Machrab LEVAGABOND FLAMBOYANT Anecdotes et poèmes soufis traduit de l'ouzbek et
Machrab LEVAGABOND FLAMBOYANT Anecdotes et poèmes soufis traduit de l'ouzbek et présenté par Hamid Ismaïlov avec la collaboration de Jean-Pierre Balpe Connaissance de l'Orient Gallimard Connaissance de l'Orient Machrab LE VAGABOND FLAMBOYANT Anecdotes et poèmes soufis traduit de l'ouzbek et présente par Hamid Ismaïlov avec la collaboration de Jean-Pierre Balpe Machrab, né en 1657 au Ferghana, l'actuel Ouzbékistan, a beau être mort au début du xviii® siècle à Samarkand, il est toujours bien vivant, présent et errant dans toute l'Asie centrale sous divers avatars : derviches itinérants, conteurs publics ou poètes et bardes anonymes qui dans les villages, les bazars, les maisons de thé, colportent son histoire et le récit de ses errances. Mystique et proscrit, Machrab, partout scandaleux, partout pourchassé, se consuma lui-même tout vif, mais ses ghazals de révolte, poèmes dont le lyrisme incandescent ignorait superbement toute règle religieuse ou poétique, sont aussi parfaits qu'originaux ; ils ont continué sans trêve à enflammer l'imagination populaire, et restent préservés dans le cœur et la mémoire des hommes d'Ouzbékistan. Photo © H. Heslot. Série Asie centrale 9 782070 736027 93-XI A 73602 ISBN 2-07-073602-4 52 FF te Le vagabond flamb^oyant Anecdotes et poèmes soufis par Machrab TRADUIT DE L'OUZBEK ET PRÉSENTÉ PAR HAMID ISMAÏLOV AVEC LA COLLABORATION DE JEAN-PIERRE BALPE GALLIMARD Titre original : DIWAN © Éditions Gallimard, 1993, SUR LES VOIES DE LA POTENCE... Machrab est vraisemblablement né en 1657 à Namangandy vallée de Ferghana, au centre de Factuel Ouzbékistan^ sous Fempire des Timourides et des Sheibanides. Pourtant y la première fois que je Fai vUy j^avais sept ou huit ans. C'était dans le petit village d'Eski Naoukaty perdu dans la vallée de Ferghana au cœur de FAsie centraUy parmi les montagnes du Pamir, sous le toit du monde : tout à coup, dans le calme du marché se déclenche un chaos, tous les marchands de légumes abandonnent leurs étals, les vendeurs d'épices leurs sachets, les boulangers leurs galettes rondes ; même Tolib le boucher, toujours cerné de mouches et de chiens, égaré une seconde, quitte son étal de viande et court avec les autres ! Machrab était venu au marché : c'était un vieillard aveugle aux cheveux blancs qui, pleurant de sesyeux vides, commença à chanter des ghazals. Il mêlait les ghazals aux récits de sa vie et la foule parfois riait, parfois se tenait le cœur. Une heure après, quand il eut terminé l'histoire de ses errances, la foule s'approcha de sa canne et dans sa crosse vit l'image de La Mecque. Par la suite, Tolib le boucher, bavardant avec ses clients, ne leur donna plus ses os, mais les dbandonna aux chiens. Longtemps après, j'ai su que ce n'était pas Machrab, ce poète contestataire très populaire parmi les peuples turcs de Chine et d'Asie centrale dont les écrits, pour des raisons diverses, ont toujours été combattus par les puissances en place — les religieux avant 1917, le parti communiste ensuite — et dont Vœuvre, transmise uniquement par voie orale, n^a commencé à être transcrite qu^au xi)d siècle, Jusqu^à seize ans, il avait fait ses études à Namangand, avant de partir pour Samarkand^, puis pour Kashgar^ et Badakhshan^ où il demeura environ dix ans, passant sa vie à errer d^un lieu à Vautre, avant de retourner enfin à Samarkand comme derviche ; là, accusé de ne pas être musulman, il fut pendu en 1711 sur Vordre du roi de Balkh^, Mahmoud Khan,,. Mais j'ai compris en même temps que toutes les histoires que racontait ce vieillard étaient celles de Machrab, dont la vie n'est pas connue autrement que par des récits populaires anonymes seulement transcrits depuis le xi^ siècle. C'est là que j'ai lu qu'un jour Machrab alla à La Mecque avec ses amis, qu'en chemin, sur le bateau, rencontrant un groupe de pèlerins mené par le cheikh Ponsadmanv', Machrab leur dit : « Parce que Satan avait dit une seule fois " moi Dieu le maudit,,. On ne peut que pleurer sur les pèlerins conduits par Ponsadmani! » Puis il s'en retourna,,. Et lorsque ses disciples se plaignirent d'avoir tant dépensé pour rien, il les obligea à s'en retourner et les appela l'un après l'autre, montrant à chacun la Kaaba dans le creux de ses paumes. J'ai alors compris que, malgré tout, c'était un vrai Machrab que j'avais vu sur notre marché. Je ne connais pas d'autre poète sur lequel le peuple a bâti tant de légendes pour garder ses poèmes vivants. Si vivants même qu'ils brûlent qui les touche, comme si le papier qui les porte pouvait aussi s'enflammer. Pour les conserver, il faut des pierres ou, plus durs encore et plus patients qu'elles, les cœurs des hommes. Dans l'histoire de la poésie ouzbek, deux directions s'opposent, celle 1. Ouzbékistan actuel. 2. Dans ractuelle Chine. 3. Aujourd'hui dans le Tadjikistan. 4. Iran d'aujourd'hui. 5. En persan, Ponsadmani signifie « cinq cents fois moi ». 8 de Vacceptaiion et celle du refus, le plus et le moins, Vharmonie calculée des consciences et le chaos des cœurs. Et si les Ouzbeks ont suscité le grand génie Navoï, poète, philosophe, penseur de la poésie ouzbek, merveilleux calligraphe, vizir de la cour des Timourides, qui a réalisé dans sa vie tout ce quHl avait projeté, à l'opposé, ils possèdent le cœur du poète Machrab, derviche errant qui, ignorant tous les ordres, tous les rituels religieux, toutes les règles poétiques, n'accepte rien d'autre que cette vérité supérieure et nue qu'il cherche partout, ne laissant derrière lui d'autres traces que celles que conserve la mémoire du peuple, Goethe et Khlebnikov, Babur et Villon, Aristote et Socrate, David et Jésus vont-ils dans la même direction? Lorsqu'il est question de poésie, une histoire de Nasredine Hodja, autre héros populaire et vagabond oriental, me revient toujours en mémoire : Nasredine Hodja est passeur sur un fleuve; un jour sept aveugles lui demandent de les faire traverser, Nasredine accepte et exige de chacun une pièce d'or. Au milieu du fleuve, le bateau se retourne, Nasredine Hodja ne peut sauver que six des aveugles. Parvenus de l'autre côté, les aveugles se comptent et, s'apercevant qu'ils ne sont que six, frappent Nasredine, Celui-ci s'écrie : « Arrêtez, arrêtez— D'ac cord, vous ne paierez que six pièces d'or! » Qu'est-ce que la poésie ? L'intention d'aller de l'autre côté du fleuve, le fleuve lui-même? Le bateau qui traverse ou le témoignage de cette traversée? Pour moi, c'est Machrab, l'aveugle disparu dans le fleuve. Sur un bord du fleuve, nous pouvons mesurer l'importance des événements au nombre de coups ou aux pièces d'or non reçues. Au bord du fleuve, on peut se demander ce que sont soufisme et ghazal, on peut chercher cela dans une encyclopédie, on peut aussi ajouter que le soufisme n'est pas seulement une théorie mystique mais un mode de vie, une voie pour trouver l'absolu, en face, sans intercesseur ni témoin, directement et sans cesse. L'œuvre de Dieu dans soi-même et soi-même dans Dieu; être transparent aux rayons du monde et supprimer l'ombre qui nous attache à la terre. Trouver dans l'expression littéraire les mots originels, ceux qui ne désignent pas les choses, mais les créent. Parmi les religions d'Abraham, le Coran confie le sacré aux mots. alors que le christianisme Vincame, Tous les grands exemples de la littérature musulmane, notamment les poèmes d'Attar^, de Dekhlevi^, les ghazals de Hajïz ceux de Nassimi^, les roubayats de Khayam, ceux de Pakhlavan Mahmoud^, le Khamsa de Nizami^ et celui de Navoï, sont des exemples soujiques. J'ai dit trop vite « poésie musulmane », mais ne me viennent à l'esprit que des exemples de poésie turque et persane : contrairement à l'arabe, les langues turque et persane ne possèdent pas de différence de genre, « Lui » équivaut à « elle », « elle » à « Lui ». Ces petites particularités de langue ont de grandes conséquences littéraires. Parlant d'une femme, on peut parler d'absolu : l'amour mystique peut s'exprimer dans l'amour terrestre. Les ghazals turc et persan peuvent ainsi s'épanouir davantage que le ghazai arabe qui, genre parmi d'autres, ne peut devenir instrument universel de connaissance, d'expression de l'amour, de Dieu, du monde et de l'homme. D'origine arabe, le mot ghazai signifie « aimer parler avec les femmes ». Il désigne une forme de versification commune à tous les peuples musulmans orientaux. Beaucoup de règles précises sont mises en œuvre dans le ghazai, qui est une forme très codifiée où le poète doit trouver sa liberté de création à l'intérieur des contraintes. Règles phonétiques, métriques, rimiques, rythmiques, rhétoriques, etc. Tout ghazai s'organise autour de deux pôles sémantiques : « moi » et « toi », toujours en état de séparation, affrontés à des forces qui favorisent la réunion et à des forces qui la contrecarrent. Cette rupture crée une tension définissant l'éthique même du ghazai. Il y a ainsi un 1. Poète persan du XI siècle. 2. Poète d'origine turque du XIII' siècle écrivant en persan et vivant en Inde. 3. Poète persan du XIV* siècle. 4. Poète soufi du XIV® siècle écrivant en turc. 5. uploads/Litterature/ le-vagabond-flamboyant-machrab.pdf
Documents similaires










-
34
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Fev 04, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 4.2228MB