É T U D E S ROUSSEAU LECTEUR DU POLITIQUE DE PLATON par Dimitri EL MURR * Au ve
É T U D E S ROUSSEAU LECTEUR DU POLITIQUE DE PLATON par Dimitri EL MURR * Au verso du feuillet de garde des Œuvres de Platon, dans la traduction de Marsile Ficin, revue et corrigée par le grand théologien humaniste alle- mand Simon Grynaeus (1493-1541), et publiée à Lyon chez Jean de Tournes en 1550, on trouve ces mots de la main de Jean-Jacques Rousseau : « On a beau renier l’idole qu’on sert, elle ne meurt point. » Preuve, sans aucun doute, du rapport ambivalent que Rousseau a toujours entretenu à Platon, mais preuve également de l’influence durable que Rousseau prêtait à Platon dans l’élaboration de sa pensée 1. Que Rousseau ait trouvé dans Platon un prédécesseur digne de ce nom n’a plus de quoi surprendre. La seconde moitié du XXe siècle a vu fleurir nombre d’études précises sur les sources de Rousseau, nombre d’analyses de son pla- tonisme, comme d’ailleurs de son cartésianisme, de son malebranchisme, etc. 2. * Dimitri El Murr est maître de conférences en histoire de la philosophie à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne et membre de l’Institut universitaire de France. 1. J’ai exposé une première version de cet article, en janvier 2010, à l’École normale supé- rieure lettres-sciences humaines de Lyon, lors d’une journée intitulée « Platon au XVIIIe siè- cle », et en mai 2010, à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne. Je tiens à remercier les participants à ces deux manifestations pour leurs questions et tout particulièrement Pierre- Marie Morel et Bertrand Binoche. Ma gratitude va également à Louis Guerpillon qui a relu la dernière version de cet article et à Florent Guénard qui m’a fait bénéficier de son expertise sur Rousseau et m’a permis d’éviter quelques naïvetés et plusieurs erreurs. Toutes celles qui subsistent ne sont évidemment imputables qu’à moi seul. 2. Pour n’en citer que quelques-unes, en anglais et en français, par ordre chronologique : C.E. Vaughan, The Political Writings of Jean-Jacques Rousseau, with introduction and notes, in two volumes, Cambridge, Cambridge University Press, 1915 (voir le vol. I aux p. 2 et 235-236) ; C.W. Hendel, Jean-Jacques Rousseau Moralist, London-New York, Oxford Uni- versity Press, 1934 (voir notamment les p. 320-321) ; R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Paris, P.U.F., 1950, p. 26-27 ; P. Burgelin, La Philosophie Il ne s’agit pas ici d’y revenir 3. Mon but est tout autre. Dans ce qui suit, je me propose de tenter de reconstruire certains éléments de la lecture que Rousseau a faite du Politique de Platon et de montrer que l’importance de ce texte décisif pour l’intelligibilité de la philosophie politique de Platon n’a pas été sous-estimée par Rousseau, bien au contraire. Ce choix appelle deux commentaires. Il s’agit d’un choix qui ne doit rien au hasard et dont la nature est pourtant foncièrement paradoxale. Qu’il faille considérer comment Rousseau a pu lire et comprendre le Politique se justifie aisément 4 : c’est en effet le seul texte de Platon auquel le Contrat social fasse référence plusieurs fois et de façon explicite. Ce choix est pourtant, de prime abord, bien surprenant, car qu’est-ce qui a bien pu intéresser Jean- Jacques, « l’ennemi des rois » 5, dans ce dialogue tout entier consacré à la définition de la nature et des tâches de l’homme royal ? Cette question se pose avec d’autant plus d’acuité qu’on verra que Rousseau est loin de rejeter purement et simplement les positions que Platon défend dans le Politique. On aura compris que le présupposé qui sous-tend cette étude est que Rousseau a lu Platon, et notamment ses trois grands dialogues politiques. Ce présupposé pourrait sembler éminemment discutable. On sait bien sûr qu’à l’exception de Plutarque (et du texte de la Bible), aucun autre auteur n’est autant convoqué que Platon dans les écrits de Rousseau 6. Mais on sait de l’existence de Jean-Jacques Rousseau, Paris, P.U.F. 1952 (notamment la p. 401) ; H. Gou- hier, Les Méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Vrin, 1984 (voir le chapitre IV et la section « Rousseau lecteur de Platon » aux p. 139-153) ; D.L. Williams, Rousseau’s Platonic Enlightenment, University Park, Pennsylvania State University Press, 2007. 3. Pour les détails historiographiques et la reconstitution des débats autour du « platonisme » de Rousseau, il faut lire désormais l’étude très complète de F. Gregorio, « La question du platonisme de Rousseau », Philosophie antique, 11, 2011, p. 43-71. 