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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : erudit@umontreal.ca Article Keling Wei Études littéraires, vol. 33, n° 3, 2001, p. 125-135. Pour citer la version numérique de cet article, utiliser l'adresse suivante : http://id.erudit.org/iderudit/501313ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/documentation/eruditPolitiqueUtilisation.pdf Document téléchargé le 28 October 2009 « Le premier homme. Autobiographie algérienne d’Albert Camus » LE PREMIER HOMME AUTOBIOGRAPHIE ALGÉRIENNE D'ALBERT CAMUS KelingWei H Albert Camus rêve, à haute voix, en pleine guerre qui déchire l'Algérie, d'une « réconciliation » entre les peuples d'Algérie et de la France l . Au milieu du plaidoyer acharné pour l'indépendance de l'Algérie d'une part et l'assimilation à la France de l'autre, il cherche une troisième voie, le « troisième camp 2 », qui permettrait aux différentes communautés ethniques de continuer à « vivre ensemble sur la même terre 3 ». Une cohabitation en forme de « libre association » « constituée par des peuplements fédérés 4 » serait, à ses yeux, la seule issue possible de ces conflits de plus en plus sanglants. Cette prise de position, à la fois politique et éthique, relève en fait, étroitement et intimement, de la position personnelle de l'écrivain en tant que « Français d'Algérie », — expression ambiguë et paradoxale qui, par un génitif elliptique reliant en court-circuit un homme / peuple dérivé d'un lieu précis à un autre nom propre géographique —, emblématise le contexte historique qui a dé / ex-proprié et l'homme / peuple et le lieu. Cette position conflictuelle, intenable, est précisément celle d'un peuple déraciné mais se rattachant à une terre par le contact avec le sol — les « pieds-noirs » : surnom qui désigne spécifiquement ces « Français nés en Algérie », lesquels, du fait du port des chaussures qui les distingue, ne touchent pas directement la terre. Ce sont donc — autre oxymore — des étrangers en terre natale : et Français et Algériens, ni Français ni Algériens. Le « troisième camp » de Camus s'inscrit donc dans cette situation aporétique de l'entre-deux. La vision de Camus d'une association est avant tout celle de l'« union des différences 5 », car il est conscient des différences ethniques, culturelles et religieuses entre les habitants d'Algérie : un peuplement européen lui-même « venu de multiples 1 Albert Camus, Actuelles, III. Chronique algérienne 1939-1958, 1958. En particulier « Avant-propos ». 2 Ibid.,p. 12. 3 lbid.,p. 129. 4 Ibid.,p. 165 et 28. s /jbid.,p. 207. Études Littéraires Volume 33 N° 3 Automne 2001 ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 33 N° 3 AUTOMNE 2001 souches et divisé en autant de castes 6 » ; un peuplement nord-africain non moins complexe ; leur métissage. Camus résume : ce sont « les fils différents d'une même terre 7 ». Différences ineffaçables et filiations irréductibles. Différences de langues, aussi : le français, l'arabe, le berbère, pour ne nommer que les plus répandues ; et leur évolution, c'est-à-dire leur vie inscrite dans le temps : dissémination et interpénétration, imbrication et hybridation, disparition et émergence, persistance et survivance 8 , tout cela tisse une richesse et une complexité extrêmes. Une Algérie qui n'est plus « une », mais plurielle, « à plus d'une langue ». Si Assia Djebar considère Camus comme une des grandes figures de « la littérature algérienne 9 », c'est précisément parce que, profondément marquée par ce paysage mosaïque, rythmée de sons et de couleurs méditerranéens, la langue française de l'œuvre camusienne constitue, elle aussi, une des langues algériennes. L'engagement passionnel de Camus vis-à-vis de l'Algérie s'explique ainsi par son sentiment mélangé d'« amour » et d'« angoisse 10 » pour ces « Français d'Algérie » dont il se voit comme un des représentants, mais aussi pour cette terre. Pays de splendeur et de misère, pays d'accueil et de trahison, de conciliation et de déchirure, d'hospitalité et d'hostilité n — on ne saurait trouver mieux que des formules oxymoriques pour le dire —, ce pays constitue à la fois un lieu privé et un lieu de mémoire collective. Penser cette situation problématique, c'est penser une expérience qui implique en même temps la généalogie familiale et les vicissitudes historiques. Camus précise, retrouvant le sens étymologique du terme : «Je dis bien une expérience, c'est-à-dire la longue confrontation d'un homme et d'une situation, — avec toutes les erreurs et contradictions et les hésitations qu'une telle confrontation suppose [...] 