Philippe Lejeune La punition des enfants. Lecture d'un aveu de Rousseau In: Lit

Philippe Lejeune La punition des enfants. Lecture d'un aveu de Rousseau In: Littérature, N°10, 1973. Fonctionnements textuels. pp. 31-56. Citer ce document / Cite this document : Lejeune Philippe. La punition des enfants. Lecture d'un aveu de Rousseau. In: Littérature, N°10, 1973. Fonctionnements textuels. pp. 31-56. doi : 10.3406/litt.1973.1067 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_1973_num_10_2_1067 Philippe Lejeune. LA PUNITION DES ENFANTS lecture d'un aveu de Rousseau. Le refus de lire En racontant l'épisode de la fessée donnée par Mlle Lambercier * Rousseau fait « le premier pas et le plus pénible dans le labyrinthe obscur et fangeux de (ses) confessions ». C'est le pas le plus célèbre : mais peut- être aussi le pas le plus méconnu, le texte le moins lu. L'incongruité bloque toute réflexion. Le lecteur se sent tenu de réagir rapidement, il n'a pas le temps de lire. Aussi ce qui domine est-il la réaction d'humeur, qui masque le refus de lire. Les réactions des premiers lecteurs de 1782 marquent toutes une totale incompréhension, aussi bien chez les partisans de Rousseau que chez ses adversaires. Ces derniers s'étonnent qu'il ait prétendu intéresser le public par tant de « niaiseries puériles », tant de détails sans intérêt, qui « impatientent » le lecteur 2; certains isolent au milieu de ces bagat elles insignifiantes la fessée, pour en signaler le scandale en ironisant. Ainsi le critique de L'Année littéraire, qui trouve tous les détails du premier livre très ordinaires, mais... : mais ce qui n'est pas commun assurément, ce qu'on peut remarquer comme rare, extraordinaire, unique, c'est l'explication curieuse et détaillée des sensations qu'il éprouva lorsque le châtiment des enfants lui fut infligé par la main de Mademoiselle Lambercier, sœur de son maître de pension; si le trop sincère Jean-Jacques n'avait aucun respect pour la pudeur, s'il ne crai gnait point de blesser la délicatesse de ses lecteurs, par des idées aussi étranges, il devait du moins redouter la honte et le mépris que le monde attache à des goûts bizarres qui annoncent une organisation vicieuse; cet aveu d'une faiblesse involontaire, mais extravagante, fait au public sans nécessité, sans aucun fruit, doit étonner les uns, faire rougir les autres, fournir au plus grand nombre une source intarissable de mauvaises plaisant eries, et imprimer à la mémoire de Rousseau un ridicule ineffaçable *. 1. Pour l'étude des textes des Confessions, les références des citations renvoient au tome I des Œuvres de Rousseau dans l'édition de la Pléiade, 1959. 2. Cf. pour cette réaction La Harpe, Correspondance littéraire, 1801, t. III, p. 373 (lettre CLXVIII); le Journal des gens du monde, 1782, t. I, p. 107. 3. L'Année littéraire, 1782, t. IV, p. 155-156; sur cette réaction de dégoût, voir aussi la lettre de Mme de Boufflers à Gustave III, du 1er mai 1782; sur l'attention privi légiée accordée à la fessée, voir la manière dont Bachaumont la transforme en une « anecdote curieuse » dans ses Mémoires secrets (t. XX, p. 272). 31 Du moins ce critique a-t-il été sensible à la longueur et à la bizarrerie de cet aveu, plus perspicace en cela que les partisans de Rousseau : ainsi le critique du Journal de Monsieur, classe la fessée parmi les puérilités inintéressantes et soupçonne Mlle Lambercier d'avoir « adouci la rigueur » du châtiment; Ginguené, lui, ne retient de tout l'épisode que le conseil pédagogique 4. Le xixe siècle a jeté un voile pudique sur cet épisode. Ce sont les sexo logues qui ont levé ce voile : Kraft-Ebing le premier qui, en analysant la perversion qu'il baptisa d'après Sacher Masoch du nom de « masochisme », la fit également parrainer par Rousseau 5. Mais sa lecture du texte de Rous seau reste superficielle (il reproche à Rousseau de n'avoir pas saisi la dimens ion symbolique du masochisme...), et ses propres explications de l'origine du masochisme par l'hérédité sont contestables. A partir de Kraft-Ebing, la fessée de Mlle Lambercier devient un cliché, une idée reçue. Elle apparaît dans presque toutes les études sexologiques ou psychanalytiques traitant du masochisme, soit sous la forme d'une référence rapide et schématique 6, soit au contraire sous la forme d'une citation démesurée du texte de Rouss eau, qui dispense l'auteur de tout commentaire développé 7. Dans les deux cas, le résultat est le même : le texte n'est pas lu, et l'affaire est classée. Quant aux réactions des critiques modernes, elles éludent en général la lecture du texte. Ou bien on fait des pirouettes, comme Cocteau : Le postérieur de Jean- Jacques est-il le soleil de Freud qui se lève? J'y di stingue plutôt le clair de lune romantique. Se croire malade parce qu'on garde le souvenir d'une fessée charmante est encore une preuve de candeur 8. Ou bien, comme Guéhenno, après avoir résumé le texte de manière cari caturale, on affiche une incrédulité totale; on écoute les aveux de Jean- Jacques avec une indulgence larmoyante; ce sont des élucubrations invra isemblables destinées à cacher la pauvreté de sa vie sexuelle : 4. Journal de Monsieur, 1782, t. II, p. 368; Ginguené, Lettres sur les « Confessions » de Rousseau, 1791, p. 21. 