LE CABINET DE PHYSIQUE DU CHATEAU DE CIREY ET LA PHILOSOPHIE NATURELLE DE MME D

LE CABINET DE PHYSIQUE DU CHATEAU DE CIREY ET LA PHILOSOPHIE NATURELLE DE MME DU CHATELET ET DE VOLTAIRE Jean-François Gauvin∗ Harvard University [in Judith P. Zinsser and Julie Candler Hayes, eds, Emilie Du Châtelet: Rewriting Enlightenment Philosophy and Science (Oxford: Voltaire Foundation, 2006 [SVEC 2006:01]), pp. 165-202.] Le château de Cirey en Champagne, propriété du marquis Du Châtelet, fut ‘une Académie universelle de sciences et de bel esprit’.1 Plus personne aujourd’hui n’en doute; les témoignages contemporains à cet effet sont nombreux et variés. Le modeste château de province doit cette renommée aux beaux esprits de ses deux célèbres occupants: Gabrielle-Emilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet et François Marie Arouet, dit Voltaire. Poésie, religion, histoire, métaphysique, mathématiques et philosophie naturelle se sont côtoyées avec effervescence durant quelque quinze années. Depuis, les professionnels de la plume (et du clavier) ont décrit et interprété de mille façons l’impact intellectuel des travaux sortis tout droit de Cirey. De ces derniers, toutefois, la grande majorité qui touche à la philosophie naturelle ont négligé, voire complètement ignoré, un objet de valeur — dans tous les sens du terme —, et ce, bien qu’il fût omniprésent dans la vie quotidienne de Mme Du Châtelet et de Voltaire. Cet objet, d’aucuns l’auront sans doute deviné, est le cabinet de physique, érigé à partir de 1737 à grand renfort de livres tournois. S’il faut en croire les observations du président du Parlement de Paris, Jean-François ∗ Je tiens à remercier Judith P. Zinsser et Julie C. Hayes pour leur patience et leurs commentaires avisés lors de la rédaction finale de cet article. Mario Biagioli et Lewis Pyenson, come di consueto, ont trouvé les mots d’encouragement que j’avais besoin d’entendre à un moment ou l’autre de la recherche et de l’écriture. Finalement, un merci tout particulier à Jacques Ostiguy, qui éclaire mes pas à chacune de mes incursions au cœur des dédales obscurs de la structure et de la syntaxe grammaticales de la langue française. 1 Pierre Louis Moreau de Maupertuis à Johann Bernoulli, 29 octobre 1738 (D1641). L’ouvrage classique demeure Ira O. Wade, Voltaire and Madame du Châtelet: an essay on the intellectual activity at Cirey (Princeton, NJ 1941). Pour une analyse plus récente, René Vaillot, Avec Madame Du Châtelet, 1734-1749, dans Voltaire en son temps, sous la direction de René Pomeau, vol. 2 (Oxford 1988). 2 Charles Hénault, la galerie dans laquelle se trouve le cabinet de physique est grandiose: J’ai aussi passé par Cirey; c’est une chose rare. Ils sont là tous deux seuls, comblés de plaisirs. L’un fait des vers de son côté, et l’autre des triangles. La maison est d’une architecture romanesque et d’une magnificence qui surprend. Voltaire a un appartement terminé par une galerie qui ressemble à ce tableau que vous avez vu de l’école d’Athènes, où sont assemblés des instruments de tous les genres, mathématiques, physiques, chimiques, astronomiques, mécaniques, etc.; et tout cela est accompagné d’ancien laque, de glaces, de tableaux, de porcelaines de Saxe, etc. Enfin, je vous dis que l’on croit rêver.2 Comment doit-on interpréter un tel sentiment d’extase devant pareil agencement d’objets hétéroclites ? Et que font les instruments scientifiques parmi les objets de luxe ? C’est d’une série de questions analogues, directement reliées à cet ensemble d’instruments scientifiques, que le présent article tire son origine. Quel rôle social et intellectuel, par exemple, joua cet opulent cabinet de physique ? Quelle fut, dans le même ordre d’idée, la fonction première des instruments scientifiques qui le composent ? Quelle influence précise, finalement, peut-on lui imputer quant au style philosophique de Mme Du Châtelet et de Voltaire ? Bien que les historiens et philosophes des sciences omettent rarement de signaler les instruments du cabinet de physique, aucun, à notre connaissance, n’a pris la peine d’analyser sérieusement l’impact de ce cabinet dans la vie intellectuelle à Cirey. Nous débuterons cet article en offrant une vue générale des cabinets de physique vers 1740. Ensuite, nous fournirons une description aussi détaillée que possible du cabinet de physique de Cirey, dont les instruments furent fabriqués en majeure partie par l’abbé Jean- Antoine Nollet. L’introduction de ce personnage dans l’entourage de Cirey, célèbre pour ses leçons de physique expérimentale, nous offre ensuite l’occasion de souligner le rôle qu’ont pu jouer les instruments scientifiques et les expériences au sein du milieu aristocratique des salons. Ce détour historique nous permet de bien situer l’environnement social et intellectuel dans lequel Mme Du Châtelet évoluait alors qu’elle rédigeait ses écrits philosophiques. 