VI Le visage troué du critique quignardien Camilo Bogoya Rares sont les écrivai
VI Le visage troué du critique quignardien Camilo Bogoya Rares sont les écrivains contemporains qui peuvent jouir de la fascination du critique, ce personnage qui erre entre les fictions et les théories, tisseur d’un texte dédoublé, détenteur d’une parole restreinte qui cependant accompagne l’auteur et qui assure, d’une certaine manière tout à fait anonyme, sa survie. Parmi ces auteurs chers à la critique, Pascal Quignard occupe une place de plus en plus privilégiée. Des dossiers monographiques dans des revues (Scherzo, Cahier Critique de Poésie, Revue des Sciences Humaines, Études françaises, Roman 20/50, Critique, Lendemains, Europe, L’Esprit Créateur), des colloques consacrés à l’écrivain à travers le monde, des journées d’études, plusieurs heures d’entretiens radiophoniques et audiovisuels, ainsi que de nombreux articles parus dans les publications universitaires, de nombreuses cita- tions parues dans toutes sortes de blogs et de forums, attestent de la vitalité de la réception quignardienne. Une quinzaine de thèses à ce jour, circonscrites à l’hexagone, et quelques livres fondamentaux à propos de l’œuvre, je fais allusion aux travaux de Chantal Lapeyre-Desmaison, Irène Fenoglio, Bruno Blanckeman, Dominique Rabaté, Jean-Louis Pautrot, Bernard Vouilloux, Philippe Bonnefis, Agnès Cousin de Ravel, Irena Kristeva, montrent la poussée de cette littérature dans la vie intellectuelle et académique. Quignard, un auteur réputé difficile, même obscur, est pourtant l’un des plus étudiés. Est-ce que la critique retrouve sa raison d’être, son utilité dans l’espace culturel, sa voix perdue 132 Pascal Quignard. Littérature hors frontières dans la marée des discours, en se livrant à l’étude d’une œuvre aussi contestataire ? Certainement. Il y a une jouissance de la critique à traiter des livres qui lui ressemblent, car il y a une sorte de miroir entre le travail du critique et celui de l’auteur, je fais référence au versant fragmentaire de ce dernier : le critique et l’écrivain se définissent comme des lecteurs, tous les deux bâtissent un texte à partir de l’art polémique de la citation et de la paraphrase, tous les deux travaillent avec des dictionnaires et des étymologies, tous les deux construisent un savoir spécu- latif. Or, l’auteur n’a rien à prouver, alors que le critique est constamment appelé à éclaircir, à démontrer, à compléter le texte. Je souhaiterais traiter de ce personnage qu’est le critique quignardien, et évidemment de ce genre, ou plutôt de ce hors genre, me semble-t-il, qu’est la critique quignardienne. Dans un premier temps, je ferai quelques considérations préliminaires concernant la difficulté de cette littérature et ce qui en résulte pour le critique. Dans une deuxième partie je proposerai une brève taxinomie du critique quignardien qui peut, bien sûr, s’appliquer à d’autres auteurs. I. PREMIÈRES HYPOTHÈSES 1. Lecteur modèle et lecteur transgresseur Des livres comme les Petits Traités, Le Sexe et l’efroi, les volumes de Dernier Royaume, font songer à ce qu’Umberto Eco appelle un « Lecteur Modèle ». Un livre qui a la difficulté pour principe exige une véritable coopération du lecteur. Pour Eco, ce lecteur est une invention textuelle ; il est anticipé par le texte : « prévoir son Lecteur Modèle ne signifie pas uni quement “espérer” qu’il existe, cela signifie aussi agir sur le texte de façon à le construire. Un texte repose donc sur une compétence mais, de plus, il contribue à la produire. 1 » Le texte serait une machine productrice de compétences de lecture et par la suite d’interprétations. 1. Umberto Eco, Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la Coopération interpréta- tive dans les textes narratifs, traduit de l’italien par Myriem Bouzaher, Paris, Grasset/ Le livre du Poche, coll. « Biblio essais », 1988 (1979), p. 69. Le visage troué du critique quignardien 133 Ce Lecteur Modèle, qui a le rôle de compléter le texte, peut être mis en rapport avec la théorie controversée du misreading élaborée par Harold Bloom. Pour le critique américain, il n’existe pas de complicité entre le texte et l’auteur, complexité qui produirait un « lecteur idéal » et nécessairement utopique, selon la terminologie de Wolfgang Iser 2, ou « lecteur possible » selon Genette 3. Pour Bloom, une déviation résulte de la lecture, notamment de celle des écrivains. Autrement dit, face à l’utopie du lecteur idéal, Bloom propose la lecture comme aporie 4, ce qui est d’ailleurs indissociable du travail de tout écrivain. Pour Bloom, l’interprétation reste soumise à l’encyclopédie discré- tionnaire du lecteur, en l’occurrence un écrivain, ainsi qu’aux tensions textuelles entre lui-même et son prédécesseur. Plus que détailler ces deux possibilités du texte – celle du lecteur idéal de la critique européenne et celle du lecteur transgresseur de Bloom, théories énoncées autour des années soixante-dix – je propose de transposer ces postures au portrait du critique quignardien. Ceci me paraît d’autant plus pertinent que le critique est le résultat d’un lecteur idéal qui devient un écrivain transgresseur. Telle sera ma première hypothèse. 