5. Kraft-Ebing, Psychopathia sexualis (1869), Paris, G. Carré, 1895; le cas Rous seau est analysé p. 156-159; p. 195, Kraft-Ebing reproche à Rousseau une interpréta tion associationniste de son cas qui est en réalité celle de A. Binet (cf. n. 7); quant àl'ori- gine du masochisme, on sait que Kraft-Ebing l'attribue à l'hérédité, — ce serait « un signe de dégénérescence fonctionnelle » (p. 191). 6. Ainsi chez Charles Féré, médecin de Bicêtre, dans L'Instinct sexuel, Alcan, 1899, p. 138 (manuel de sexologie répressive très représentatif de la première orientation des études sexologiques); chez Freud également, le cas Rousseau est évoqué sommaire ment sous forme de cliché dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité (Gallimard, coll. Idées, 1962, p. 90). De Freud, sur le problème du masochisme, voir « On bat un enfant » (1919; traduit dans la Revue française de Psychanalyse en 1933) et « Le pro blème économique du masochisme » (1924; traduit dans la Revue française de Psycha nalyse en 1928). Rousseau n'est évoqué dans aucune de ces deux études, la première portant d'ailleurs sur les fantasmes de fustigation. 7. La technique de la longue citation dispensant de toute analyse sérieuse du texte a été employée par exemple par : A. Binet, « Le fétichisme dans l'amour », in Revue philosophique, 1887, t. XXIV, p. 252-256; René Laforgue, Psychopathologie de l'échec, Cahiers du Sud, Marseille, 1941, p. 158 sqq.; S. Nacht, Le Masochisme, Payot, 1965, p. 37-39. Paul Jury, dans « La fessée de Jean-Jacques Rousseau », Psyché, II, février 1947, p. 159-182, consacre une analyse plus longue au passage, en développant le diagnostic de Laforgue. Mais il ne lit pas le texte, il étudie un « cas ». Il semble d'ail leurs avoir lu distraitement le livre I des Confessions (erreurs de fait). 8. Tableau de la Littérature française, préface d'André Gide, Gallimard, 1939, p. 294. Plus loin, p. 316, Cocteau dira d'ailleurs le contraire, affirmant que « la fessée de Mlle Lambercier correspond chez lui à quelque chose de profond »... 32 Pauvre vieil homme! Quelle manie de s'accuser, mais aussi quelle habileté à le faire. Ce n'est qu'un vieil homme qui parle, aux médiocres amours, et qui regrette et qui explique, comme il peut, leur médiocrité et sa timidité à entreprendre *. Guéhenno se bouche les oreilles pour ne pas entendre ce que dit Rousseau : ce n'est même pas un « contre-sens », c'est un refus délibéré d'écouter. On pourrait croire la critique universitaire moderne moins pudibonde et en tout cas plus attentive à la lettre du texte. Il n'en est rien. Les deux « sommes » rousseauistes de P. Burgelin et de J. Starobinski sont très dis crètes sur cet épisode. Pierre Burgelin expédie ainsi ce passage : Pour être complet, il faudrait ajouter l'élément de mystère que la correction de Mlle Lambercier lui a révélé. Simple accident personnel, pense-t-il d'ail leurs, d'où il ne tire qu'une leçon de prudence à placer dans une Morale sensitive 10. Quant à Jean Starobinski, il a choisi de construire toute sa fondamentale analyse du « projet » de Rousseau à partir de l'épisode du peigne cassé, sans tenir compte du fait que cet épisode était explicitement lié par Rous seau à celui de la fessée u. Ce qui est frappant dans la plupart des lectures de l'épisode, c'est que leurs auteurs croient pouvoir résumer un texte de cinq pages en cinq lignes: et ils ne commencent à raisonner qu'à partir de ces cinq lignes, où ilne reste en général presque rien de Rousseau. Nous prendrons le parti inverse d'essayer de lire mot à mot la première de ces pages, quitte à écrire vingt pages, pour essayer de comprendre ce qui essaye de se dire à travers cet aveu. Avouer à qui? Un lecteur moderne est frappé par la longueur du texte de Rousseau, mais surtout par sa complexité : extraordinaire architecture de tons (dés ignant une conduite uploads/Litterature/ lejeune-fessee-aveu-rousseau-pdf 1 .pdf

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