciences humaines. L'histoire de l'art serait-elle traversée par le doute? Cette discipline qui avait superbement renoncé au monde et fondé son dédain sur l'aura de son objet est aujourd'hui accusée, jusque dans ses rangs, d'avoir trop longtemps refusé l'ouverture, le débat, la critique, le renouvellement. Frontalière par nature, encerclée par des champs scientifiques mieux assis, elle négocia bon an mal an une identité vierge de tout mélange, sans saisir à quel point sa force pourrait lui venir de sa position de carrefour, donc d'ouverture. Au moment où personne ne met plus en doute l'importance de l'étude des œuvres d'art dans la compréhension du monde, ses membres se divisent de plus en plus équitablement sur la conduite à suivre : le repli frileux de l'institution (tactique déjà longuement éprouvée) ou le dialogue permanent avec les publics, les médiateurs et les disciplines voisines qui forment une bonne part de ses acteurs. Entre les « internalistes », partisans d'un isolement intransigeant et tenants d'une tradition antiquaire, et les «externalistes», favorables à l'ouverture et au débat scientifique, c'est donc la guérilla, largement attisée par le renouvellement du statut de la culture en France. O LES REPUS DE L'EXCELLENCE Car à bien des égards, c'est de l'extérieur de la discipline que les pressions les plus vives se font sentir, et du public tout d'abord, nouveau, massif, exigeant. Le monde de l'art voit plus que jamais son objet privilégié sollicité, et s'il fut l'artisan dans le passé d'une activité réservée aux élites, ses plaisirs et ses modes de distinction sociale se répartissent plus démocratiquement. Les symptômes et les outils de l'engouement : lieux d'art, musées surtout qui se multiplient ou qui font peau neuve, expositions, catalogues, revues, critique, voyages culturels, objets manufacturés, collections, tout témoigne à la fois d'un volontarisme des pouvoirs publics ou des médiateurs et de l'attitude nouvelle du «grand public». Consommateur et nouveau riche? Sans doute, mais avec cette 99 LAURENCE BERTRAND DORLEAC foi du charbonnier qui divise le milieu en suscitant l'agacement des plus élitistes, ou des plus blasés. Devant ce curieux plébiscite, les nostalgiques dénoncent le dévoiement culturel orchestré depuis les années 1930 par l'État, les atteintes à la «haute culture», le caractère éphémère d'un engouement fondé sur la schématisation de la «vérité des œuvres». Des spécialistes du 19e siècle relativisent: les salons d'antan déplaçaient déjà quelques milliers d'amateurs assidus et des hommes politiques autrement plus au fait de la cause artistique (Clemenceau en tête). Ce qu'on aurait pu considérer comme une mode supplémentaire semble pourtant relever d'un comportement culturel inédit et durable qui touche des amateurs de plus en plus nombreux, friands de partager un patrimoine commun et des connaissances nouvelles. En regard, les positions aristocratiques, résiduelles dans les milieux scientifiques dominants de l'histoire de l'art, sembleront étonnamment restrictives. En 1991, Le Débat publiait une enquête édifiante sur l'état de la discipline. Le constat, pessimiste, pouvait sembler au profane d'autant plus étonnant qu'il venait de ténors de l'histoire de l'art et plus largement du monde de l'art - l'expression s'impose naturellement lorsqu'il s'agit de désigner un milieu formé d'universitaires et de chercheurs mais aussi de «connaisseurs», de conservateurs, de marchands, de journalistes et d'artistes1. Ce bilan noir 1. Voir «Autour du patrimoine-, Le Débat, 65, mai-août 1991- Étaient questionnés : les enseignants : Jean-Paul Bouillon (professeur, Université Biaise Pascal, Clermont-Ferrand), Philippe Dagen (maître de conférences, Université Paris IV et chroniqueur au Monde), Hubert Damisch (directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales), François Loyer (professeur, Université de Strasbourg), Alain Mérot (professeur, Université Lille III, alors maître de conférences à l'Université Paris IV), Antoine Schnapper (professeur, Université Paris IV), Pierre Vaisse (professeur, Université Paris X) ; les conservateurs : Françoise Cachin (directrice des Musées de France, alors