2 Le président Hénault au comte d’Argenson, 9 juillet 1744, dans M. le marquis d’Argenson, Mémoires et journal inédit du marquis d’Argenson, ministre des affaires étrangères sous Louis XV, 5 vols (Paris 1858), iv.382 3 Ces écrits, il est important de le rappeler, font une place non négligeable aux expériences. Or quoique ‘ce grand maître’, tel que l’indique Mme Du Châtelet dans sa Dissertation sur la nature du feu, joue un rôle de premier plan dans l’avancement de la philosophie naturelle, il ne peut garantir à lui seul l’évolution des connaissances, comme le laissent entendre Voltaire et les autres prosélytes influents de l’empirisme anglais. Les expériences sont nécessaires pour Mme Du Châtelet, mais non suffisante, puisqu’elles n’échafaudent pas avec certitude la philosophie naturelle. Ce sont plutôt les mathématiques et la métaphysique qui structurent sa philosophie éclectique, issue de la fusion des philosophies de Newton, de Descartes et de Leibniz. Les instruments scientifiques ne sont donc pas des instruments de connaissance, ou thing knowledge, qu’il faut mettre sur le même pied que la théorie; c’est plutôt une ‘technologie immatérielle’, les mathématiques, qui prend une position épistémologique prééminente vis-à-vis de la nature matérielle des objets rassemblés au sein du cabinet de physique.3 Nous concluerons cet article en avançant la thèse suivante: le cabinet de physique du château de Cirey — la culture matérielle de la philosophie naturelle — n’eut que peu d’impact sur la nature des travaux de Mme Du Châtelet ; il eut, en contrepartie, une valeur tant intellectuelle que symbolique chez Voltaire. Autrement dit, et tel est l’aboutissement de notre recherche, si les triangles géométriques et les équations algébriques incarnent la quintessence de la philosophie de Mme Du Châtelet, le cabinet de physique, quant à lui, évoque l’archétype du savoir ‘historique’ de Voltaire. (souligné dans le texte). 3 Davis Baird, Thing knowledge: a philosophy of scientific instruments (Berkeley, CA 2004). 4 LES CABINETS DE PHYSIQUE AU XVIII E SIECLE, UN OBJET DE LUXE ‘L’abbé Nolet me ruine’.4 En effet, selon Voltaire, ‘il faudra peut-être 9 ou 10 mille francs [ou livres tournois] pour l’abbé Nolet, et pour le cabinet de phisique [du château de Cirey]’. Ce débours d’importance est nécessaire puisque, poursuit-il, ‘[n]ous sommes dans un siècle, où on ne peut être savant sans argent’.5 Or de l’argent, Voltaire n’en manque pas. Ce qui lui fait défaut, en revanche, est une expertise, un savoir-faire qui ne se trouve que chez un nombre restreint de ‘méchaniciens’ français. Voltaire reconnaît sans détours cette réalité dès 1738: Vous m’aurez fait un très sensible plaisir mon cher abbé [Moussinot] si vous avez donné les 1200# [livres tournois] à mr Nolet avec ces grâces qui acompagnent les plaisirs que vous faites. Je vous prie de luy offrir cent louis s’il en a besoin. Ce n’est point un homme ordinaire avec qui il faille compter. C’est un philosophe, c’est un homme d’un vray mérite qui seul peut me fournir mon cabinet de phisique et il est beaucoup plus aisé de trouver de l’argent qu’un homme comme luy.6 En tout, nous apprend ce seul échange épistolaire, ce sont 4000 livres que Voltaire s’engage tout de go à verser à l’abbé Nollet. Et ce n’est, s’il faut en croire les citations précédentes, que le début… Durant les mois de juin et de juillet 1738, Voltaire harcèle inlassablement l’abbé Bonaventure Moussinot avec cet engagement de 1200 livres prévues pour faire l’acquisition d’un lot d’instruments scientifiques, lesquels sont décrits dans un mémoire composé à cet effet.7 On détecte dans ces multiples échanges une impatience, voire un soupçon d’exaspération, quant à la procrastination de l’abbé argentier: 4 Voltaire à Nicolas Claude Thieriot, 27 [octobre 1738] (D1640). 5 Voltaire à Bonaventure Moussinot, 18 mai [1738] (D1503). Deux semaines auparavant, Voltaire écrivit au même Moussinot: ‘Vos 8800# passeront bientôt dans les mains de l’abbé Nolet’. Voltaire à Moussinot, 5 [mai 1738] (D1491). 6 Voltaire à Moussinot, 11 juillet [1738] (D1550). Ces éloges contrastent avec une autre évaluation de Voltaire trouvée dans un cahier de notes, qui correspond davantage à l’image que l’on pouvait se faire de Nollet à la fin des années 1720: ‘Un simple mécanicien comme l’abbé Nolet qui ne sait autre chose que les expériences nouvelles, est meilleur phisicien que Démocrite et Descartes. Il n’est pas si grand homme, mais il sait plus et mieux’. Voltaire, Notebooks, sous la direction de Ulla Kölving et al., dans Voltaire, OC, t.81, p.352. 7 Voltaire à Moussinot, 12 juin [1738] (D1517); Voltaire à Moussinot, 17 juin [1738] (D1523), où Voltaire écrit: ‘Je vous supplie de donner douze cent livres à mr uploads/Litterature/ le-cabinet-de-physique-du-chateau-de-cirey.pdf

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