Le défi de l’incomparable Pour une étude des interactions entre littérature et
Le défi de l’incomparable Pour une étude des interactions entre littérature et photographie Michel Collomb Résumé Michel Collomb, Literature and Photography : tentative interactions This article concerns the influence of photography on narrative fiction, from its first appearance as a subordinate device to its current use in almost any contemporary form of creation. Outlining the main formal characteristics of photography, the study seeks to highlight their effects on narratives, i.e. the use of photographs as illustrations to narrative, the role of composition in emphasising visibility, the perpetual quest for extra realism, the invention of literary forms encouraged by photography, the degree of veracity demonstrated in fictional photographs, the snap- shooting of live instants in many modernist novels, the imaginative way photography has been warped by the surrealists, the mix of verbal descriptions and photographs in experimental contemporary photo-stories, etc. Examples are taken from the works of writers like Flaubert, Rodenbach, Kafka, Cendrars, Morand, Breton, Valéry, Robbe-Grillet, Barthes, W.G. Sebald, S. Calle, W. Boyd, J. Berger, A. Ernaux, B. Peeters and M-F. Plissard, and of photographers such as Muybridge, Man Ray, J.-A. Boiffard, G. Freund, H. Cartier-Bresson, P. de Fenoyl, Brassaï, D. Roche, E. Boubat. Il me semble maintenant que ce travail de l’écriture a dépassé et enrichi la transcription photographique immédiate, et que, si je tentais demain de retrouver la vision réelle pour la photographier, elle me semblerait pauvre. Si je l’avais photographiée immédiatement, et si la photo s’était révélée « bonne » (c’est-à-dire assez fidèle au souvenir de l’émotion), elle m’appartiendrait, mais l’acte photographique aurait oblitéré, justement, tout souvenir de l’émotion, car la photographie est une pratique englobeuse et oublieuse, tandis que l’écriture, qu’elle ne peut que bloquer, est une pratique mélancolique […] Hervé Guibert, “L’image parfaite”, L’Image fantôme, Minuit, 1981, p. 24 L’apparition des premiers daguerréotypes à partir de 1839 ne fut pas seulement celle d’un nouveau type d’images venu s’ajouter aux gravures et aux peintures, ce fut surtout l’avènement d’une mimesis mécanique et d’une pratique de représentation qui répondait aux attentes de la société moderne et amorçait une révolution culturelle, dont le plein effet ne cesse de se faire sentir de nos jours. Avec la photographie s’ouvrit, en effet, l’ère de la prédominance du visuel que tant d’inventions ultérieures, du cinématographe à Internet, vinrent conforter. Les perfectionnements du matériel de prise de vue et des procédés chimiques, qui se succédèrent rapidement dans la seconde moitié du XIXe siècle, en rendirent la pratique de plus en plus aisée, tout en démontrant au grand public les exceptionnelles capacités de visualisation et de mémorisation qu’offrait la photographie. Parmi les premiers adeptes de la photographie au XIXe siècle, les écrivains furent souvent les plus enthousiastes : Nerval s’embarque pour l’Orient, en 1843, avec tout un équipement de daguerréotypie et l’espoir, rapidement déçu en raison de son inexpérience, de rapporter des documents exceptionnels. Hugo, en exil à Jersey, ne tarda pas à comprendre le profit qu’il pouvait tirer de cette technique ; il se procura un appareil et réalisa avec ses proches plus de trois cent cinquante photos entre 1853 et 1854.1 Zola était un photographe chevronné qui s’intéressait aux aspects les plus techniques de la prise de vue ; des expositions récentes ont révélé l’abondance et la qualité des clichés qu’il réalisa au cours des années 1890, en famille ou lors de son voyage en Italie2 . Que dire de Pierre Loti qui, dans le manuscrit de son Journal intime, a glissé plus de six cents clichés, vues stéréoscopiques ou petites “glaces à images”, dont les plus anciennes remontent à 1872 ! Pourtant, la photographie, alors même qu’elle élargissait son public et diversifiait ses usages, restait considérée comme une technique auxiliaire, sans prétention artistique, dont l’utilité essentielle était de permettre une exploration plus poussée du réel. Baudelaire, inquiet de voir les images trop parfaites des photographes être préférées aux visions imaginaires des peintres et des poètes, critiqua sévèrement une technique qui lui paraissait consacrer un goût vulgaire de la réalité au détriment de l’imagination.3 Il n’est que le premier d’une série d’écrivains qui, de Balzac à Thomas Bernhard, ont refusé la photographie et condamné ses prétentions4 . Au cours des dernières décennies du XIXe siècle, l’omniprésence des images photographiques et leur capacité à investir d’autres domaines d’expression ont poussé des écrivains, qui étaient eux-mêmes photographes ou voulaient travailler avec des photographes, à explorer l’étroite bande d’interférences entre deux univers sémiologiques aussi différents. Ces tentatives, sans aboutir à des œuvres vraiment convaincantes, ouvraient la voie à une réflexion théorique, qui, de nos jours, porte aussi bien