Dissertation “Le pire dans la honte, c’est qu’on croit être seul à la ressentir

Dissertation “Le pire dans la honte, c’est qu’on croit être seul à la ressentir”. Dans cette citation tirée de son autobiographie La Honte, publiée en 1997, Annie Ernaux souligne la solitude des individus face à la honte. Sentiment complexe associé à l’humiliation pénible et l’opprobre éprouvés suite à une action jugée négativement par la majorité ou suite à la prise de conscience de différences majeures entre soi et les autres, la honte est intériorisée par les individus. Elle est au plus profond de leur intime. Toutefois, selon Ernaux, ceci est une croyance infondée. Pour l’écrivaine, la honte n’est pas individuelle comme nous le pensons mais collective, voire partagée. Jean-Pierre Martin complète cette idée deux décennies plus tard dans son ouvrage La Honte, réflexions sur la littérature par la citation suivante : “Rien de tel qu’un bon récit de honte pour que nous puissions nous identifier, nous retrouver dans le tourment de notre enfance : ainsi, je ne suis pas le seul…”. Pour l’auteur, le récit de la honte permet l’universalité, il permet au lecteur de s’identifier à l’auteur et ainsi de cesser de croire qu’il est le seul à ressentir de la honte. En quoi les souvenirs honteux dans les récits autobiographiques permettent-ils à ces œuvres de s’éloigner du domaine de l’intime pour une portée davantage universelle ? Dans un premier temps, nous démontrerons que le récit autobiographique de la honte s’inscrit avant tout dans l’intime de l’auteur. Dans un second temps, nous observerons que le récit de la honte octroie cependant une dimension universelle à l'autobiographie grâce à l’identification du lecteur à l’auteur. Dans un dernier temps, nous analyserons les limites de la portée universelle des récits de la honte dans l’autobiographie. Premièrement, il convient d’affirmer que le récit autobiographique est avant tout un récit de l’intime. En effet, selon Philippe Lejeune dans le Pacte autobiographique (1975), l’autobiographie se définit comme un récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité. Cette définition de l’autobiographie insiste notamment sur l’unicité, la personnalité, l’individualité de l'œuvre autobiographique en raison de la présence de l’intime dans celle-ci. La caractéristique principale de l’autobiographie est ainsi le récit de l’intime. L’autobiographie semble alors exclure le monde extérieur, empêchant donc toute universalité. Lorsque nous lisons par exemple Le Têtard de Jacques Lanzmann, l’auteur y relate son propre passé, ses propres pensées, ses propres émotions, en bref, il y relate son intime qui n’est pas le nôtre, nous ne le partageons pas et donc nous ne pouvons pas nous identifier à l’auteur. En clair, l'autobiographie appartient au domaine de l’intime. Mais encore, lorsque Jean-Pierre Martin déclare qu’un “bon récit de honte” permet au lecteur de s’y identifier, nous pouvons contester cette proposition car la honte appartient elle aussi à l’intime. Effectivement, la honte est un sentiment personnel, difficilement partageable, nous la gardons en nous, même nous la taisons : on ne parle pas de ses hontes comme on peut parler de ses joies et de ses tristesses. Dans une même situation, nous sommes inégaux face à la honte. Parce qu’elle est complexe, nous n’avons pas tous le même rapport avec elle, elle est propre à chacun. Ajoutons également que la notion de honte est changeante, elle évolue dans le temps. En effet, comme l’analyse Jean-Paul Sartre dans L’Être et le Néant (1943), la honte naît du regard d’autrui, elle est une condition de son existence. Ainsi, la honte naît de la transgression des normes et des valeurs instaurées par l’ensemble du corps social auquel l’auteur appartient. La honte de l’auteur relatée dans l’autobiographie est propre à son temps et n’est donc pas partagée par l’ensemble des lecteurs. On peut illustrer ce propos avec l’épisode du miroir dans le Livre II des Confessions (1782) de Jean-Jacques Rousseau. L’auteur a alors 16 ans et il est silencieusement aux pieds de Madame Basile dont il est amoureux. Rousseau décrit dans cet épisode son sentiment de honte qui l’empêche de faire des avances à sa bien-aimée. Tandis que l’auteur a éprouvé de la honte en étant aux pieds de la femme dont il était amoureux, en raison des normes et des valeurs propres au XVIIIe qui n’approuvaient pas son comportement, il est tout à fait concevable que le lecteur moderne ne partage pas cette honte, son degré d’intensité, ou qu’il ne la comprenne pas même. Parce que la honte de Rousseau est une transgression de normes et de valeurs d’un temps aujourd’hui révolu mais aussi parce que la honte est unique à chacun, elle est intime. Nous avons ainsi observé dans cette première partie