Littérature française moderne et contemporaine : histoire, critique, théorie M.

Littérature française moderne et contemporaine : histoire, critique, théorie M. Antoine COMPAGNON, professeur Leçon inaugurale La leçon inaugurale de la chaire, prononcée le 30 novembre 2006, a été publiée en mars 2007 chez Fayard, sous le titre La Littérature, pour quoi faire ? Pourquoi et comment parler de la littérature française moderne et contempo- raine en ce début du XXIe siècle au Collège de France ? Ce sont les deux questions qu’on a posées. Comme le pourquoi est plus difficile à traiter, on a tenté de répondre d’abord au comment. Deux traditions des études littéraires ont alterné depuis le XIXe siècle en France, ainsi qu’au Collège de France. La tradition théorique considère la littéra- ture comme même, valeur éternelle et universelle ; la tradition historique envisage l’œuvre comme autre, dans la distance de son temps et de son lieu. On parle de synchronie (voir les œuvres du passé comme si elles nous étaient contemporaines) et de diachronie (voir, ou tenter de voir, les œuvres comme le public auquel elles étaient destinées). Une opposition voisine est celle de la rhétorique ou de la poétique, et de l’histoire littéraire ou de la philologie : celles-là s’intéressent à la littérature dans sa généralité, afin d’en tirer des règles ou même des lois ; celles-ci s’attachent aux œuvres dans ce qu’elles ont d’unique et de circonstanciel, et les expliquent par leur contexte. Rien ne résume mieux les péripéties des études littéraires en France que la succession des chaires au Collège de France. L’alternance de la philologie et de la poétique fut longtemps la règle. Au début du XXIe siècle, la vieille dispute de l’histoire et de théorie, ou de la philologie et de la rhétorique, variante tardive de la Querelle des anciens et des modernes, n’a plus lieu d’être. Sans méconnaître la tension séculaire entre création et histoire, ou entre texte et contexte, on proposera leur réunion, indispensable à l’avenir des études littéraires. Théorie et histoire donc : théorie non comme doctrine ni comme dogme, mais comme mise à l’épreuve des notions littéraires fondamentales, comme élucidation des éléments de la littérature, ou encore comme épistémologie et déontologie de la recherche ; 5983$$ UN42 21-01-2008 16:32:16Imprimerie CHIRAT ANTOINE COMPAGNON 794 et histoire, moins comme chronologie ou tableau de la littérature que comme souci du contexte, comme méthode et comme discipline. La question du pourquoi est plus ardue. Quelle valeur peut avoir la littérature dans la société et la culture contemporaines ? Quelle utilité ? Doit-elle être main- tenue à l’école et dans le monde ? Une réflexion sur l’usage et sur le pouvoir de la littérature est urgente à mener : « Ma confiance dans l’avenir de la littéra- ture, avançait Italo Calvino dans ses Leçons américaines. Aide-mémoire pour le prochain millénaire, rédigées peu avant sa mort en 1985, repose sur le savoir qu’il y a des choses que seule la littérature peut nous donner, par des moyens qui lui sont propres. » Puis-je reprendre à mon compte ce credo aujourd’hui ? Ou bien la littérature est-elle remplaçable ? On a rappelé quelques grands usages historiques de la littérature — instruire et plaire, réunifier l’expérience du monde, réparer l’inadéquation du langage —, avant de réfléchir à l’actualité de son rôle humaniste d’initiation morale. D’autres représentations la concurrencent dans cette mission. Il n’est toutefois pas besoin de la réclamer pour la littérature seule. Les biographies nous font elles aussi vivre la vie des autres ; les films contribuent comme les romans à notre formation au récit de vie. La littérature reste cependant plus forte pour jouer sur l’imagina- tion, les émotions, les croyances et l’action, en particulier dans la solitude prolon- gée de la lecture. La littérature est-elle remplaçable ? Oui et non. Elle a des rivaux dans tous ses pouvoirs traditionnels, et elle n’est pas unique, elle ne détient plus de mono- pole sur rien, mais ses pouvoirs sont intacts. Elle peut donc être embrassée sans état d’âme. Dans le va-et-vient toujours provisoire de la lecture, elle demeure le lieu par excellence de l’apprentissage de soi, découverte non d’une identité, mais d’un devenir lui-même toujours provisoire. C’est elle qui nous dit : « Deviens qui tu es ! » Cours : « Proust, mémoire de la littérature » 1. Mémoire de la littérature (5 décembre 2006) Quinze leçons ont été données sous ce titre, qui pouvait prendre deux ou trois sens compte tenu de la valeur subjective ou objective