1 LE MYSTERE DU MAOÏSME BRETON Paru dans « L’Ouest dans les années 68 », Boujar
1 LE MYSTERE DU MAOÏSME BRETON Paru dans « L’Ouest dans les années 68 », Boujard, Porhel, Richard, Sainclivier, Dirs, PUF, 2012. Erik NEVEU CRAPE-CNRS/ IEP de Rennes Repérer un mystère Si le titre de cette communication peut évoquer le polar, ce sera dans la veine des héritiers des radicalités soixante-huitardes que sont Jonquet, Manotti ou Daeninckx1. Le « mystère » dont il est question ici est simple à énoncer dans son principe. Pourquoi la Bretagne, celle à cinq départements, a t-elle constituée dans les années 68 un secteur de force activité « gauchiste », un de ceux aussi où ces groupes ont pu nouer des débuts de liaisons effectives avec des milieux populaires, paysans au premier chef ? Si les organisations gauchistes étaient diverses, allant des sensibilités libertaires sur Nantes, aux trotskysmes et hybridations à la mouvance bretonnante, les organisations se revendiquant du maoïsme ont eu un poids dominant. Les témoignages recueillis me font provisoirement situer les effectifs militants des divers groupes « marxistes-léninistes » dans les départements bretons comme oscillant entre 350 et 500 militants dans les années soixante-dix. Le mot militant prenant ici toute sa force avec des engagements qui structuraient les existences, suscitaient un activisme intense. Pour trois séries de raisons au moins, parler ici de mystère peut être plus qu’un artifice rhétorique. La première tient tout simplement à la perception rétrospective de ces engagements. Actualiser Montesquieu, ce serait se demander « Comment pouvait-on être maoïste ? »… quand la Chine d’hier n’évoque plus qu’un totalitarisme sanglant, quand les ruses de la raison dialectique y ont engendré un capitalisme brutal et conquérant ? Comment pouvait-on adhérer en France à une pensée Mao Tsé Toung qui, au mieux, cachait sous l’invocation bonasse de dictons populaires une visée totalitaire, une explication du social d’un tranchant simplisme ? En quoi une société sous-développée, une politique identifiable à la version exotisée d’un marxisme dogmatique pouvaient-elles inspirer la jeunesse universitaire d’un pays capitaliste en pleine dynamique modernisatrice ? Le mystère prend une opacité spécifique en Bretagne. Avec Rhône- Alpes2 et l’agglomération parisienne, la région semble avoir hébergé la plus 1 Cf Annie COLLOVALD & Erik NEVEU, « Le néo-polar : du gauchisme politique au gauchisme littéraire » Sociétés et représentations, n° 11, 2001 pp 77-94 et « La critique politique du néo-polar », in Briquet JL. et Garraud P. (Dirs) Juger la politique, Rennes, PUR, 2002, pp 193-216. 2 Qui sera l’épicentre du développement de l’organisation « Front Rouge ». L’objet de cette contribution n’est pas de faire l’histoire des maoïsmes en France. Il faut cependant souligner la puissance d’une mémoire-écran qui ramène le « maoïsme » à la « Gauche Prolétarienne ». Ce mouvement est important de 1969 à 1972 par son influence, ses théoriciens, la singularité sociale de son recrutement, ses formes d’action souvent très médiatisées. Mais aucun argument autre que la célébrité ultérieure de plusieurs de ses dirigeants et leur action en captation 2 forte concentration de maoïstes. Les bretons représentent aux dires d’ex membres du comité central près du quart des effectifs de la plus grosse organisation (L’Humanité Rouge-PCMLF) des années 70, ils donnent des leaders visibles (JP Le Dantec, M Le Bris) à la Gauche Prolétarienne ; c’est encore à partir du groupe local « Rennes Révolutionnaire » que se développe Drapeau Rouge, devenant Organisation Communiste Démocratique, qui aura après 1975 des ramifications nationales. Pour reprendre le titre d’un guide de voyage symbolique de l’époque3, « Bretagne mystérieuse » que cette terre soudain si généreuse en fruits rouges quand toute une tradition la décrit comme un monde catholique et conservateur, archaïque et paysan, anticommuniste et très partiellement maillé par les gauches françaises. Il faut d’ailleurs inclure comme épaississant le mystère ses explications paresseuses parce qu’incomplètes, avec au premier rang l’inévitable topos sur l’impact d’un catholicisme d’où la piété se transforme en maolatrie, le catéchisme en petit livre rouge, la confession en autocritique. Les initiés citeront les noms de quelques dirigeants locaux, transportant du séminaire à une direction clandestine le goût du magistère et de la défense de l’orthodoxie. Ces mises en équivalence peuvent séduire ou amuser. Elles sont médiocrement éclairantes, non que la variable religieuse ne soit pas importante, mais elle requiert un emploi non mono-causal, plus subtil aussi. De la glose à l’enquête Mai 68 et les soixante-huitards ont été pendant plus de trente ans un sujet sur lequel essayistes, acteurs, philosophes et politologues se sont accordés licence d’écrire et gloser sans autre forme d’enquête que des souvenirs obscurs ou des