JOURNAL LITTÉRAIRE de PAUL LÉAUTAUD P A R I S M E R C V R E D E F R A N C E X X

JOURNAL LITTÉRAIRE de PAUL LÉAUTAUD P A R I S M E R C V R E D E F R A N C E X X V I , RVE DE CONDÉ, X X V I MCMLVI AVERTISSEMENT Je tiens à le donner. Je n'ai pas ajouté, ni retranché un mot aux conversations, entretiens ou propos qu'on m'a rapportés ou que j'ai entendu tenir devant moi, les uns et les autres non relatés à distance, mais notés le soir même. Les gens qui m'ont connu de près m'ont toujours tenu pour un homme qui ne ment jamais et, de plus, dénué de toute imagination. Cela pour répondre aux réclamations de tiers intéressés. Vendredi 24 septembre 1943. Des pages de ce volume contiennent des lignes de points. Eiies concernent des passages qui ne peuvent être pubiiés actuellement. 1893 3 Novembre. — Cette nuit, pour la première fois depuis que Jeanne et moi nous nous sommes quittés, j'ai rêvé de Fugère, et encore pas au point de vue passionnel. Je le voyais et l'écoutais chanter, et le distinguais avec une netteté encore présente maintenant que je suis levé, habillé, et que j'écris cette note. Ce rêve vient peut-être que j'ai parlé un peu de Fugère, et beaucoup de Jeanne hier soir avec Laure qui est venue pren- dre le café chez moi. Jeanne sera ce soir chez sa mère. Avant- hier, en me quittant pour monter dans l'omnibus, elle m'a dit : « Je viendrai vendredi. Vous me verrez... » Je lui ai répondu : Non, et en ce moment, je ne sais pas très bien si j'irai ou si je n'irai pàs. 1894 7 Avril. — Écrit dans le Luxembourg. A l'école, je ne jouais pas. Quand j'arrivais avant l'heure de la classe, je me promenais seul sur les trottoirs de la cour. J'étais déjà au suppHce des cris et des poussées de mes camarades. J'allais à l'école et en revenais seul, autant par sauvagerie et timidité que peut-être par goût de la sohtude. Mes maîtres m'ont-ils aimé un peu ?... Je n'étais ni des bons élèves ni des pires et je me souviens que j'avais énormément de pensums, qui me faisaient me coucher presque chaque soir à une heure très avancée, bien après mon père rentré du théâtre. Vendredi 24 Août. — Je retournais chez Berr' après déjeu- ner. En passant devant le Café Mahiéu, je vois à la terrasse Verlaine avec cette femme qui l'accompagne toujours. J'ai acheté un petit bouquet de violettes à la fleuriste qui se trouve à côté de la pâtisserie Pons et je le lui ai fait porter par un commissionnaire, allant me poster sur le terre-plein du bassin pour voir de loin l'efl'et. Il a porté le bouquet à son nez, pour en respirer le parfum, en regardant de tous côtés d'où il pou- vait lui venir. J'ai repris mon chemin, enchanté de mon geste. 28 Octobre. — JuUen Sorel. Presque un modèle ! 1895 Avril. — Je me suis décidé à porter des vers au Mercure. J'ai fait connaissance du directeur, Alfred Vallette, que je n'avais vu jusqu'ici qu'aux représentations de UŒuvre. Accueil charmant. Je m'étais fait donner un petit mot d'intro- duction par Lugné-Poe. Il m'a dit : « Il n'y a besoin d'aucune introduction pour venir ici. » En partant, j'ai dit à Van Bever, dans son petit bureau qui sert d'entrée : « J'ai apporté des vers. Ils seront pris. » Mai. — Mes vers sont acceptés. Juillet. — Pourquoi faire part de nos opinions ? Demain, nous en aurons changé. Gardons-nous d'écrire des lettres afi"ectueuses. L'amitié a sans cesse des hauts et des bas, — des très hauts et des très bas. Août. — La franchise est bien bête. Admirer, aimer, respecter, c'est s'amoindrir. Tous ces enfants qui jouent et crient dans la rue, s'ils pou- vaient mourir... 1. Fabricant de gants, rue Jean-Jacques Rousseau, chez qui j'étais t tribun ». Parent de Georges Berr, de la Comédie-Française. Un excellent homme. Mon père lui avait parlé d'une place pour moi, lui disant qu'il me donnerait ce qu'il vou- drait, que c'était pour mon argent de poche. Quand il me raconta cela, et que je le renseignai, lui disant que mon père ne me donnait pas un sou et qu'il me fallait gagner ma vie, il se confondit presque en excuses de ne pouvoir me payer mieux et de me voir dans un pareil emploi. Lorsque, dans une conversation, j'émets des arguments pour telle ou telle chose, dans tel ou tel sens, il me serait tout aussi aisé d'émettre des arguments dans le sens opposé. Cela est du reste souvent un jeu pour moi. Je fais tout ce que je veux de moi-même. Décembre. — Arriver à quarante ans avec un millier de vers dont la beauté me mérite d'être bafoué, voilà ma seule ambi- tion. Tout ce qui est l'autorité me donne envie d'injurier. C'est une force que n'admirer rien. Lire... cela m'est une vraie souffrance. 