du génitif. D’une part, au sens subjectif, il s’agit de la mémoire dont la littérature est l’agent, donc de ce dont elle se souvient ; d’autre part, au sens objectif, il s’agit de la mémoire dont la littérature fait l’objet, donc de ce qui se souvient d’elle. Au premier sens, la littérature comme mémoire s’oppose à l’histoire, ou à l’historiographie dans son progrès chronologique. Tout, ou à peu près, se retrouve dans une œuvre comme celle de Proust, mais sans ordre, quelque part, comme dans une somme intégrale de la culture, non seulement les événements les plus importants, qu’on dit « historiques », comme l’affaire Dreyfus ou la Grande Guerre, mais aussi les « potins » les plus insignifiants. Le narrateur vient d’en entendre 5983$$ UN42 21-01-2008 16:32:16Imprimerie CHIRAT LITTÉRATURE FRANÇAISE MODERNE ET CONTEMPORAINE 795 un dans un salon : « Ce “potin” m’éclaira sur les proportions inattendues de distraction et de présence d’esprit, de mémoire et d’oubli dont est fait l’esprit humain ; et je fus aussi merveilleusement surpris que le jour où je lus pour la première fois, dans un livre de Maspero, qu’on savait exactement la liste des chasseurs qu’Assourbanipal invitait à ses battues, dix siècles avant Jésus-Christ » (I, 469 1). Au deuxième sens, la littérature est l’objet de la mémoire et l’on se souvient d’elle. On connaît des poèmes par cœur, on peut raconter l’intrigue d’un roman qu’on a lu il y a longtemps. Le docteur du Boulbon interroge la grand-mère du narrateur sur l’œuvre de Bergotte : « Je crus d’abord qu’il la faisait ainsi parler littérature parce que, lui, la médecine l’ennuyait [...]. Mais, depuis, j’ai compris que, surtout particulièrement remarquable comme aliéniste et pour ses études sur le cerveau, il avait voulu se rendre compte par ses questions si la mémoire de ma grand-mère était bien intacte » (II, 597-598). Ce n’est pas tout, car, repliant les deux sens l’un sur l’autre, la littérature elle- même se souvient de la littérature ; elle est à la fois l’objet et le sujet de la mémoire. Il ne s’agit pas de l’enfermer sur elle-même : la littérature ne parle pas que de la littérature, mais, à travers la littérature, elle parle de la vie et du monde. Notre intérêt pour l’intertextualité porte moins sur la production du texte qu’elle stimule que sur la possession de la langue et sur la reproduction du monde qu’elle permet. Comme le rappelait Borges : « Emerson, je crois, a écrit quelque part qu’une bibliothèque est une sorte de caverne magique remplie de morts. Ces morts peuvent renaître, peuvent revenir à la vie quand vous ouvrez leurs livres 2. » Le pli ou le repli de la mémoire de la littérature lui donne son ressort, son élan, son enargeia. Portant la littérature du passé dans le présent, la mémoire transmet la mesure du monde. Une allusion n’accentue pas l’autonomie de la littérature, mais l’ouverture de la littérature à une vision du monde, d’abord singulière, puis partagée. L’allusion, le repli, la mémoire de la littérature, au sens redoublé du sujet et de l’objet, ne l’appauvrit pas mais l’enrichit d’échos infinis. Une allusion de Proust — par exemple à Baudelaire — montre comment la littérature porte et transporte la littérature, en fait non pas un monument, mais un mouvement : la mémoire de la littérature, c’est donc la littérature en mouvement. 2. Littérature de la mémoire (5 décembre 2006, 2e heure) On n’est pas revenu longtemps sur « Proust et la mémoire », poncif de la critique. On ne l’a évoqué que pour mémoire : pour rappeler ce dont il ne serait pas — ou peu — question dans ce cours. Par « Proust et la mémoire », on entend d’habitude une réflexion sur « la littérature de la mémoire », ou sur « le roman de la mémoire », où la mémoire 1. A ` la recherche du temps perdu, Gallimard, « Pléiade », 1987-1989, 4 vol. 2. L’Art de poésie, Gallimard, 2000, p. 9. 5983$$ UN42 21-01-2008 16:32:16Imprimerie CHIRAT ANTOINE COMPAGNON 796 s’entend, de nouveau dans l’ambiguïté du génitif, comme l’objet ou le sujet du roman. Non seulement le roman parle des souvenirs, mais surtout — de manière plus déterminante — c’est la mémoire qui constitue, structure le roman. Au premier sens, il est indispensable de rappeler que la Recherche appartient à toute une littérature de la mémoire, sur fond de mélancolie romantique et de nostalgie du passé. Suivant la formule du poème romantique, une sensation présente convoque un passé mort, comme dans Le Lac de Lamartine : « Un soir, t’en souvient-il ? nous uploads/Litterature/ lecon-inaugurale.pdf

  • 12
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager