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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d’édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : erudit@umontreal.ca Article « Rêver l’Amérique : pour une lecture de Frontières ou Tableaux d’Amérique de Noël Audet » Eva Le Grand Voix et Images, vol. 28, n° 1, (82) Automne 2002, p. 71-82. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/documentation/eruditPolitiqueUtilisation.pdf Document téléchargé le 4 juin 2008 Cet article est disponible à l'adresse suivante : http://id.erudit.org/iderudit/000834ar Rêver l’Amérique : pour une lecture de Frontières ou Tableaux d’Amérique de Noël Audet 1 Eva Le Grand, Université du Québec à Montréal Le présent article explore Frontières ou Tableaux d’Amérique à travers diffé- rentes « traversées de frontières » (spatiales, narratives, structurelles, séman- tiques) du narrateur-promeneur audettien. Si la dualité de la frontière problé- matise toujours les questions identitaires du même et de l’altérité, Audet la désigne aussi, en l’articulant à l’idée du bonheur (essence même du « mythe de l’Amérique »), comme centre ironique de son architectonie romanesque. La marquant de surcroît d’un pluriel dès le titre, il représente la superbe hétéro- généité du continent et inscrit le changement du paradigme de frontière dans toute la production romanesque québécoise : il est, en effet, le premier roman- cier dont la « frontière » n’est plus figurée uniquement par l’Ouest (notamment par la Californie), mais qui, dans sa pluralité, esquisse la géographie fictive d’une nouvelle identité continentale, nécessairement impure et dialogique. Nous avons été fondés comme Utopie ; l’Utopie est notre destin. Carlos Fuentes, Le miroir enterré 2 Nous habitons tous l’Amérique comme des enfants qui rêvent. Noël Audet, Frontières ou Tableaux d’Amérique La présente réflexion ne vise pas l’analyse détaillée de Frontières ou Tableaux d’Amérique, mais bien l’exploration de quelques frontières que Voix et Images, vol. XXVIII, no 1 (82), automne 2002 1. Noël Audet, Frontières ou Tableaux d’Amérique, Montréal, Québec Amérique, 1995. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle FT, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte. 2. Carlos Fuentes, Le miroir enterré. Réflexion sur l’Espagne et le Nouveau Monde, trad. de l’anglais par Jean-Claude Masson, Paris, Gallimard, 1994, p. 127. ce roman traverse et transgresse tout à la fois, d’où sa présentation délibé- rément réduite à une esquisse : « Le roman qui suit est constitué de sept tableaux narratifs sur l’Amérique et l’idée du bonheur. Je me suis inspiré de la structure de Tableaux d’une exposition de Moussorgski, où chaque pièce est suivie d’une “promenade” musicale », écrit Noël Audet. L’incipit de son sixième roman révèle ainsi d’emblée au lecteur le parti pris com- positionnel comme thématique et, partant, le caractère fictionnel, ludique, des promenades dans lesquelles son narrateur — l’alter ego du romancier s’il en est un — développe, en y revenant de multiples façons, ses sept tableaux-récits. Recueil de nouvelles alors ? Nullement. Car les neuf pro- menades du narrateur-romancier (celle qui ouvre le roman, les sept qui suivent chacun des récits et la « promenade finale ») sont bien plus qu’une simple traversée de frontières qui unissent plus qu’elles ne séparent la nouvelle et le roman, la fiction et la réflexion ou encore le rêve et la réa- lité. Elles explorent autant le pays d’origine du narrateur que d’autres con- trées de l’Amérique continentale, ce qui lui permet de vivre, sous son masque narratif du « promeneur », des rencontres grotesques avec un douanier-lecteur, en plus de tisser une filiation nominale entre les hé- roïnes de ses sept tableaux narratifs. La structure de Frontières ou Tableaux d’Amérique est très différente de celle des précédents romans d’Audet, et rompt notamment avec celle de L’ombre de l’épervier, saga basée sur une structure dramatique et tem- porelle qui embrasse près de quatre-vingts ans de la vie en Gaspésie, terre natale du romancier. Dans Frontières ou Tableaux d’Amérique, l’espace du Québec, traditionnellement clos, s’ouvre sur le continent, nous invitant à lire chacun de ces sept tableaux comme autant de variations sur le thème du bonheur, sur son temps circulaire et mythique (tels les tableaux d’une exposition) plutôt que chronologique. On chercherait en vain une intrigue classique dans ce roman, celle-ci y étant remplacée par sept ébauches d’intrigues ou lignes narratives focalisées sur une même recherche du bon- heur. Il s’agit donc bien d’une structure