Le Spiritisme 6e année no 14 2e quinzaine juillet 1888 LE MAUVAIS ŒIL HISTOIRE

Le Spiritisme 6e année no 14 2e quinzaine juillet 1888 LE MAUVAIS ŒIL HISTOIRE VRAIE — Qui est superstitieux ici? interrogea le capitaine Smitt, un jeune hussard du meilleur monde et de la plus belle mine. Quant à moi, je vous assure que je ne l’étais pas à vingt-deux ans, et que si vous prêtez l’oreille à l’histoire authentique que je vais raconter, vous pourrez me croire sur parole. Ce bizarre et triste incident de ma jeunesse ne m’a pas affolé du merveilleux, mais il m’a donné, je l’avoue, une salutaire appréhension du surnaturel, et vous ne me feriez pas tourner une table ou interroger un esprit, du reste, je suis dans mon rôle. Nous autres militaires, nous ne connaissons d’adversaires que ceux qui sont en chair et en os. On était, à la fin d’une charmante soirée intime chez M. et Mme Evans. Les lumières commençaient à pâlir, les feux à décliner. C’était ce moment demi-solennel où court dans les réunions une sorte de frisson magnétique, le vrai moment des histoires de revenants. Aussi, ce qui restait d’invités dans les deux salons se pressa-t-il en un cercle chaleureux d’auditeurs autour du capitaine et il commença son récit : — Avant d’appartenir au corps honorable de la cavalerie dont je fais partie actuellement, j’étais entré dans un régiment d’infanterie, alors en quartier à Edimbourg. La valse, cette danse trop savante pour notre temps superficiel, était en honneur. Pas un homme du monde n’était censé n'y pas exceller. Cependant je tenais de famille une assez grande indifférence pour cette importation chorégraphique étrangère. Ma mère surtout l'avait en horreur, en vraie petite fille qu’elle était d’un célèbre pasteur puritain ; et avant mon départ, elle exigea de moi la promesse de ne jamais valser. Je le lui promis, mais tout naturellement, avec certaines restrictions mentales, vue la futilité du sujet. Je ne fus pas longtemps avant d’oublier mon serine. it. Tous mes amis et mes meilleurs camarades de régiment valsaient à ravir, et je vis bientôt que pour mériter la considération de notre charmante aristocratie, — pour m’attirer la faveur des dames, surtout, — cette danse aérienne était de rigueur. C'était, dans nos salons habituels, une vraie course à la valse. A peu de chose près, on y eût donné des prix, comme au steeple- chase. Je me plaçai docilement sous le haut patronage de Lady Gray, une des plus jolies femmes de l’Ecosse, que son rang et sa beauté faisaient l'âme des salons. Je fus parjure à ma promesse, j’appris à valser. Notre mère Eve a des survivants dans l’austère Ecosse, tout aussi bien qu’en France. Il faut dire que le remords empoisonna mes premiers triomphes. Mais la nécessité de plaire à tous dans une société dont je ms sentais l’idole, était à mes yeux une excuse sortable. N’importe. J’avais besoin de me le répéter cent fois par jour à moi-même pour vaincre les scrupules que soulevait en moi cette petite félonie; car je chérissais et vénérais 1 ma sainte mère, et je n’en rougis pas, l’âge ni l’affirmation de ma personnalité n’ont pas affaibli en moi ce culte des jours de mon enfance. Comment il se fit que ma vanité eut raison de ces beaux sentiments, je ne sais : mais je devins bientôt le plus habile valseur d’Edimbourg, un vrai virtuose, une étoile chorégraphique. On se disputait ma personne dans tous les plus brillants salons, les invitations me pleuvaient comme grêle. Je ne savais à qui répondre : je taisais tourner les plus jolies têtes, et ma foi, la mienne suivait le courant. Une des plus charmantes familles de la capitale était la famille Graham. J’y étais fort bien vu, et elle m’apportait une confiante et douce intimité. M. et Mme Graham avaient une ravissante habitation, située à une douzaine de milles de la ville. C’était une de ces vastes et majestueuses demeures que la Grande Bretagne des Stuarts a vues s'élever sur les ruines de ses anciennes forteresses féodales, et qui ont garde quelque chose de leur style et de leur aspect général. Celle-ci surmontait une hauteur couronnée de belles forêts de pins, et ses donjons noircis se dressaient tiers et mélancoliques sur ce fond de sombre verdure, austères comme le reste du paysage, voilés de la majesté de leurs souvenirs. Inutile de dire que l’intérieur de celte belle demeure n’était heureusement pas aussi sévère que ses dehors Quoique le goût de ses propriétaires lut trop délicat et trop correct pour y admettre un luxe criard et trop moderne, ni l’élégance, ni le confortable n’y manquaient : c’était un rêve des mille et une nuits. Il fallait posséder le goût du beau dans sa quintessence pour associer aussi habilement l'ancien au moderne, le grandiose féodal au voluptueux bien-être de notre époque. Aussi le castel de lord Graham était-il réputé par toute l'Ecosse comme une merveille de goût et d’art. Un jour, il y avait grand bal à Graham. C’était le 25 décembre. Il m’en souviendra toujours. Comme il est d’usage en Ecosse de fêter solennellement la Christmas. toujours terminée par son souper traditionnel et son gâteau à surprise, les salons de Lady Graham avaient réuni ses relations et ses amis à tous les degrés d’intimité. Quant à moi, on me retint familièrement comme d’habitude jusqu’après le souper, — l’heure des douces causeries, le cercle des vrais intimes. — Mon cher Capitaine, me dit Lady Graham, vous avez fait valser bien assidûment ce soir une charmante jeune fille, miss Jane Gordon. C ’est sans reproche que je vous le rappelle, ajouta-t-elle avec une nuance de malice, et d’ailleurs ce serait bien inutile, car je crois que ses beaux yeux ont fait leur effet sur vous comme sur tout le monde, — effet magique, — dit-on, tenez-vous en garde, capitaine. Il était vrai que j’avais subi, à peu près du moins, la fascination des beaux yeux dont me parlait mon aimable hôtesse. Cependant leur souvenir n’éveillait pas en moi la sympathie qu’elle supposait. J’avais, au contraire, lutté toute la soirée contre cet attrait singulier avec une sorte de défiance instinctive que je ne m’expliquais pas davantage que cet attrait lui-même, et je me sentais encore gêné par l’impression étrange que j'en avais gardée, et dont se ressentait encore tout mon être. Lady Graham crut m’avoir intimidé. — Ne méditez pas votre réponse, me dit-elle avec une pointe d’ironie. On la lirait presque dans vos yeux. 2 — Vous surfaites la situation, chère lady, lui répondis-je en riant à mon tour, et je vous surprendrais beaucoup si j’essayais de vous définir l’impression que cette singulière personne m’a laissée. Certes, c’est une belle et douce créature : mais le sombre éclat de ce beau regard est quelque chose d’insoutenable. — Allons, bon ! Lui aussi ! interrompt lady Graham. Vous ne partagez donc pas le scepticisme français à l'endroit de vos superstitions écossaises? Eh bien ! vous êtes dans le vrai, car— faut-il le dire? — continua-t-elle, à un homme de votre valeur, à un esprit fort, Jane Gordon passe dans notre monde pour une de ces mystérieuses créatures douées du privilège fatal de lire dans l’avenir. — Une somnambule! m’écriai-je avec un franc rire qui sembla froisser les convictions de mon aimable amie. — Ne plaisantez pas, dit-elle d’un ton plus sérieux que gai. Cette faculté de seconde vue est chez elle d’une nature toute différente des cas psychologiques classés par la science, et elle est si bien maîtresse de tout son être, qu'un jour ou l’autre, je le crains bien, la lame ayant usé le fourreau, cette force occulte vienne à briser cette frêle existence. Un soir qu’elle causait tranquillement avec une jeune fille de son âge, elle fondit en larmes tout à coup, et n’en voulut dire la cause qu’à sa mère. Elle avait vu, disait-elle, les yeux de Mlle de Montgommery voilés par ce fatal bandeau noir de ses visions qu’il n’est donné qu’à elle d’apercevoir, et que ses observations muettes et répétées lui indiquaient toujours comme un présage mortel pour la personne marquée de ce sinistre signe. On cacha soigneusement cette confidence à la pauvre Eléonore, cela va sans dire; mais toujours est-il qu’une catastrophe inattendue autant qu’épouvantable vint arracher, quelques jours après, cette pauvre jeune fille à l’amour des siens et aux adulations du monde dont elle était l’idole. Dans une de ses promenades du matin, son cheval s’emporta, la traîna à travers les taillis et les haies jusqu'au delà du parc, où elle fin retrouvée mutilée et sanglante. Le lendemain même, la pauvre enfant expirait dans les bras de sa famille affolée. Ce fait est récent, mais je pourrais vous citer cent autres exemples de la justesse de ses tristes oracles. Depuis que le bruit s’en est peu â peu répandu, cette jeune sibylle inconsciente est devenue la terreur de ses amies, des mères surtout, et est exclue, autant que le permet la haute position sociale de sa famille, de tous les appels au plaisir. Elle ne se trompe pas, la pauvre enfant, à l’invincible uploads/Litterature/ le-spiritisme-1888-louis-lescot-le-mauvais-oeil-histoire-dramatique-vraie.pdf

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