Dans sa lettre à Henri Martineau, Apollinaire confie que « chacun de [ses] poèm

Dans sa lettre à Henri Martineau, Apollinaire confie que « chacun de [ses] poèmes est la commémoration d’un événement de [sa] vie et que le plus souvent, il s’agit de tristesse. » On retrouve cette dimension autobiographique et mélancolique dans Le Pont Mirabeau. En effet, la vie mouvementée de Guillaume Apollinaire est marquée par des aventures amoureuses troublées, notamment avec Annie Playden et Marie Laurencin, deux femmes qui lui inspirent de nombreux poèmes comme La Chanson du mal Aimé, les colchiques, ou marie. Il rassemble ces poèmes dans le recueil alcools, publié en 1913, qui comprend des créations aux thèmes variés, la modernité, l’amour, le rôle du poète, qui offrent le reflet mêlé de la vie et de la poésie d’Apollinaire, entre 1898 et 1912. Le pont mirabeau est une construction moderne qui reliait les domiciles du poète et de Marie Laurencin. Les deux amants devaient donc le fréquenter souvent. Le poème se situe après leur rupture en commémorant ainsi ce que fut leur relation, tout en en déplorant la fin. La première stophe constitue une évocation des amours passées. La deuxième réactualise la relation amoureuse. Les troisièmes et quatrièmes font se confondre perte de l’amour et fuite du temps. Chaque strophe séparée de la suivante par un refrain, répété quatre fois et qui chante la solitude, l’abandon du poète et sa mélancolie. En quoi ce poème lyrique constitue-t-il une volonté poétique de rappeler l’amour et d’échapper au temps ? La première affirmation est portée par le présent de vérité générale coule. Ainsi, cette observation est immuable, vraie à tout instant. On ne peut arrêter le cours de la Seine comme on ne peut arrêter le cours du temps. Dès le début du poème, la présence de l’eau est sensible avec la multiplication des consonnes liquides l,m,n,r, et des alittérations en [s]. Ces sons traduisent un déplacement doux et lent, inexorable, celui de l’eau. Le poète est immobile, spectateur du passage de l’eau qui s’écoule. Par analogie, il est également impuissant face au passage du temps. La continuité entre le premier et le deuxième vers est assurée par le zeugma sémantique « coule la seine et nos amours », qui associe l’élément liquide au thème amoureux. Le groupe nominal nos amours, est au pluriel, ce qui donne de l’ampleur au sentiment, qui se décline, se décuple peut-être : il évoque sa richesse et son intensité. Il est partagé, comme l’indique le déterminant possessif à la première personne du pluriel nos. Le verbe falloir, modalisateur de l’obligation, et la tournure syntaxique interrogative, avec l’inversion sujet-verbe, marquent la souffrance du poète, le caractère pénible du souvenir, sa réticence à se rappeler, tant cela ravive la douleur. En effet, le temps de la relation est révolu, comme en témoigne l’usage de l’imparfait de l’indicatif, la joie venait toujours après la peine. Ce temps peut aussi avoir une valeur itérative, une valeur d’habitude dans le passé, le poète revit avec nostalgie le fonctionnement systématique d’une réalité passée et perdue. Le vers est fondé sur une antithèse qui oppose deux versants de l’amour, le bonheur et le mal d’aimer, ce qui rappelle une longue tradition poétique, on pense au poème de Louise Labé Je vis je meurs. Si la joie commence le poème et est chronologiquement dominante puisqu’elle est la résolution finale de chaque cycle joie/peine, c’est bien sur la peine que se termine le vers. Le terme est placé à la rime ce qui le met en valeur et fait qu’il persiste dans l’esprit du lecteur. Le poète insiste donc sur la douleur de son amour. Le distique qui suit correspond à un refrain, qui reviendra trois fois ensuite. Il débute par une sorte d’invocation, reconnaissable au subjonctif « vienne » et « sonne », que l’on pourrait interpréter comme un appel à imaginer toutes les situations temporelles possibles : que vienne la nuit, ou que sonne l’heure, en tout instant, en tout lieu, le temps s’échappe pour le poète. L’idée d’un temps qui bouge est rendue physique, concrète, par la personnification : les jours s’en vont, je demeure. Le temps est en mouvement, on peut l’observer qui s’en va sous nos yeux sans pouvoir le retenir. La rupture entre le cours du temps et le poète est soulignée par l’antithèse les jours s’en vont je demeure qui insiste sur l’immobilité, l’impassibilité d’Apollinaire, qui subit la fuite du temps. Les jours le dépassent, et lui reste impuissant. Alors que le monde entier est emporté, le poète est exclu et perd tout ce qui lui a appartenu dans