sur le fonctionnement visuel du récit, désormais modélisé par la photographie, que sur l’aptitude des photographies, lorsqu’elles sont introduites dans une fiction, à dépasser leur instantanéité et à fonctionner comme des repères de la narration. Divers ouvrages récents ont retracé l’acclimatation de la photographie dans l’univers des artistes et des écrivains depuis son invention. D’autres se sont penchés sur l’influence modélisante qu’elle a exercée sur le réalisme littéraire et, en partie aussi, sur le symbolisme5 . Bien loin de répéter des formules déjà tentées, les relations entre la pratique littéraire et celle de la photographie n’ont jamais été aussi diverses qu’aujourd’hui. S’agissant d’en donner un aperçu aussi complet que possible, il serait absurde de limiter notre attention aux seules œuvres littéraires dans lesquelles des photographies ont été introduites à titre d’illustrations. Et encore plus absurde de voir dans ce corpus limité une contribution inédite à l’histoire littéraire... La photographie aujourd’hui ne se contente plus des tâches ancillaires dans lesquelles Baudelaire voulait la confiner, elle envahit les arts plastiques, irrigue toute la création artistique et établit des ponts entre des secteurs d’activité très divers. Pour nombre d’écrivains, elle est devenu un outil de travail, une source d’inspiration, le révélateur privilégié de la sensibilité contemporaine. Notre étude partira plutôt d’un relevé des traits définitoires de ce nouveau médium et tentera de montrer en quoi ils sont susceptibles d’agir par contrecoup sur les frontières de la littérature, d’infléchir les fins et les moyens de l’écrivain. Il nous faudra nous limiter à la présentation générale d’une problématique qui, à la lecture d’études récentes, s’avère infiniment diverse et complexe, dans l’espoir de suggérer de nouvelles voies de recherche dans cet immense domaine. 1. Cadrage La pratique photographique a offert à la critique littéraire récente certaines de ses catégories les plus fécondes : le cliché, le stéréotype, la focalisation ou le gros plan. Bien qu’elle ne soit pas née avec la photographie, la notion de cadrage, entendue comme délimitation précise des contours d’une scène ou d’un récit, a pris grâce à elle une importance plus marquée qui s’est rapidement traduite dans la série littéraire par une tendance générale vers le visuel. Aux premiers temps de l’héliographie, ce qui étonnait, en effet, dans les images produites par la chambre noire, c’est qu’elles reproduisaient absolument tout le visible contenu dans les limites de l’objectif. Au grand scandale de Delacroix, qui y voyait le signe de leur infériorité artistique, elles ne subissaient ni la sélection que le principe d’utilité impose instantanément à l’œil, ni les modifications et hiérarchisations que le dessinateur et le peintre ont coutume d’introduire pour attirer l’attention sur un point et organiser l’image dans un sens déterminé. Le mécanisme de la prise de vue et les réactions chimiques nécessaires au développement produisent une image homogène, dont tous les détails sont offerts à la vue de la même façon et contribuent également à la signification (ou à l’absence de signification) du cliché. Cette vision pleine et égale, mais strictement encadrée, semble résulter d’une découpe nette, pratiquée au sein de la réalité. C’est alors tout le réel qui, exhibé sur la photo, cesse d’être voilé et impénétrable, comme l’avaient vu les Romantiques, et tend à s’identifier à sa visualité. La vision parfaite associée au cadrage est l’atout essentiel de l’image photographique, car, comme Zola lui-même l’a reconnu6 , elle permet de faire voir des détails que la vision ordinaire, soumise à l’urgence utilitaire, aurait ignorés. Pour Walter Benjamin, c’est une dimension visuelle entièrement nouvelle qui émerge du cadre d’une photographie : grâce à lui nous accédons à l’inconscient de la perception ordinaire : Car la nature qui parle à l’appareil est autre que celle qui parle à l’œil – autre, d’abord, en ce que, à la place d’un espace consciemment disposé par l’homme, apparaît un espace tramé d’inconscient. S’il nous arrive par exemple couramment de percevoir, fût-ce grossièrement la démarche des gens, nous ne distinguons plus rien de leur attitude dans la fraction de seconde où ils allongent le pas. La photographie et ses ressources, ralenti ou agrandissement, la révèlent. Cet inconscient optique, nous ne le découvrons qu’à travers elle, comme l’inconscient des pulsions à travers la psychanalyse. 7 Contrainte imposée au réel, le cadre photographique est en même temps entièrement dépendant du choix de l’opérateur : il y a dans ce paradoxe un jeu et une tension qui ne peuvent qu’exciter l’imagination des écrivains. Le cadrage invite à l’inventaire, à l’exploration minutieuse et exhaustive d’un espace que les auteurs auront élu arbitrairement. La uploads/Litterature/ le-de-fi-de-l-x27-incomparable-collomb-pothographie.pdf
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- Publié le Sep 11, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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