remémorative dont la cohérence thématique — avec ses échos sémantiques entre les différents tableaux — est soulignée par les retours du Promeneur sur ses propres oublis aussi bien que sur ceux de ses personnages. Unique dépositaire de la mémoire romanesque et unique opérateur sémiotique, le narrateur sait pourtant que ses propres souvenirs ne sont que des traces éparses, des ellipses d’une mémoire qui ne peut exister, comme c’est le cas du bonheur de Marie- Agnelle, une de ses héroïnes, que «par morceaux». Mais lors de ses neuf traversées et de ses neuf rencontres avec le douanier, gardien de toutes les frontières, il esquisse un espace frontalier dans lequel se joue le véritable centre ironique du roman, garant de son unité sémantique et sémiotique. Je lis donc avant tout ce roman d’Audet comme une magistrale traver- sée de frontières (spatiales, thématiques, génériques, compositionnelles, nominales, culturelles, etc.), frontières dont l’essence — faite d’ambiguïté, 72 VOIX ET IMAGES / 82 de questionnement et de doute — unit, en l’occurrence, mieux que tout autre thème ou motif, l’identité même de l’Amérique et l’art du roman. Après tout, comme l’a déjà souligné à plus d’une reprise la critique 3, l’identité de l’Amérique a été conçue, à l’instar même de celle du roman, comme une « rencontre de deux mondes » hétérogènes, comme un espace frontalier essentiellement impur qui relève de la polyphonie (que celle-ci soit culturelle, narrative ou discursive), du métissage et de l’hybridation. Or, si ce sont précisément de telles caractéristiques qui font que l’Amé- rique et le roman tiennent tous deux plus de l’invention que d’une simple découverte, elles participent de façon tout à fait originale, dans Frontières ou Tableaux d’Amérique (notamment dans la façon dont Audet y mêle fiction et réflexion), au nouveau questionnement de l’identité continentale américaine du Québec (de son américanité), questionnement qui marque de façon particulière la pensée critique et la fiction romanesque québécoises depuis plusieurs décennies 4. Le mythe du bonheur […] il flottait sur ses lèvres et autour de ses yeux un perpétuel sourire de bonheur qui semblait s’adresser à lui-même, à son inter- locuteur et au monde entier. Franz Kafka, Amerika ou Le disparu 5 Depuis ma première lecture de Frontières ou Tableaux d’Amérique, roman construit autour de l’idée du bonheur — le fameux rêve améri- cain —, je ne cesse d’être obsédée par la première — et magistrale — vision romanesque de ce rêve, vision réalisée, il y a près de cent ans, par Kafka dans Amerika ou Le Disparu 6. Me hante surtout la fin de ce roman, DOSSIER 73 3. Voir à ce sujet, entre autres, l’excellente étude de Jean-François Côté, « Le renouveau du grand récit des Amériques: polyphonie de l’identité culturelle dans le contexte de la continentalisation », Donald Cuccioletta, Jean-François Côté, Frédéric Lesemann (dir.), Le grand récit des Amériques : polyphonie des identités culturelles dans le contexte de la continentalisation, Sainte-Foy, Les Éditions de l’IQRC, 2001, p. 9-37. 4. Une littérature critique énorme existe sur ce sujet. Je me contente de citer une seule référence, issue d’une collaboration entre le Québec et le Brésil : L’identitaire et le litté- raire dans les Amériques, collectif publié sous la direction de Bernard Andrès et Zilá Bernd, Québec, Nota bene, 1999. 5. Franz Kafka, Amerika ou Le disparu, trad. de l’allemand par Bernard Lortholary, Paris, GF-Flammarion, 1988, p. 59. 6. Le roman fut écrit entre 1912 et 1915, sans que, en effet, Kafka ait jamais mis les pieds en Amérique. Ce n’est donc pas une Amérique réelle que son roman explore mais bien son «image» mythique, invention européenne s’il en est. Voir à ce sujet, entre autres, la «Préface du traducteur» à cette même édition, l’article de François Ricard, « L’Amérique ou la rupture/Méditation sur un roman de Kafka » (Le messager européen, no 2, Paris, P.O.L. 1988, p. 133-148) et Les testaments trahis de Milan Kundera (Paris, Gallimard, 1993). où le train emporte, dans un « long voyage », l’exilé Karl Rossmann vers le « Grand Théâtre d’Oklahoma » — image parodique d’un Éden américain situé au-delà d’une frontière imaginaire où, sans exception, « tout le monde est le bienvenu 7 » —, moment où ce rêve avec son imagerie uto- pique de bonheur semble encore possible. Or cette possibilité, on ne la retrouve plus ni dans la conclusion du roman d’Audet ni dans celle des romans québécois qui l’ont précédé, le rêve du bonheur s’y uploads/Litterature/ eva-legrand-frontieres-ou-tableaux-d-x27-amerique.pdf

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