Langages Le français, matière ou discipline ? Dan Savatovsky Citer ce document
Langages Le français, matière ou discipline ? Dan Savatovsky Citer ce document / Cite this document : Savatovsky Dan. Le français, matière ou discipline ?. In: Langages, 29ᵉ année, n°120, 1995. Les savoirs de la langue : histoire et disciplinarité. pp. 52-77. doi : 10.3406/lgge.1995.1731 http://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1995_num_29_120_1731 Document généré le 14/10/2015 Dan SAVATOVSKY URA-CNRS 381, IUFM de Créteil LE FRANÇAIS, MATIERE OU DISCIPLINE ? Le problème que nous nous proposons d'examiner est les suivant : à quelles conditions et sous quelles formes, dans la seconde moitié du XIXe siècle, les acteurs du jeu scolaire — enseignants, élèves, corps d'inspection, administration ministérielle, pédagogues — se sont-ils mis à penser le français comme une discipline scolaire à part entière, semblable à celle que nous désignons sous ce nom. Une discipline qui regroupe en les unifiant des matières comme l'orthographe, la grammaire, ou l'étude de la littérature ; des exercices comme le discours et la composition française, la lecture ou l'explication de textes. L'évidence dans laquelle désormais s'offre à nous une catégorie scolaire telle que le français, entraîne un risque : celui de supposer ce problème résolu avant même d'avoir été posé. Risque produit par l'illusion rétrospective d'après laquelle, selon des modalités sans doute différentes, mais avec le même degré de consistance disciplinaire, le français s'est toujours enseigné dès le moment que la langue française est apparue suffisamment distincte du latin quant à ses formes et suffisamment comparable à lui quant à son statut, pour devenir, non plus seulement une matière, un objet d'études, mais aussi la langue de travail de l'école. Langue de travail et langue de référence, métalangue des dispositifs d'analyse grammaticale et langue-objet, langue-source et langue-cible des exercices de traduction, langue écrite et langue orale, langue de la littérature et français ordinaire : il y a là bien des distinctions sur lesquelles il faudrait s'attarder. Mais ces distinctions « internes » ne peuvent prendre sens à leur tour que si le français en voie de formation est rapporté aux partages qu'un degré donné de l'enseignement opère entre l'ensemble des disciplines et aux modifications de ces partages. À maints égards la distribution des matières ou des exercices qui le composent — par exemple littérature, grammaire ou discours français, explications des auteurs - — • est largement fonction des liens que le français qui les regroupe entretient avec les matières qui forment avec lui un « réseau disciplinaire » complexe *. Liens directs et surdéterminés dans le cas du grec et du latin ; indirects, mais également essentiels dans celui de l'histoire ou de la philosophie. Il est certain par exemple que nous ne pouvons mettre sur le même plan les exercices de latin qui se faisaient directement en langue latine, comme les vers ou le discours, longtemps les plus importants, et ceux qui étaient fondés sur la traduction (du français et en français), la version et le thème. Or faire l'histoire des exercices de 1. Cf. A. Chervel, 1988. 52 traduction à l'école suppose qu'on accorde de l'importance à un changement de forme qui est aussi un changement de statut : pratique d'abord essentiellement orale, fondée sur le mot-à-mot et la lecture cursive des textes, la version devient exercice écrit quand les vers latins et le discours latin, qui l'étaient par excellence, sont en passe de disparaître — laissant la place libre. D'autre part, alors que dans les années 1830-1840 encore, beaucoup d'exercices de traduction se faisaient du grec au latin ou du latin au grec 2, c'est le modèle unique de version des langues anciennes vers le français qui s'impose à partir de 1850. Exercice français autant qu'exercice latin, dès lors qu'elle est écrite, liée à l'installation au sein même des humanités classiques d'un enseignement du français de plus en plus autonome par rapport à celui des deux autres langues classiques, la version latine signale, par son primat sur la version et le thème grecs, sur le discours, les vers et le thème latins, qu'une discipline scolaire, la hiérarchie des savoirs sur lesquels elle se fonde, c'est d'abord un dispositif d'exercices. Les enseignements sans latin De plus, dans cette genèse du français, il convient de faire la part des enseignements secondaires nouvellement créés au cours de la seconde moitié du XIXe siècle : l'enseignement spécial en 1865, puis celui des filles à partir de 1880, qui ont été voulus comme des enseignements sans latin, et ont été conduits, du fait même, à accorder à la langue française une place plus importante, voire une place centrale dans leurs plans d'études (voir en particulier J.