LA “ MAIN INVISIBLE ” D'ADAM SMITH : POUR EN FINIR AVEC LES IDÉES REÇUES Jean D
LA “ MAIN INVISIBLE ” D'ADAM SMITH : POUR EN FINIR AVEC LES IDÉES REÇUES Jean Dellemotte Altern. économiques | « L'Économie politique » 2009/4 n° 44 | pages 28 à 41 ISSN 1293-6146 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-l-economie-politique-2009-4-page-28.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Altern. économiques. © Altern. économiques. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.64.138.69 - 24/02/2020 13:14 - © Altern. économiques Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.64.138.69 - 24/02/2020 13:14 - © Altern. économiques p. 28 L’Economie politique L’Economie politique n° 44 La « main invisible » d’Adam Smith : pour en finir avec les idées reçues Jean Dellemotte, laboratoire Phare (Pôle d’histoire et d’analyse des représentations économiques), université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne [1]. A dam Smith est l’un des auteurs, dans l’histoire de la pensée économique en particulier et dans l’histoire de la pensée en général, dont l’œuvre a été le plus déformée. Depuis plus d’un siècle, celle-ci est trop souvent caricaturalement résumée par quelques formulations chocs, consciemment ou involontairement sorties du contexte dans lequel elles ont été écrites, parfois brandies comme des slogans publicitaires par les spécialistes du « prêt-à-penser ». Ainsi en va-t-il de la célèbre métaphore de la « main invisible », qui sert encore de véhicule aux lieux communs les plus redou tables sur les bienfaits de l’économie de marché. Les interpréta- tions généralement associées à la métaphore, censée symboliser tantôt le fonctionnement présumé harmonieux du « marché », tantôt la convergence spontanée des intérêts privés, le plus souvent les deux à la fois, continuent ainsi à être régulièrement diffusées dans la presse économique, dans les manuels [2], dans l’enseignement secondaire ou universitaire, voire dans nombre Trimestriel-octobre 2009 Le libéralisme en crise [1] Mes sincères remerciements à André Lapidus pour sa relecture attentive et avertie. [2] Les quelques lignes consacrées au sujet par un économiste de grande renommée comme Mankiw [1998, p. 12-13] constituent à cet égard un cas d’école. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.64.138.69 - 24/02/2020 13:14 - © Altern. économiques Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.64.138.69 - 24/02/2020 13:14 - © Altern. économiques Octobre-novembre-décembre 2009 ››› p. 29 Le libéralisme en crise L’Economie politique Jean Dellemotte de travaux académiques, sans même qu’on prenne la peine de renvoyer au texte original de l’auteur, comme s’il était désormais superflu de l’avoir lu. En revenir aux écrits originaux, malgré la difficulté inhérente à leur interprétation, demeure alors la meilleure clé pour accéder à une pensée qui ne se laisse pas réduire à des schémas simplistes. Le premier constat est qu’Adam Smith n’a employé que trois fois l’expression « main invisible » dans l’ensemble de son œuvre publié, qui rassemble un traité de philosophie morale, la Théorie des sentiments moraux (1759) [3], un essai sur l’origine du langage (Considerations Concerning the First Formation of Languages, publié en 1761), un ouvrage d’économie politique, l’Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776) [4], enfin un ouvrage publié en 1795 à titre posthume (Essays on Philosophical Subjects) comprenant un certain nombre d’essais abordant des sujets aussi divers que l’astronomie, la philosophie des sciences, les arts imitatifs, les sens externes, etc. [5]. Il est d’emblée surprenant de constater que la pensée d’un auteur, qui plus est de renommée universelle, puisse être ainsi résumée par une expression qui n’ap- paraît que de façon exceptionnelle dans l’ensemble de son œuvre. Quoi qu’il en soit, il paraît opportun de regarder de plus près les différentes occurrences de l’expression afin, sinon d’en élaborer une interprétation définitive, du moins de disqualifier celles qui se révèleraient trop hâtives ou réductrices. La main invisible symbolise le défaut de science, et non un quelconque « théorème » La première occurrence chronologique de l’expression « main invisible » dans l’œuvre de Smith apparaît dans un essai de 70 pages publié à titre posthume, mais dont tout porte à croire qu’il fut rédigé avant 1758 [6]. Comme l’indique son titre complet (Les principes qui conduisent et dirigent l’enquête philosophique, illustrés par l’histoire de l’astronomie), l’histoire des systèmes astronomiques qu’y relate l’auteur lui sert surtout de prétexte pour exposer sa conception de l’investigation philosophique