Verbum Analecta Neolatina VIII/1, pp. 195–204 DOI: 10.1556/Verb.8.2006.1.16 LE
Verbum Analecta Neolatina VIII/1, pp. 195–204 DOI: 10.1556/Verb.8.2006.1.16 LE JEU DES REGISTRES LANGAGIERS COMME UNE STRATÉGIE DU JEU AVEC LE LECTEUR DANS LES ROMANS DE RAYMOND QUENEAU Anna Maziarczyk Uniwersytet Marii Curie-Skłodowskiej Institut de Philologie Romane Plac Marii Curie-Skłodowskiej A -Lublin Pologne amaziarczyk@poczta.onet.pl Abstract: Queneau’s language has been analysed many times, mostly from a linguis- tic point of view, with special attention being paid to such procedures as phonetic transcription, lexical and syntactic mistakes or vocabulary typical of colloquial speech. However, Queneau’s aim is not simply to imitate spoken discourse. Underlining of the oral aspect of a literary text emphasises its ludic character, i.e., its being—in a sense— the author’s intellectual game with the reader. Queneau’s linguistic experiments are not just limited to the most frequently mentioned techniques, by means of which he in- troduces the spoken discourse into literature. Simultaneously, Queneau employs very sophisticated, precise or even technical vocabulary as well as varied stylistic figures, of- ten very complex. The present article analyses this play of linguistic registers, which constitutes the originality of Queneau’s style and demonstrates that it is the conscious strategy of the author, who, rejecting established linguistic norms and literary conven- tions, plays with the reader. Keywords: Raymond Queneau, game, reader, orality, language Le langage constitue l’aspect de l’écriture de Raymond Queneau où son ingéniosité se manifeste de manière la plus spectaculaire et qui a contri- bué le plus à la popularité de ses textes. Diverses expérimentations, qui exploitent des potentialités de la langue parlée, font que cet écrivain est communément considéré comme transgresseur des normes¹. Tou- tefois, Queneau ne cherche point à refléter de manière mimétique la ₁ La problématique de la transgression des normes par Queneau a inspiré une dis- cussion fervente parmi les critiques ; à ce sujet, voir par exemple : C. Debon : ‘Oudon- 1585-079X/$ 20.00 © Akadémiai Kiadó, Budapest, 2006 196 anna maziarczyk langue parlée. S’il met en valeur l’aspect oral de son écriture, il dévoile aussi le fait qu’elle constituent une sorte de jeu intellectuel. Outre le registre parlé, Queneau utilise également un langage très soigné, en re- courant au lexique recherché et en employant dans ses textes des figures stylistiques sophistiquées. Cette langue soutenue, considérée comme la seule valable dans la littérature, est pourtant détournée de son emploi sanctionné et exploitée, elle aussi, de manière ludique. Dans notre com- munication, nous analyserons brièvement ce jeu des registres langagiers. Nous tâcherons ensuite de démontrer qu’il s’agit là d’une stratégie pré- méditée de l’auteur qui, en transgressant les normes du bon usage, aussi bien que les conventions littéraires, se propose de jouer avec le lecteur. Comme l’aspect oral de l’écriture quenienne a déjà été largement étudié, nous allons donc nous limiter à signaler seulement les principaux procédés dont Queneau use et nous nous concentrerons davantage sur leur rôle dans le texte. L’exploitation de la langue orale se manifeste, tout d’abord, au niveau de la transcription phonétique qui démontre les aberrations de l’orthographe usuelle. Des mots fréquents dans les conversations quotidiennes, ainsi que des mots-clés de l’intrigue, sont quasi régulièrement écrits phonétiquement. A l’écriture phonétique se superpose l’agglutination qui vise à imiter le processus de la liaison et qui, dans un texte écrit, produit des effets amusants. Les dialogues des personnages, aussi bien que le discours du narrateur, sont en même temps parsemés d’incorrections grammaticales propres au registre oral. Queneau reproduit également la logique syntaxique de la langue par- lée qui consiste à énoncer d’abord les morphèmes, à savoir les signes grammaticaux abstraits, pour ensuite ajouter les sémantèmes qui leur donnent un sens concret. Ainsi Zazie, impatiente, réclame sa boisson préférée : «Alors quoi, merde [...], on va le boire, ce verre ?» (ZM, p. )². Il y a aussi des cas où l’ordre ordinaire de la phrase est basculé par le déplacement du verbe à la position finale : «Clovis s’assit. On lui offrit à manger ; il avait» (Ch, p. )³. Une telle structure, propre à l’anglais et l’allemand, est employée dans plusieurs romans (EL, p. et ZM, p. ). Queneau recourt aussi à la langue orale pour enrichir son vocabulaire. Les mots et les expressions caractéristiques du registre populaire, aussi bien que de l’argot, abondent dans tous ses romans à tel point qu’il faudrait consacrer plusieurs pages pour en démontrer la kèlanorme ou Queneau par-delà le bien et le mal, Textes et langages’, Nantes , : –et P. Helrem : ‘Kouavuar’, Cahiers Raymond Queneau –, :–. ₂ ZM = R. Queneau : Zazie dans le métro, Paris : Gallimard, . ₃ Ch = R. Queneau : Le Chiendent, Paris : Gallimard, . le jeu des registres langagiers 197 variété. Notons seulement que