-C. Chevalier et S. Delesalle, 1986, pp. 260 sqq.). Mais de la langue française au français, il y a précisément toute la distance qui sépare une matière — au sens premier du terme — d'une discipline. Simple affaire de mots ? Peut-être, si l'on admet qu'en l'absence de traditions, donc sans les résistances ou les inerties propres aux humanités classiques, ces nouveaux cursus ont pu innover en générant des pratiques et en créant des catégories scolaires originales qui correspondent à ces pratiques, sans équivalent dans l'enseignement traditionnel. Alors, dans un second temps, le français, dûment reconnu, devenu consistant, ayant permis de rassembler autour de lui tout un appareil didactique, aurait été introduit dans l'enseignement classique, en prenant place à côté des langues anciennes. L'histoire institutionnelle des nouveaux cursus doit nous amener à nuancer sensiblement une telle approche. Car le français ne s'est pas imposé contre les humanités : il en est largement le produit. Quand en 1902 le secondaire spécial, dénommé « moderne » depuis 1891, disparaît en tant que tel, ce n'est pas pour être intégré dans les lycées comme une seconde filière, comparable à celle des humanités, et de même statut. Son « intégration » est en réalité le point d'aboutissement d'une désintégration progressive, certes d'abord marquée par l'alignement de son curriculum et de ses sanctions sur ceux de l'enseignement classique, mais qui s'achève par 2. On en trouve un recueil dans les annales de l'Ecole normale supérieure [A.N. AJ 61 176]. 53 la dispersion de ses enseignements dans des cycles différents de l'ordre secondaire 3. S'agissant plus particulièrement du français, la question n'est plus alors tant de se demander si le secondaire spécial / moderne a pu offrir au secondaire classique les modèles d'enseignement qu'il avait d'abord mis en place pour son propre compte. Elle est davantage de savoir comment les transformations qui s'étaient opérées à l'intérieur même du secondaire classique — pour certaines depuis longtemps — le rendaient apte à recueillir sa part d'héritage d'un cursus que les gardiens du temple étaient enfin parvenus à démanteler. Classe et classicisme Bref c'est au sein même du système des humanités que s'est progressivement installée, au travers de débats souvent virulents, l'idée d'un « enseignement classique sans latin » [Prost, 1968, p. 254], aussi nommé, ici ou là, au tournant du siècle, « enseignement classique moderne ». Signe que dans son acception première, alors le plus souvent encore en vigueur, le classique, désignant de façon générale ce « qui est à l'usage des classes » [Littré], mais restreint de fait pendant longtemps au seul type d'enseignement conçu comme valant pour toute classe, les humanités, allait pouvoir désormais qualifier également le cursus moderne. Pour qu'une telle opération soit possible, encore fallait-il qu'on ne se contente pas d'ajouter « moderne » à « classique », mais de plus, ce faisant, qu'on étende le champ d'application du classique, qu'on le fasse varier en extension, sans toutefois prétendre en changer le sens. Prenons ainsi l'exemple des textes français au programme des lycées. Une commission, mise en place autour de Jules Simon par le Conseil supérieur de l'instruction publique, avait ouvert la voie en donnant des précisions sur ce qu'on devait entendre par « auteur classique ». L'arrêté du 28 janvier 1890, qui résume ses travaux, préconise de ne pas « restreindre aux classiques le choix des auteurs. (Le conseil) a décidé que par le mot "classique", il ne fallait pas entendre seulement les auteurs du XVIIe siècle, mais aussi les écrivains du XVIIIe et du XIXe siècles » [B.A.I.P., Tome XLVIII, 1890, p. 99, n. 3]. Prescription bien tardive et inutile dans les faits : les listes d'auteurs s'étaient ouvertes depuis longtemps, en aval aussi bien qu'en amont du XVIIe siècle. Etrangeté de la formulation aussi, car elle revient à admettre simultanément que des auteurs non classiques peuvent figurer au programme, et qu'ils seront du fait même à ranger parmi les auteurs classiques. Coup de force sémantique ensuite, bien représentatif de cette constance des tenants de l'enseignement secondaire, même quand ils sont animés d'une intention réformiste, à n'accepter les changements, parfois même à les provoquer, qu'en les déniant, et en les soumettant aux normes anciennes. Oubli enfin : celui des textes antérieurs au XVIIe siècle et en particulier des textes du Moyen-âge, eux aussi depuis longtemps dans les différents programmes bien avant que la circulaire ne propose une définition plus souple du classicisme scolaire. A 'A. Cf. Prost, 1968, pp. 254-255. 54 certains égards , ils y ont figuré avant même ceux uploads/Litterature/ le-francais-matiere-ou-discipline.pdf
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- Publié le Jui 28, 2021
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