directrice du Musée d'Orsay), Pierre Georgel (conservateur en chef du Patrimoine), Pierre Rosenberg (président du Comité français d'histoire de l'art) ; la presse : Stéphane Guégan (rédacteur en chef adjoint de Beaux-Arts Magazine), Elisabeth Lebo- vici (journaliste à Libération, alors ex-rédactrice en chef de Arts Magazine et de A les aventures de l'art). pouvait en outre être nourri ou rectifié par quelques essais bien sentis ou une expérience suffisamment longue du milieu2. Il avait été précédé, il y a une dizaine d'années, par le rapport alarmiste du professeur André Chastel au Premier ministre, qui déplorait la précarité de cette discipline en France3, sans que soient encore forcément bien établies les causes de l'indigence. Car les arguments, très matérialistes, qui fondent généralement ce type de bilan, en désignant la pauvreté des moyens de l'institution, ne suffisent pas à justifier l'écart entre l'attente de plus en plus grande des publics (étudiants en particulier), les moyens disponibles et l'isolement d'un corps dont la prétention à l'excellence ferait volontiers oublier le passé: on sut parfois défendre avec conviction la démocratisation du savoir et de la culture, sans doute avec moins d'assiduité qu'ailleurs. Nous savons bien que les publics, même triés sur le volet par la sélection sociale, n'ont jamais été à la hauteur des exigences des «spécialistes». Si tous les milieux recèlent un peu de ce mépris pour le nouvel amateur vulgaire et finalement si gênant, le monde de l'art bat les records d'intransigeance. Par l'un de ces curieux retours de sort, cette fameuse réconciliation de l'art et du public (comme au vieux temps), que l'on avait tellement espérée dans les années 1920 et 1930, de la droite à la gauche, des modernistes aux traditionalistes, et qui devait rendre à l'art sa fonction sociale en le sortant du salon 2. Voir André Chastel, La création d'un Institut international d'histoire de l'art. Rapport au Premier Ministre, Paris, La Documentation française, 1983; Yves Michaud, L'artiste et les commissaires, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1989; Georges Didi-Hubermann, Devant l'image, Paris, Minuit, 1990; Gérard Monnier, -Où en est l'histoire de l'art?-, Le Débat, 70, mai-août 1992 ; • Mondes de l'art -, numéro dirigé par Pierre- Michel Menger et Jacques Revel, Les Annales, novembre- décembre 1993 ; Régis Michel, De la non-histoire de l'art, Paris, La Documentation française, 2 vol., 1984; Catherine Millet, Paul Ardenne, «Enseignement de l'histoire de l'art-, Artpress, 182, août 1994. 3. Le projet de création d'un Institut international d'histoire de l'art qu'il préconisait a finalement abouti ; Michel Laclotte en assure la direction. ■100- L'HISTOIRE DE L'ART bourgeois, aurait pris tout à coup un visage déplaisant, voire dangereux. C'est du moins ce qu'un certain nombre de tenants de la discipline ont prétendu depuis la mise en pratique de ces vieux espoirs, dans les années 1950-1960, puis, assez bien accordés à l'air du temps, avec une violence renouvelée, depuis le début des années 1980. L'État culturel Q99D, l'essai de Marc Fumaroli (et son succès), témoignait récemment encore du phénomène. Les attendus de la critique sont connus, s'imposant de façon récurrente: ils reposent essentiellement sur la crainte de voir disparaître l'aura des œuvres (et du monde de l'art) sous la pression de la démocratisation. Or l'accélération générale rend à des arguments rebattus leur vraie portée, à laquelle l'amateur sera sensible en consignant une série d'images traumatisantes, toutes liées à une consommation hâtive et comme mécanique. Il n'empêche, à l'ubris démocratique qui guette pourrait être renvoyée l'ubris aristocratique qui a trop longtemps miné le partage des plaisirs et des connaissances, sans forcément assurer l'intégrité de la culture. Au récent public (inculte), il serait d'ailleurs honnête de pardonner plus facilement qu'au vieux monde de l'art (avisé) qu'il ne sera pas difficile de prendre en flagrant délit de certitude - uploads/Litterature/ laurence-bertrand-dorle-ac-l-x27-histoire-de-l-x27-art-et-les-cannibales.pdf

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