LUTZ BASSMANN, ELLEN DAWKES, IAKOUD KHADJBAKIRO, ELLI KRONAUER, ERDOGAN MAYAYO,
LUTZ BASSMANN, ELLEN DAWKES, IAKOUD KHADJBAKIRO, ELLI KRONAUER, ERDOGAN MAYAYO, YASAR TARCHALSKI, INGRID VOGEL, ANTOINE VOLODINE LE POST-EXOTISME EN DIX LEÇONS, LEÇON ONZE GALLIMARD © Éditions Gallimard, 1998. ISBN : 9782070752485 Les derniers jours, Lutz Bassmann les passa comme nous tous, entre la vie et la mort. Une odeur de pourri stagnait dans la cellule, qui ne venait pas de son occupant, encore que celui-ci fût à l’article de et se négligeât, mais du dehors. Les égouts, dans la ville, fermentaient, les docks des installations portuaires émettaient des signaux rances, les marchés couverts empestaient, comme souvent au printemps, en période de crue et de premières chaleurs. Le mercure des thermomètres n’indiquait jamais moins de 34 ou 35° avant le petit matin, et il remontait dès que la nuit se retirait pour laisser place à d’accablantes grisailles. Des flaques de moisissure avaient refait leur apparition sur tous les murs. Dans les heures qui précédaient l’aube, l’obscurité gagnait en puissance au fond des poumons, sous le lit, sous les ongles. Les nuages crevaient en cataractes au moindre prétexte. Ce bruit obsédait tout le monde. Depuis que Bassmann avait commencé à se sentir mal, la pluie n’avait cessé de crépiter sur la façade de la prison, grenaillant le silence et le meublant. Elle ruisselait sur l’extérieur, franchissait la lisière de la fenêtre, et mornement elle traçait des coulées de rouille juste en dessous des barreaux, sur le tableau d’affichage que certains gardiens avaient baptisé le « panneau syndical », et qui ressemblait plutôt à un très vieux collage cubiste ou futuriste, très dense, très défraîchi. L’eau zigzaguait entre les photographies et les extraits de journaux que Bassmann avait épinglés là, et qui l’avaient aidé à supporter son séjour dans le quartier de haute sécurité, parmi nous : ce voyage immobile qui durait déjà depuis vingt-sept ans, vingt-sept longues, longues, longuissimes années. Ensuite, le liquide déjà sale rejoignait un mince ruban noirâtre qui cheminait au bas du mur, ainsi se mêlant aux infiltrations dues à une fuite dans la plomberie, peut-être dans le tuyau d’évacuation des cabinets. Sans doute là, oui, dans ce tuyau, ou dans une canalisation de ce genre. Il y avait des mois que l’humidité avait percé le ciment et se développait. D’où, quand la pression atmosphérique baissait, la puanteur qui. D’où ces ondes qui veloutaient le décor, lourdement, pareilles au sillage d’un cadavre en marche vers le rien. L’administration attendait le décès de Bassmann pour procéder aux travaux. Avec leur obtuse franchise de bipèdes mauvais, et sans ricaner, car dans leur impatience de voir se terminer l’histoire ils ne ricanaient même plus devant lui quand ils parlaient de sa fin, les gardiens l’avaient fait savoir au prisonnier. Bassmann, lui, n’attendait rien. Il s’asseyait en face de nos visages abîmés et il les regardait. Il contemplait les photographies mal lisibles, spongieuses, les portraits obsolètes de ses amis hommes et femmes, tous défunts, et il se remémorait on ne sait quoi de trouble et, en même temps, de merveilleusement scintillant, qu’il avait vécu en leur compagnie, du temps où ils étaient tous en liberté et scintillaient, du temps où tous, du premier au dernier, nous étions autre chose que. Mais peu importe. J’ai dit « nos » visages, parmi « nous », « nous étions ». C’est un procédé du mensonge littéraire, mais qui, ici, joue avec une vérité tapie en amont du texte, avec un non-mensonge inséré dans la réalité réelle, ailleurs que dans la fiction. Disons, pour simplifier, que Lutz Bassmann fut notre porte-parole jusqu’à la fin, la sienne et celle de tous et de tout. Il y a eu plusieurs porte-parole : Lutz Bassmann, Maria Schrag, Julio Sternhagen, Anita Negrini, Irina Kobayashi, Rita Hoo, Iakoub Khadjbakiro, Antoine Volodine, Lilith Schwack, Ingrid Vogel. Cette liste que je donne contient des informations volontairement erronées et elle est incomplète. Elle respecte le principe post-exotique selon quoi une part d’ombre toujours subsiste au moment des explications ou des aveux, modifiant les aveux au point de les rendre inutilisables par l’ennemi. La liste aux apparences objectives n’est qu’une manière sarcastique de dire à l’ennemi, une fois de plus, qu’il n’apprendra rien. Car l’ennemi est toujours quelque part rôdeur, déguisé en lecteur et vigilant parmi les lecteurs. Il faut continuer à parler sans qu’il en tire bénéfice. Il faut faire cela comme lorsqu’on dépose devant un tribunal dont on ne reconnaît pas la compétence. On élabore une proclamation solennelle, dans une langue qui paraît être la même que celle des juges, mais que les juges écoutent avec consternation ou ennui, car ils sont incapables d’en percer le sens... On la récite pour soi-même et pour des hommes et des femmes non présents... À aucun détour de phrase