que le récit autobiographique, et plus particulièrement le récit de la honte, appartiennent au domaine de l’intime. Cependant, la honte est un sentiment ressenti par tout le monde, il semblerait donc que tout lecteur peut s’identifier dans le récit d’un souvenir honteux au sein des autobiographies, ce qui octroie alors à ces œuvres une dimension universelle. C’est ce que nous allons maintenant analyser. Tout d’abord, la honte, bien qu’intime, est un sentiment universel dont le récit dans l’autobiographie permet au lecteur de s’identifier. Il existe différents types de honte ; un nombre conséquent de sociologues, psychologues et chercheurs dans divers domaines ont d’ailleurs proposé leur propre nomenclature sur le sujet. Nous supposons que tout le monde a déjà éprouvé un type de honte (nous partons du principe que les individus sont socialisés) au moins une fois durant son existence, à l’exception de très rares cas (pathologies, inconscience, etc.). La honte est un sentiment intime parce que nous avons tendance à cacher, à ne pas communiquer à son propos, à l’intérioriser au plus profond de nous en raison de son caractère pénible et humiliant. Toutefois, si l’expérience de la honte est universelle, si tout le monde a déjà ressenti au moins une fois de la honte alors le récit autobiographique d’un souvenir honteux permet au lecteur de se retrouver dans l’auteur. Il lui permet de reconnaître sa propre honte intériorisée dans la honte partagée par l’auteur, de s’identifier à ce dernier et de déclarer “ainsi je ne suis pas le seul” comme Jean-Pierre Martin le propose. Par exemple, dans Baby-Foot de Joseph Joffo, l’auteur relate une scène honteuse de son adolescence où il ment sur son identité pour impressionner la belle Bernadette. Joffo décrit les effets de la honte (“Je m'assois, jambes coupées.”, “Je dois être couleur pivoine.”) et il semblerait que tout lecteur ayant déjà prononcé honteusement des mensonges se reconnaisse dans le récit car il a lui aussi déjà expérimenté les modifications physiologiques propres à la honte. Le sentiment de honte dans les récits autobiographiques permet donc au lecteur de s’identifier à l’auteur, favorisant la portée universelle de ces œuvres. En outre, les souvenirs honteux de l’enfance sont ceux susceptibles de favoriser au mieux l’identification du lecteur au récit autobiographique. En effet, à l’âge adulte nous avons suffisamment fait l’expérience désagréable de la honte par le passé pour l’éviter autant que possible. Les expériences de la honte les plus marquantes ont lieu durant l’enfance, que ce soit à l’école, à la maison ou dans la rue. De ce fait, les récits d’épisodes honteux de l’enfance dans les autobiographies permettent la plus grande portée universelle au sein de ces œuvres, notamment parce qu’ils favorisent l’identification d’un nombre maximal de lecteurs (le récit autobiographique de l’aventure d’une personne adulte exclut généralement l’identification de l’enfant à l’auteur). Ainsi, comme le déclare Jean-Pierre Martin, le récit de honte permet au lecteur de “retrouver le tourment de l’enfance”, c’est-à-dire de se souvenir de la période de sa vie où les expériences de la honte ont (probablement) été les plus fréquentes. [(Ici nous aurions souhaité placer et expliquer l’exemple d’une autobiographie relatant un souvenir de honte d’enfance générique tel que faire une chute en public, se tromper devant toute la classe ou encore savoir ses secrets intimes révélés au grand jour, toutefois la culture littéraire sur le sujet nous manque !)] Nous avons mis en exergue le caractère universel des récits d’un souvenir honteux au sein d’une autobiographie, notamment présent grâce à l’évocation de l’enfance. Il s’agira désormais de démontrer les limites de la portée universelle du récit de la honte dans l’autobiographie. D’abord, les récits de la honte à l’âge adulte limitent la dimension universelle de l’autobiographie, seuls les récits de honte d’enfance lui permettent une dimension pleinement universelle. En effet, il est d’abord plus difficile d’écrire sur une honte éprouvée à l’âge adulte qu’écrire sur une honte ressentie durant l’enfance, car la première est plus récente, moins estompée que la seconde et donc potentiellement encore vivace. Ensuite, l’enfance est la première étape de la vie par laquelle tout lecteur passe, que la sienne soit à son terme ou qu’il soit encore dedans. Les premières expériences de la honte y ont lieu, elles sont marquantes. Si dans la citation de Jean-Pierre Martin, l’accent est mis sur l’enfance (“retrouver le tourment de l’enfance”), c’est parce que les expériences de la honte durant cette période uploads/Litterature/ le-recit-de-la-honte-dans-les-oeuvres-autobiographiques.pdf

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