le flot du temps. La strophe suivante renoue avec le temps des amours, sous forme de contact physique d’abord « les mains dans les mains », avec une préposition qui souligne le sentiment d’appartenance réciproque. L’union passe aussi par le regard : face à face, la synecdoque montre la complicité, l’échange de regards. La double antanaclase, répétition des termes mains et face, crée un jeu de symétrie entre les êtres, comme en miroir. Dans une révolte face à son impuissance Le poète appelle à la permanence, avec l’impératif « restons ». Il souhaite figer la fusion des êtres, et enjoint à conjurer l’instabilité du monde, son caractère changeant, qui emporte tout, l’amour comme l’eau du fleuve. Apollinaire réalise une analogie significative, en associant par métaphore, les bras des amants à un pont. Les deux êtres sont ainsi reliés comme deux rives, mais ils demeurent distincts l’un de l’autre. Entre eux coule une substance changeante, protéiforme. Mais les amants se lassent, à cause du temps. Par hypallage, l’auteur impute une grande lassitude à l’eau qui coule entre les amants. En réalité ce sont les amants eux-mêmes qui sont las de se contempler, « éternellement ». On assiste donc à un épuisement de la relation harmonieuse au cours de la strophe qui progresse vers un nouveau refrain. Celui-ci sonne comme une résignation face à la fuite du temps. Comme les jours, l’amour s’en va, dans une nouvelle personnification. L’amour est animé d’une volonté propre c’est une entité à part qui vit par elle-même. Le jeu de l’association avec l’eau est encore souligné par une comparaison « comme cette eau courante ». L’amour prend source, passe par les êtres, les traverse seulement, et continue son chemin. Il est vain de vouloir le retenir comme il est inutile de vouloir saisir l’eau du fleuve entre ses mains. Le poète oppose au mouvement vif et brusque de l’amour, une lenteur, un quasi immobilisme de sa propre vie, un étalement du temps qui parait alors interminable. Dans une plainte lyrique, accentuée par l’adverbe intensif comme, est exprimée la douleur de l’ennui. Le temps de la solitude est long. La paronomase vie est lente violente, rapproche l’isolement du poète d’une souffrance terrible et la diérèse vi-o-lente fait que l’on s’appesantit encore plus sur ce mot, ce qui le rallonge davantage. L’espérance, normalement connotée positivement, est un état d’attente, tourné vers l’avenir, qui ici devient un état plutôt difficile à soutenir, pénible. Il est malaisé pour le poète de soutenir toujours l’optimisme, la foi en l’avenir lorsque la vie l’accable du malheur d’une rupture amoureuse. Le temps obsède Apollinaire qui élargit peu à peu l’échelle temporelle : les jours deviennent des semaines dans une gradation ascendante, soutenue par un parallélisme de construction. L’idée de la durée est approfondie, poursuivie, et l’on pourrait prolonger l’énumération à l’envi, jours, semaines, mois, ans, etc pour toujours allonger la souffrance du poète. Le constat de la perte est appuyé dans les vers suivants avec la reprise anaphorique de l’adverbe de négation « ni ». Le temps passé évoque la période de la passion avec Marie Laurencin, les amours font le lien entre la temporalité et le sentiment amoureux : il n’y a aucun retour possible aux temps heureux, ce qui est martelé par la négation. Le constat est définitif et pessimiste : il n’y a qu’une permanence dans le monde : ce qui est passé est révolu, définitivement perdu. Le dernier vers clot le poème en lui donnant un caractère cyclique. On constate que la seule chose qui ne change pas avec le temps c’est bien l’instabilité du monde, sa mobilité constante. Si l’eau de la seine continuera de couler à jamais, elle est sans cesse renouvelée, ce n’est plus la même eau qui passe. Apollinaire réactualise le thème de la perte amoureuse, cher à la poésie lyrique, dont le patron est justement Orphée (qui a perdu eurydice). Cette chanson fait renaître la passion vécue avec Marie Laurencin tout en actant le deuil de la relation, sa rupture définitive. La plainte est teintée de réflexion philosophique et associée au temps qui passe, à la relation complexe entre changement et immuabilité qui coexistent dans le monde. L’évocation des ruptures amoureuses, qui hantent le poète, est très présente dans l’ensemble du recueil. Ainsi, la Chanson du Mal aimé, l’emigrant de landor road, sont des poèmes dans lesquels il déplore la perte tout aussi douloureuse d’Annie Playden. uploads/Litterature/ lecture-lineaire-le-pont-mirabeau-apollinaire.pdf

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