12 . » Dès lors écrire cette expérience, c'est écrire l'homme et la situation en leur inséparabilité. C'est-à-dire un devenir, ratage, rature, reprise, à l'infini. Il dit aussi : «J'ai mal à l'Algérie, en ce moment, comme d'autres ont mal aux poumons 13. » Ce n'est pas seulement mal de l'Algérie — mal du pays, langueur nostalgique, mais plus fort : mal à l'Algérie comme mal aux poumons, lesquels, malades, font néanmoins partie du corps. C'est un mal intérieur, physique, oppressant, qui empêche de respirer, coupe le souffle. Un rapport vital. L'Algérie est inséparable de lui. C'est avec l'Algérie qu'il écrit mais, comment écrire lorsque l'Algérie, Lyotard le dit avec force, c'est : « l'intraitable 14 ». C'est-à-dire l'impensable, l'inénarrable, l'irrémédiable, qui se tient hors de toute compréhension, de toute représentation : « [...] quelque chose de la guerre, quelque chose dans la guerre ne 6 Alain-Gérard Slama, La guerre d'Algérie. Histoire d'une déchirure, 1996, p. 24. ? Albert Camus, Actuelles, 111, op. cit., p. 160. 8 Voir Assia Djebar, Le blanc de l'Algérie, 1995, en particulier p. 272-274, où elle évoque le « triangle linguistique » algérien en mentionnant l'existence des différentes langues en Algérie et leur transmutation historique : le libyco-berbère, le latin, l'arabe classique, l'arabe « dit moderne », le turc, le français. 9 Assia Djebar, Le blanc de l'Algérie, op. cit., p. 272. 10 Albert Camus, Actuelles, III, op. cit., p. 172. 11 Albert Camus, Le premier homme, 1994 :« pays de l'hospitalité »,p. 170 ;« ce pays immense et hostile », p. 172 ;« pays ennemi », p. 176. 12 Albert Camus, Actuelles, III, op. cit., p. 26-27. 13 Albert Camus, « Lettre à un militant algérien », dans ibid., p. 125. 14 Jean-François Lyotard, « Note », dans La guerre des Algériens. Écrits, 1956-1963,1989,p. 33-39. 126 LE PREMIER HOMME. AUTOBIOGRAPHIE ALGÉRIENNE D'ALBERT CAMUS trouve pas langue, sens et représentation 15 » ; « dans quelle langue phraser précisément le conflit franco-algérien 16 ? » Ainsi, toujours portant l'Algérie en lui- même, Camus s'éloigne, se retire de la scène de la polémique : il entre « dans le retrait de l'écriture en quête d'une langue hors les langues 17 », comme dit Assia Djebar, il essaie de phraser par le biais d'une écriture autobiographique — une autobiographie algérienne, en effet, qui reste inachevée - et par définition inachevable. L'écrivain a laissé un manuscrit sur la scène de sa mort : Le premier homme que l'on trouve dans sa sacoche lorsqu'il meurt dans l'accident de voiture, le 4 janvier 1960, sur la route de Villeblevin ; œuvre publiée posthume 18, qui retiendra l'analyse ci-après. Dans ce texte, Camus parle en somme de son enfance passée en Algérie. Cependant, ce qui est assez étonnant chez cet écrivain discret et sobre, ce n'est pas tant un certain vécu révélé dans le texte, que le ton intime, voire confidentiel, l'élan confessionnel à peine retenu et l'extrême sensibilité avec laquelle sont convoqués les détails du quotidien d'Algérie. L'écriture est vouée à la plus grande simplicité : retournant en arrière, à la naissance, à l'enfance, aupaysnatal —, en un mot à l'essentiel, qui est constitué par la terre, la lumière, la mer, la mère, le dénuement matériel, autant de figures récurrentes qui ont hanté toute l'œuvre camusienne, certes, mais qui sont ici comme intériorisées, maintenues à l'état d'esquisse. Or, tout cela est appelé dans le texte à la manière d'un secret. Secret, car il y a du séparé 19 . Séparation temporelle, impossible anamnèse dans toute tentative rétrospective vis-à-vis d'un soi comme autre, d'un passé et d'une enfance inatteignables. Séparation aussi par rapport à l'Algérie, ce personnage-hantise du récit : pays de naissance sans être pays d'origine, qui marque l'interruption de la filiation généalogique et géographique. Séparation, par là, d'une langue dite « maternelle » transplantée en terre étrangère, coupée de son sol d'origine. Secret au niveau de renonciation, aussi : détourné et masqué, le « je » se réfugie dans « il », « Albert Camus » se cache sous « Jacques Cormery ». Le jeu du pronom personnel et du nom propre marque un déplacement enonciatif et inscrit la fictionnalité dans le texte. Soustrait à l'identité uploads/Litterature/ le-premier-homme.pdf

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