n’harmonisant ses propos avec l’intelligence des magistrats... La pluie qui sonnait et résonnait dans l’agonie de Bassmann n’avait rien d’exceptionnel à cette époque, elle était même de règle au mois d’avril. Dans cette région que touchent des queues de mousson, nous avions pris l’habitude d’associer au printemps non les images de verdure renaissante qui dans la littérature occidentale s’imposent d’office, mais le lent et fort vacarme du déluge, la moiteur, les atmosphères méphitiques. À l’intérieur de la prison, les pestilences changeaient d’intensité selon l’instant, elles circulaient d’une manière imprévisible qui empêchait l’accoutumance. Une sensation d’étouffement nous tourmentait d’aube à aube. On ne s’étonnera pas de découvrir que des maladies psychosomatiques se déclenchaient pendant cette phase du calendrier carcéral. Aux troubles respiratoires s’ajoutaient des troubles de la solitude. Nous avions encore plus de mal que d’ordinaire à converser de cellule à cellule, en raison du fond sonore parasite, de ce monotone balayage et de ce dégoulinement qui ne s’interrompaient pas quelle que fût l’heure et qui brouillaient le contenu de nos messages. Cette année-là, le « nous » était d’autant plus un mensonge littéraire, d’autant plus une convention romanesque que Lutz Bassmann était seul. Maintenant il était seul. Il avait atteint ce moment de notre aventure commune que plusieurs d’entre nous, dans des livres achevés ou non, avions décrit comme celui de l’ultime défaite. Lorsque le dernier survivant sur la liste des morts — et, cette fois-ci, c’était Bassmann — bégaierait sa dernière syllabe, alors, en deçà aussi bien qu’au-delà de l’histoire, seul l’ennemi conserverait droit de pavane, invaincu, invincible, et, parmi les victimes de l’ennemi, plus aucun porte-parole ne bougerait pour interpréter ou réinterpréter jusqu’au bout l’une ou l’autre de nos voix, ou pour nous aimer. Lucide en dépit des dédoublements de la personnalité qui gangrenaient son agonie, Bassmann déjà ne cherchait plus à communiquer qu’avec les trépassés. Il ne tapait plus sur les tuyaux du lavabo ou sur la porte, disant, par exemple, J’appelle la cellule 546, ou sur le syphon scellé derrière la cuvette des cabinets, demandant la cellule 1157, ou sur les barreaux de la fenêtre, disant Ici Bassmann... répondez... Bassmann écoute... répondez... Il ne cognait, désormais, nulle part. Il concentrait son regard sur nous, sur les photographies de ceux et de celles qui l’avaient précédé dans la disparition, et il faisait le nécessaire pour qu’un murmure franchît ses lèvres, feignant de ne pas être encore mort et reproduisant une technique de chuchotement que les plus tantriques d’entre nous avaient mainte fois utilisée dans leurs romånces : avec du souffle à peine audible, le narrateur prolonge, non sa propre existence, mais l’existence de ceux qui vont s’éteindre, parce qu’il est le seul à conserver encore leur mémoire. Mot à mot, râle après râle, Lutz Bassmann se battait pour faire durer l’édifice mental qui allait redevenir poussière. Son haleine se confondait avec les sueurs putrides qui erraient dans la prison. Il s’accrochait encore un peu au réel et il s’arrangeait pour que les débris. Il s’arrangeait pour que sa voix ne s’évanouisse pas encore. Pour qu’une heure de plus, deux heures et demie, une nuit de plus, persistent les mondes que nous avions tenu à charpenter âprement et à défendre. Édifice mental... Mondes... Âpre charpente... Qu’est- ce que... Hein ?... Je vais répondre. Nous avions appelé cela le post- exotisme. C’était une construction qui avait rapport avec du chamanisme révolutionnaire et avec de la littérature, avec une littérature manuscrite ou apprise par cœur et récitée, car parfois pendant des années l’administration nous interdisait de posséder du matériel de papeterie ; c’était une construction intérieure, une base de repli, une secrète terre d’accueil, mais aussi quelque chose d’offensif, qui participait au complot à mains nues de quelques individus contre l’univers capitaliste et contre ses ignominies sans nombre. Aux seules lèvres de Bassmann cette lutte maintenant était confiée. À un soupir elle se trouvait suspendue. Comme trente ans d’incarcération avaient fini par décérébrer Bassmann et à réduire en lambeaux ses dons de créateur, ses derniers murmures n’obéissaient plus aux logiques pionnières, combattantes, empreintes de bonheurs oniriques et d’enthousiasme, sans quoi le projet postexotique n’eût pas produit plus de deux ou trois ouvrages. Durant son agonie, Lutz Bassmann souhaitait uniquement remuer les braises dont il avait la garde, et ne pas être absorbé trop vite, avec elles, par le uploads/Litterature/ le-post-exotisme-en-dix-lecons-lecon-onze-by-volodine-antoine.pdf
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- Publié le Mar 24, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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