Queneau exploite ce lexique de manière adroite et il réussit à créer l’ambiance de familiarité sans abuser d’ex- pressions vulgaires. Outre ces procédés que nous avons brièvement présentés et qui contribuent, de manière la plus décisive, à assimiler l’écriture quenienne à la langue parlée, il est possible d’en révéler aussi d’autres qui ren- forcent encore davantage cet effet d’oralité. Queneau manifeste une étonnante prédilection pour l’emploi des onomatopées, au moyen des- quelles il reproduit divers sons, à commencer par des bruits et des cris humains courants et prononcés de manière délibérée ensuite des bruits de mastication, de digestion, d’expulsion organique pour finir avec des sons qui accompagnent les situations érotiques. A cet éventail, il faut ajouter les onomatopées qui imitent des sons de la nature ou des bruits d’objets. Les onomatopées qui, dans une majeure partie, aurait pu être remplacées par un lexique conventionnel, constitue une preuve supplé- mentaire de l’importance que Queneau accorde à l’aspect sonore de sa prose. Sans s’y pourtant limiter, il cherche également à rendre le ca- ractère simultané de plusieurs dialogues, ce que l’écriture convention- nelle, linéaire, peut seulement signaler par des expressions temporelles. Les énoncés synchrones sont donc transcrits au moyen de parenthèses (ZM, p. ) ou reflétés par la disposition typographique sur la page qui met sur deux colonnes les répliques successives des deux interlocuteurs (EL, pp. et )⁴. Toutes ces expérimentations avec le code linguistique visent à dé- montrer le décalage entre les registres écrit et oral, deux systèmes lin- guistiques tout à fait distincts⁵, ainsi qu’à exploiter les potentialités de ce dernier dans la littérature qui s’est toujours limitée à l’emploi de la seule langue soignée. En introduisant dans ses textes la langue parlée, Queneau fait donc infraction tout d’abord aux règles et normes du bon usage tout comme aux conventions littéraires, ce qui confère à ses ro- mans un caractère nettement subversif. Violant les conventions de la transcription graphique des énoncés, l’écriture phonétique et l’agglu- tination entravent également le processus de la lecture et de l’inter- prétation du texte. Faute de pouvoir appréhender immédiatement le message du narrateur, le lecteur est obligé de s’arrêter sur certaines sé- quences, voire même de prononcer à haute voix des passages énigma- tiques pour déchiffrer leur signification. La lisibilité du texte est aussi endommagée par nombreuses infractions grammaticales et distorsions ₄ EL = R. Queneau : Les Enfants du Limon, Paris : Gallimard, . ₅ Cf. La Norme linguistique, Québec : Conseil de la langue française ; Paris : Le Robert, :et P. Guiraud : Le Français populaire, Paris : PUF, :–. 198 anna maziarczyk syntaxiques dont le mélange de plusieurs plans temporels est, certaine- ment, le plus gênant. De tous les procédés favoris de Queneau, c’est le lexique emprunté à langue parlée qui cause au lecteur le moins de difficultés. Toutefois, le déchiffrement des onomatopées demande un certain effort intellectuel de la part du lecteur et souvent n’est possible que grâce au commentaire fourni par le narrateur car, comme le dé- montre Delbreil, ces bribes de langage ont une signification instable et elles forment «un lexique dynamique» qui «propose un jeu séman- tique très riche allant de la monosémie strictement codifiée à une sorte de pansémie»⁶. Les expérimentations—avec la transcription des énon- cés synchrones ou avec la disposition typographique sur la page—dé- truisent le caractère linéaire de l’écriture et, par là même, déconcertent le lecteur en l’obligeant de renoncer au mode conventionnel de lecture. Tous ces procédés exercent donc un impact évident sur le processus du décodage et de l’interprétation des romans queniens qui, dès lors, revêtent un caractère des textes interactifs par excellence tels qu’ils ont été définis par les théoriciens de la littérature ludique comme Bruss ou Hutchinson⁷. Les expérimentations avec la langue parlée, auxquelles Queneau s’adonne volontiers, constituent une des stratégies ludiques grâce auxquelles ses romans s’inscrivent dans la catégorie de la litté- rature «scriptible», comme la nomme Barthes pour la distinguer de la littérature moins exigeante, simplement «lisible»⁸. Pourtant, on peut se douter si les expérimentations langagières ré- sultent uniquement du souci de réhabiliter le registre oral et de lui don- ner une existence littéraire. La visée ludique des procédés décrits est, chez Queneau, accentuée de diverses manières. L’écriture phonétique, bien qu’elle semble respecter certaines règles⁹, n’est point une trans- cription sténographique qui viserait à reproduire servilement des énon- cés parlés. Les variations de uploads/Litterature/ le-jeu-des-registres-langagiers-comme-une-strategie-du-jeu-avec-le-lecteur-dans-les-romans-de-raymond-queneau-par-anna-maziarczyk.pdf
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- Publié le Jan 10, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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