et intellectuelle. C’est dans ce cadre que, à un moment de son récit, Smith fait référence à la pensée préscientifique, aux explications que se donnent les « sauvages » pour expliquer les événements irréguliers de la nature. Il estime, d’une part, que lesdits sauvages, trop occupés à assurer leur survie face à une nature hostile, n’ont pas le temps [3] Désormais abrégée en TSM. [4] Désormais abrégée en RN. [5] On dispose également d’une partie des correspondances de Smith, ainsi que de deux volumes de notes d’étudiants relatives aux cours professés lorsqu’il était en poste à l’université de Glasgow. [6] Smith y évoque en effet la prédiction de l’apparition d’une comète qui, en 1758, pourrait venir confirmer les hypothèses astronomiques d’Isaac Newton. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.64.138.69 - 24/02/2020 13:14 - © Altern. économiques Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.64.138.69 - 24/02/2020 13:14 - © Altern. économiques L’Economie politique n° 44 p. 30 Le libéralisme en crise L’Economie politique Jean Dellemotte de philosopher. Ce relativisme est un trait caractéristique de son œuvre, comme en témoignent ses observations sur la diversité des talents, qui « semble provenir beaucoup moins de la nature que de l’habitude et de l’éducation » [RN, livre I, chap. 2]. Aux pre- miers stades de l’humanité, donc, la philosophie n’existe pas. Smith pense, d’autre part, que l’esprit humain est pares- seux et ne se pose pas, en règle générale, de questions face au cours normal des événements. La coutume et l’habitude se substituent alors à l’explication [7]. Mais lorsque apparaissent des événements imprévus ou irréguliers (tels que, pour le sau- vage des temps primitifs, une tempête, un fort tonnerre, une récolte exceptionnelle, etc.), l’esprit reste suspendu. L’homme éprouve alors un besoin d’explications, quelles qu’elles soient du moment qu’elles sont susceptibles de restaurer les chaînes invisibles d’événements qui sous-tendent le théâtre de la nature, en résumé de lui rendre intelligible le milieu dans lequel il évolue. Comme les « sauvages » n’ont pas le loisir de se livrer à la philosophie, c’est-à-dire de fournir des explications scientifiques au cours irrégulier des événements, ils utilisent la représentation qui leur vient le plus immédiatement à l’esprit : l’anthropomorphisme. L’homme, même en ces temps reculés, sait bien, par expérience, qu’il peut par son action contrarier le cours des choses. Il prête donc naturellement le cours irrégulier de la nature à la volonté de quelque être invisible au-dessus de lui et plus puissant, mais lui ressemblant. De là, d’après Smith, l’origine du polythéisme : on prêtera la cause d’une mer déchaînée à la colère de Jupiter, une moisson exceptionnelle à la bienveillance de Cérès, ou tel autre événement imprévu à la « main invisible de Jupiter ». « De là l’origine du polythéisme, et de cette superstition vul- gaire qui attribue tous les événements irréguliers de la nature à la faveur ou au déplaisir d’êtres intelligents, quoique invisibles, aux dieux, démons, sorcières, génies, fées. Car on peut observer que, dans toutes les religions polythéistes, chez les sauvages autant qu’aux âges primitifs de l’Antiquité païenne, ce ne sont que les événements irréguliers de la nature qui sont attribués à l’action et au pouvoir de leurs dieux. C’est par la nécessité de leur propre nature que le feu brûle, et que l’eau rafraîchit ; que les corps lourds tombent, et que les substances légères s’envolent ; et jamais l’on ne redoutait que la main invisible de Jupiter fût employée en ces matières. Mais le tonnerre et la foudre, les tempêtes et le plein [7] On reconnaît là une thèse défendue par son ami David Hume, dans le livre I du Traité de la nature humaine (1739-1740) et dans l’Enquête sur l’entendement humain [1748]. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.64.138.69 - 24/02/2020 13:14 - © Altern. économiques Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 196.64.138.69 - 24/02/2020 13:14 - © Altern. économiques Octobre-novembre-décembre 2009 ››› p. 31 Le libéralisme en crise L’Economie politique Jean Dellemotte soleil, ces événements plus irréguliers, étaient attribués à sa faveur, ou à sa colère » [Histoire de l’astronomie, section 3, p. 49-50]. Si cette première occurrence chronologique de la métaphore n’est pas aisée, comme on verra, à mettre en relation avec les deux suivantes, elle montre d’emblée que, dans l’esprit de uploads/Litterature/ leco-044-0028.pdf
Documents similaires










-
30
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mar 16, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.3643MB