1896 Janvier. — Pour bien vivre, il faut souvent penser à la mort, dit, je crois, un proverbe. Je ne sais si j'aurai vécu bien, mais je ne peux jamais faire la connaissance de quelqu'un sans penser aussitôt à l'attitude que je devrai prendre quand je suivrai son enterrement. Mardi 18 Février. — Quelle journée vide ! et pourquoi est- ce que je la note ici ? Depuis midi je suis enfermé dans cette chambre, morne, paresseux, amer, et malgré cet Essai de Sen- timentalisme composé à moitié et qui n'est pas trop mal, je n'ai touché la plume que ce soir pour écrire ces lignes. Je suis navré quand je songe qu'il me reste peut-être bien des années à vivre une pareille existence. Je me désespère de plus en plus. Rien ne me remonte, aucun espoir ne me donne du courage. Et pourtant, j'aime passionnément les lettres. Je vais me coucher. Il n'y a encore que la complète nuit du sommeil pour avoir la paix. Dimanche 22 Mars. — Vallette me disait tantôt : « Si on mettait de l'argent sur les écrivains comme on en met sur les chevaux, j'en mettrais sur Tinan^, » 1. A cette époque, je passais toutes les après-midi des dimanclies, jusqu'à 6 lieures du soir, avec Alfred Vallette, dans la salle de rédaction du Mercure, prise sur le petit appartement qu'il occupait 15, rue de l'Échaudé Saint-Germain, où a débuté la revue. 5 Mai. — Ce soir, Van Bever, que je n'avais pas vu depuis le premier numéro de L'Aube, à l'occasion de laquelle il m'avait dit nombre de choses blessantes mais vides, est venu me voir, joyeux, pour de bonnes choses qui doivent lui arriver prochai- nement : un emploi à l'Assistance publique, mariage, succès actuel, paraît-il, de la revue. Me reprochant ma sauvagerie, mon soin à rester chez moi, il m'a dit : « Toi, tu es l'ami des mauvais jours. Quand on n'a pas de quoi manger, tu es toujours là pour faire partager ton dîner. Mais sitôt qu'on a un peu de bonheur, on ne te voit plus. » 17 Juin. — La littérature... Voilà une... qui m'aura donné bien de la peine. Tout ce qu'on dénomme aujourd'hui littérature, combien c'est léger, superficiel, inutile presque, comparé aux livres de Taine, de Renan. Je suis allé une après-midi voir Van Bever à la mairie du Panthéon, pendant son séjour dans le bureau de l'Assistance publique. Il me reçut avec ces paroles : « Ah ! mon cher, j'ai peu de temps. En ce moment, je travaille. J'écris trente pages par jour. » Et comme je lui exprimais ma surprise : « Ah ! tu sais, moi, je n'écris pas pour les « intellectuels ». J'écris pour les concierges. » Après quelques minutes, il s'excusa de ces paroles, prétendant n'avoir voulu faire qu'un paradoxe. « Un paradoxe, lui dis-je. Tu m'étonnes. Il n'y avait aucun paradoxe dans ce que tu m'as dit. » Très choqué de la façon dont il recevait les malheureux qui venaient à son guichet, et comme je le lui disais, il a eu un geste d'indifférence et de mépris : « Tu ne les connais pas ! » Mardi 23 Septembre. — Après une visite, le matin, aux Puvis de Chavannes (panneaux pour la Bibliothèque de Boston), et après avoir déjeuné avec Boulanger, entré, en revenant chez moi, à la Nationale, pour rechercher dans la collection de VÉcho de Paris un passage d'un « La Palférine ». Rencontré dans la salle, avec Henri Albert et La Jeunesse, Tinan, qui me demande si j'ai bien reçu une lettre de lui. Sur ma réponse négative, il me dit : « Paul Fort fonde une revue. Il vous a écrit une lettre, à laquelle j'ai joint un mot, pour vous demander quelque chose. Nous aurions mieux fait de vous écrire au Mercure. Enfin, j'espère vous y voir prochainement et nous vous donnerons de plus amples explications. » Passé à l'étude' et chargé le petit clerc d'aller rue de Savoie voir s'il y uploads/Litterature/ leautaud-paul-journal-litteraire-1.pdf

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