cas promus en échantillon représentatif, cela complété d’une patrouille peu vigilante dans les rayons des bibliothèques. Le livre brouillon et stimulant de Kristin Ross4, les deux sommes parues à l’occasion des quarante ans de Mai 5 , une série de monographies où la contribution des PUR n’est pas anecdotique6 : tout cela a contribué à un double ébranlement. Il déplace le centre de gravité du travail scientifique de l’herméneutique vers l’enquête. Il annonce le commencement de la fin pour la vulgate dont « Génération » 7 était le condensé. C’est dans cette dynamique que s’inscrit cette contribution qui abordera le « mystère » en quatre séquences. d’héritage ne justifie de réduire à ce mouvement un « maoïsme » dont la durée, la diversité des ancrages sociaux, les flux de militants débordent la geste autocélébrée de la G.P. 3 Guide de la Bretagne Mystérieuse, Paris, Tchou, 1966, trois volumes. 4 Mai 68 et ses vies ultérieures, Bruxelles, Complexe, 2005. 5 Philippe ARTIERES et Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Dirs, 68 Une histoire collective (1962-1981), La Découverte, Paris, 2008 ; Dominique DAMMAME, Boris GOBILLE, Frédérique MATONTI & Bernard PUDAL, Mai-Juin 68, Paris, Editions de l’Atelier, 2008. 6 Vincent PORHEL, Ouvriers Bretons, Rennes, PUR, 2008 ; Xavier VIGNA, L’insubordination ouvrière dans les années 68, Rennes, PUR, 2008 ;Gilles SIMON, Plogoff, Rennes, PUR, 2010 ; Marnix DRESSEN, « De l’amphi à l’établi. Les étudiants maoïstes à l’usine », Paris, Belin, 2000. 7 Hervé HAMON & Patrick ROTMAN, Paris, Seuil, Deux volumes, 1987, 1988. 3 La première restituera la logique d’une enquête en cours, basée à rédaction de cet article sur une cinquantaine d’entretiens, qui ne fondent pas davantage que des hypothèses, mais les font sur un matériau désormais conséquent. La seconde et la troisième se confronteront en deux temps au « mystère ». Pourquoi cette importance des groupes gauchistes ? Et spécialement des maoïstes ? Un ultime développement reviendra sur la part idéologique, sur l’emprise de la croyance qu’est présumée pointer le terrible « isme » de maoïsme. Et si poser ainsi la question exprimait surtout un biais logocentrique qui met au principe des comportements des croyances qui sont moins centrales que ne le pensent de mauvais philosophes politiques, qui peut être se persuadent par là de l’importance de leurs propres ruminations. Le Sens d’une enquête Le travail qui fonde cette contribution est né d’une enquête amorcée depuis 2003, interompue, réactivée depuis 2009. Elle consiste à collecter des récits de vie. Ils sont sollicités de militants que je nommerai « soixante- huitards » au sens large. Ils ont eu des engagements dans les mouvements contestataires et organisations « gauchistes » entre la séquence de fin de la guerre d’Algérie et de réorientation universitaire de l’UNEF et les queues de comète des extrêmes gauche sur la fin des années 70, quand les dernières grosses organisations se dissolvent (Humanité Rouge Bretagne à St Brieuc en 1979) où s’érodent. J’ai fait partie de ces militants. Entré au PSU en 1970, bientôt inscrit dans son courant maoïste qui se nommait la Gauche Révolutionnaire…. courant qui allait rallier en bloc l’Humanité Rouge (H.R) en 1974. Comme ce ralliement était pour moi une impossibilité intellectuelle et dispositionnelle j’ai suivi une trajectoire atypique – qui ne saurait pour autant échapper à une lecture sociologique - me retrouvant à Drapeau Rouge-OCD, où j’ai milité jusqu’en 1980. Il me semble important de faire état de ces données qui éclairent un rapport à l’objet, d’indiquer aussi que je n’ai jamais été un « repenti », faisant un fonds de commerce ou un cilice de l’aveu – de préférence médiatique- de ses erreurs passées. S’il y avait dans ces engagements manichéismes et cécités, ils ne sauraient, tant sociologiquement que politiquement, s’y réduire. Un des avantages du statut d’« ex » tient à un carnet d’adresse, à un minimum de savoirs d’insider. Un des périls en est de cotiser plus ou moins consciemment à une entreprise de réhabilitation collective. La méthode sollicitée peut se pourrait se décrire comme une « boule neige rationalisée », partant de contacts existants pour rechercher à partir d’eux des personnes ou des composantes des gauchismes absentes ou sous représentées dans l’échantillon de départ. Ce sont à ce jour cinquante deux personnes (32 hommes, 20 femmes) qui se sont prêtées à l’exercice, pour des entretiens allant d’une heure trente à cinq heures. Ils et elles sont nés entre 1942 et 1956. Si l’échantillon s’emploie à intégrer des profils sociaux divers (agriculteurs en particulier), à ce stade presque toutes les personnes rencontrées ont suivi une formation post-bac, 4 presque toujours uploads/Litterature/ 2012-neveu-le-mystere-du-maoisme-breton 1 .pdf
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- Publié le Mar 21, 2022
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