4. Plusieurs études ont déjà relevé la trace d’une influence probable du Politique sur l’œuvre de Rousseau : voir C. Destain, « Lecture dix-huitiémiste du Civilis : Rousseau devant Platon », Revue de philosophie ancienne, 7, 1, 1989, p. 3-19 : p. 14-16 (sur la probable influence du mythe du Politique sur le second Discours) ; Y. Touchefeu, L’Antiquité et le christianisme dans la pensée de Jean-Jacques Rousseau, Oxford, Voltaire Foundation (Studies on Voltaire and the Eighteenth Century : 372), 1999, p. 601-605 (sur la fin du dialogue opposant ardeur et tempérance, et la récurrence du motif de l’opposition de la dureté et de la douceur dans l’œuvre de Rousseau). S’agissant de la présence du Politique dans le Contrat social, l’analyse la plus fouillée reste celle de R.D. Masters, The Political Philosophy of J.-J. Rousseau, Princeton, Princeton University Press, 1976, p. 359-364. 5. Pour reprendre l’expression dont Rousseau fait usage pour se désigner lui-même dans sa lettre à Fréderic le Grand du 1er novembre 1762 : « Puissé-je voir Frédéric le juste et le redouté couvrir ses États d’un peuple nombreux dont il soit le père, et J.-J. Rousseau, l’ennemi des rois, ira mourir de joie au pied de son trône » dans Correspondance complète de Jean- Jacques Rousseau, tome XIV, novembre-décembre 1762, no 2274. 6. Dans un ouvrage ancien intitulé Essai sur les lectures de Rousseau (Philadelphia, Univer- sity of Pennsylvania Press, 1932), Marguerite Reichenburg dénombre 58 références à Platon ou aux dialogues dans l’ensemble de l’œuvre de Rousseau : voir la p. 174. 6 / RFHIP No 37 – ÉTUDES également que Rousseau, selon toute vraisemblance, ne lisait pas le grec 7. Aussi peut-on s’interroger sur le degré de familiarité avec les Dialogues dont témoignent ces références. Comme plusieurs commentateurs l’ont relevé 8, faire allusion aux voyages de Platon en Sicile 9 ne demande aucune connais- sance de son œuvre, pas plus que de citer son refus de donner des lois aux habitants de Cyrène 10, qui se trouve dans Plutarque. Dans de très nombreux cas, Rousseau semble dépendre intégralement de la tradition indirecte et d’une information de seconde main, le plus souvent de Plutarque (que Rous- seau lisait dans la traduction d’Amyot), de Montaigne, de Bossuet ou de Lamy. Fort heureusement, nous pouvons nous faire une idée relativement précise de l’étendue des lectures platoniciennes de Rousseau car nous disposons encore de son exemplaire personnel des Dialogues, dans l’édition en latin datée de 1550 à laquelle j’ai fait allusion précédemment 11. Je commencerai donc par expliquer ce que l’étude de ces volumes peut nous apprendre sur la lecture que Rousseau en a faite. J’en viendrai ensuite à la question qui occupera le cœur de cet article : comment Rousseau fait-il usage du Politi- que ? et plus précisément : quels arguments lit-il dans le dialogue et comment les met-il à profit dans le Contrat social ? J’espère ainsi montrer que Rous- seau n’a pas seulement lu le Politique, mais qu’il en a fait une lecture pénétrante. 7. Il écrit à Mme de Warens en janvier 1749 : « Je bouquine. J’apprends le Grec » (C.G. I, p. 287), mais huit ans plus tard, en février 1757, il avoue au docteur Tronchin qui le sollicite pour une charge de bibliothécaire à Genève : « Je ne sais point de Grec, très peu de latin. » (C.G. III, p. 14). Même s’il est vraisemblable que Rousseau exagère un peu son ignorance afin de refuser poliment le poste, sa maîtrise du latin, et a fortiori du grec, ne fut sans doute jamais comparable à celle dont faisaient preuve un Diderot ou un D’Alembert, savants et érudits instruits dans les écoles. Pour un avis contraire, voir Hendel, Jean-Jacques Rousseau Moralist, op. cit., p. 28, n. 2 : « According to the various quotations or allusions in the Discourse Rousseau must have acquainted himself with a considerable portion of the Platonic works. [...] Like every ardent reader of Plato he probably wanted to know the master in the original and not through the veil of a Latin or French version. » 8. Voir par exemple l’article de M. Narcy, « Le contrat social : d’un mythe moderne à l’ancienne sophistique », Philosophie 28,1990, 32-56 (notamment l’Annexe). Voir également le compte rendu très critique du livre de Hendel par A. Schinz dans Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau 23, 1924, p. 201-206. 9. Cf. Discours sur l’origine de l’inégalité dans Œuvres complètes de Jean-Jacques Rous- seau, publiées sous la direction de R. Gagnebin et M. Raymond, 5 vol., Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1986-1995, vol. III, p. 213 (ci-après : O.C. suivi du uploads/Litterature/ lecteur-du-politique-de-platon.pdf
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- Publié le Fev 15, 2022
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