2. Tensions entre le critique et le texte quignardien Même si je ne fais pas référence aux romans, ce passage de Quignard exemplifie la coopération du lecteur face aux textes : « Un roman doit être composé de trous, de lacunes, de manques, 2. Nous devons à Iser la distinction entre lecteur contemporain et lecteur idéal. Le premier n’est pas une construction abstraite, son témoignage peut structurer une histoire de la réception, il est, en peu de mots, le lecteur réel. À son opposé se trouve le lecteur idéal, celui qui « devrait avoir le même code que l’auteur » et qui « devrait épuiser le potentiel de sens du texte indépendamment de sa propre situation historique ». Pour Iser, le lecteur idéal « à la différence d’autres types de lecteurs est une fiction. Tout comme ceux-ci, il est dépourvu de tout fondement réel, et c’est précisément en cela que réside son utilité. En tant que fiction, il comble les lacunes de l’argumentation » (Wolfgang Iser, L’Acte de lecture, théorie de l’efet esthétique, traduit de l’allemand par Evelyne Sznycer, Bruxelles, Pierre Mardaga, 1985 (1976), p. 62-64). 3. Pour Genette, ce qu’il appelle le lecteur impliqué est un lecteur possible. Le critique préfère, comme Gérald Prince, parler d’un lecteur virtuel (Gérard Genette, Nouveau discours du récit. Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1983, p. 103). 4. Harold Bloom, Te Anxiety of infuence: A Teory of Poetry, New York, Oxford University Press, 1997 (1973). 134 Pascal Quignard. Littérature hors frontières de désirs, de souvenir, de perdus. Une perspective étrange (profonde et trouée) en résulte où celui qui voit (ou lit ou péré- grine) doit cheminer activement. 5 » Nous pouvons appliquer au monde des traités ce propos sur la composition et la lecture des romans, car il constitue une manière d’agencer le texte et par conséquent de le lire. Ainsi l’explicite Olivier Renault dans un article sur l’attaque chez Quignard : « Le lecteur, lui, reste un peu en dehors de l’affirmation et des allusions, mais il est convié au procès de la recréation de sens. Car le plus souvent les termes sont repris plus loin, après une contextualisation ou un développement qui oriente le sens. 6 » Recréer le sens est l’aventure de la lecture quignardienne. Pour Eco, comme pour Renault, le texte, malgré sa difficulté, aide son lecteur. Cependant, le texte quignardien permet-il de reconnaître un ordre intelligible ? La singularité de son écriture ne serait-elle pas du côté de la résistance des mots à être entendus distinctement ? Il faut nous appuyer sur des lecteurs réels pour traiter de ces difficultés de lecture qui illustrent ce qu’on peut appeler la défail- lance quignardienne. Dire que la lecture défaille a pour nous deux significations. D’un côté, le sens est hermétique, obscur, impé- nétrable. La soif cognitive du lecteur ne peut pas être assouvie ; il reste en déroute, il ne partage pas le code de l’auteur, il est accablé par le nombre de références, par l’encyclopédie textuelle, par le faste de l’architecture ou le minimalisme de l’expression. Bref, le texte ne fait pas sens. D’un autre côté, la question de la compréhension devient un enjeu secondaire. Le lecteur ne cherche pas à reconstruire, à dé-codifier, à recouvrer le sens premier du texte. L’expérience de la lecture se rend irréductible à la raison. Le texte propose une autre aventure que celle de son discernement. Ces deux significations, à savoir, l’impossibilité du sens et la lecture en tant qu’abandon, bâtissent un premier visage du lecteur et du critique quignardien : celui qui accepte 5. Pascal Quignard, « Sur la curiosité téméraire propre aux lecteurs de romans », in Chantal Lapeyre-Desmaison (dir.), Lecteurs de fction, Toulouse, Éditions Universitaires du Sud, coll. « Champs du Signe », 2009, p. 19. 6. Olivier Renault, « L’éclat bouleversant de l’attaque », Critique, Pascal Quignard, juin-juillet 2007, tome LXIII, n° 721-722, p. 468. Le visage troué du critique quignardien 135 le trouble du non-sens et l’expérience errante de la lecture. À ce propos, Laurent Nunez affirme : Quignard s’est éloigné de ses premiers ouvrages : non de ce qu’ils conte- naient – car il fait partie de ces écrivains, comme Duras ou Blanchot, qui sont grands parce qu’ils ressassent – mais uploads/Litterature/ le-visage-troue-du-critique-quignardien.pdf
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- Publié le Oct 13, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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